Nous sommes un vendredi matin d’août. Près d’un atelier de carrosserie et de peinture (“toutes marques”, précise l’enseigne) situé dans une zone industrielle de l’Avenida de Europa, dans la périphérie de la ville d’Elvas (Portugal), c’est l’heure de la pause café-cigarette des employés.
Ils travaillent en tant que téléopérateurs pour Marktel et Covisian, deux entreprises de services téléphoniques opérant en Espagne.
Depuis ce coin reculé du Portugal, situé à seulement onze kilomètres de Badajoz, une petite ville proche de la frontière espagnole, des milliers d’appels en provenance d’Espagne sont traités chaque jour. De nombreux utilisateurs ignorent que lorsqu’ils appellent les entreprises avec lesquelles ils ont un contrat depuis l’Espagne, ils contactent en réalité une troisième entreprise et que leur interlocuteur se trouve au Portugal.
Dans un café proche des bureaux, deux femmes en tablier servent indifféremment les téléopérateurs en pause, passant de l’espagnol au portugais : “Com cartão, por favor”, “solo con tarjeta”, répètent-elles. À l’entrée, nous rencontrons trois jeunes d’origine espagnole, portugaise et cubaine, qui confient travailler ici “depuis un peu moins de deux ans”. “C’est le premier travail que j’ai trouvé lorsque j’ai quitté Cuba”, confie un jeune homme. Certains vivent à Badajoz et travaillent au Portugal. “Sur le fuseau horaire espagnol, qui est en avance d’une heure”, précise une jeune femme originaire d’Espagne. Et la rémunération ? “Le salaire est portugais”, sourit-elle. “Donc nettement moins élevé”.
“Le Portugal est devenu un véritable paradis pour les centres d’appels”, déclare Jesús Díaz, un jeune homme de 30 ans originaire d’Estrémadure qui travaille à Lisbonne en tant que téléopérateur depuis huit ans. Pour lui, les entreprises s’implantent ici “en raison du faible niveau des salaires et de la précarité des conditions de travail”.
Après une augmentation au 1ᵉʳ janvier 2024, le salaire minimum au Portugal s’élève à 820 euros par mois. En Espagne, il est de 1050 euros, soit un écart de plus de 200 euros par mois creusé par les quelques kilomètres qui séparent l’Estrémadure d’Elvas. “Contrairement à l’Espagne, le métier de téléopérateur n’existe pas au Portugal, et aucune convention collective n’est mise en place pour l’encadrer”, poursuit-il.

C’est grâce au “bouche-à-oreille” au sein d’Almendralejo, sa ville natale, que Jesús Díaz a trouvé son premier emploi en tant que téléopérateur. “C’était plus simple pour moi de me rendre à Lisbonne plutôt qu’à Madrid”. Il explique que certains de ses amis ont commencé à répondre à des offres d’emploi au Portugal par le biais du site Infojobs. “Le seul prérequis, c’était de savoir parler espagnol. Ensuite, ils nous faisaient passer des entretiens, soit à Badajoz, soit en ligne, et voilà”. En huit ans, le jeune homme a participé à plusieurs missions : pour le service client de Netflix, pour Vodafone Espagne … “C’est très varié. On peut travailler pour Microsoft, pour Orange …”, précise-t-il.
Les géants du secteur lucratif des centres d’appels, tels que la multinationale française Teleperformance, le groupe espagnol Konecta, l’entreprise espagnole Marktel et l’entreprise française Sitel, recrutent des travailleurs étrangers au Portugal pour passer des appels vers leurs pays dans leur langue maternelle. “Il y a des milliers de travailleurs espagnols à Lisbonne en ce moment”, souligne Jesús Díaz.
Jesús Díaz travaille pour Teleperformance, qui, rien qu’à Lisbonne, compte onze centres et s’impose comme le troisième employeur privé du Portugal, avec un effectif de 14 500 personnes. “Il y a des départements propres à chaque pays et tous les employés sont rassemblés ici”, poursuit-il. La section “Travailler avec nous” du site web de Teleperformance au Portugal propose actuellement des offres d’emploi pour les Ukrainiens, les Grecs, les Turcs et les Italiens, entre autres. Une interrogation le taraude : “Comment les caisses de retraite espagnoles vont-elles survivre si nous cotisons dans un pays étranger et travaillons pour des entreprises espagnoles ?”.
Vivre en Espagne tout en travaillant au Portugal
Chaque matin, José Luis Durán, 40 ans, fait le trajet entre Badajoz, où il vit, et Elvas, où il travaille et touche le salaire minimum portugais. “Je vis temporairement chez ma mère car je n’ai pas de quoi me payer un appartement”, précise-t-il. Pour réduire ses frais d’essence, il a pris l’habitude de covoiturer avec une collègue. Technicien de métier, il dispose également d’une formation en marketing. Faute de trouver un emploi dans sa branche d’activité après une bourse d’études à Bruxelles, il travaille en tant que téléopérateur depuis quatre mois. “On finit par faire avec ce qu’on trouve”.

Il s’agit de sa quatrième expérience dans un centre d’appel : il a déjà eu l’opportunité de travailler pour Marktel, à Elvas, pour Vodafone et pour Teleperformance, à Lisbonne, et pour Netflix. Il souligne l’impact du stress sur sa vie privée. En effet, les téléopérateurs peuvent recevoir jusqu’à 60 appels par jour, des appels qui sont “parfois lourds”. Lorsqu’il rentre chez lui, il n’a plus envie de parler. “Je comprends que les gens soient agacés, ils attendent un technicien depuis près de deux mois. Je sais qu’il n’y a rien de personnel, mais à force de se faire insulter, de s’entendre dire qu’on ne sert à rien, ou pire encore, cela finit par nous affecter”.
À Badajoz, “les offres d’emploi se limitent aux bars, aux centres commerciaux ou à la fonction publique”, déplore-t-il. D’après les données de l’Institut national des statistiques, l’Estrémadure est la région d’Espagne qui connaît le plus fort déclin de population, avec un départ moyen de 14 personnes par jour en 2024. “Il n’y a rien, les gens s’en vont”, poursuit-il. “Cela fait trente ans que nous attendons le train à grande vitesse pour Madrid. Il faudra bien 30 ans de plus pour espérer voir la construction de l’autoroute entre Badajoz et Cáceres.”
Des “subterfuges” pour éviter d’augmenter les salaires
Si José Louis Durán se dit fier de son travail, il reconnaît toutefois que “ce n’est pas suffisant pour vivre”. Actuellement, il travaille pour Marktel, dans le cadre de la campagne d’assistance sanitaire et technique internationale d’une grande compagnie d’assurances. Il souligne l’importance de son travail, évoquant le jour où il a aidé un groupe d’Espagnols qui cherchaient un hôpital à Madagascar.
Depuis deux mois, il est également délégué syndical chez Marktel, et pour la première fois, il est affilié au syndicat portugais des travailleurs des centres d’appels (STCC), qui compte plusieurs Espagnols dénonçant leur situation : “Une fois, l’entreprise a demandé à ce que des employés posent des congés sur la base du volontariat, mais comme personne ne s’est proposé, quatre personnes ont été licenciées”, explique-t-il.
“Nous avons eu vent de nombreux cas de personnes souffrant d’anxiété et de maladies mentales”, reconnaît Jesús, lui aussi membre du syndicat. Il admet toutefois que les conditions se sont améliorées depuis son premier poste en tant que téléopérateur, en 2016, lorsqu’il était payé 560 euros. En 2018, une grève a eu lieu dans l’entreprise Konecta, à Lisbonne, et “la situation s’est un peu améliorée”. Les téléopérateurs de Teleperformance se sont mis en grève en février 2024 et les négociations sont en cours. “L’entreprise a eu recours à des subterfuges pour ne pas appliquer l’augmentation des salaires et la répercuter sur l’indemnisation du logement”, explique-t-il. Ainsi, au lieu de toucher le salaire minimum, les travailleurs gagnent 760 euros.
Au faible niveau des salaires s’ajoute le coût de la vie, qui ne cesse d’augmenter au Portugal. La plupart des Espagnols travaillant à Elvas vivent en Estrémadure. Pour certaines villes comme Lisbonne, où les loyers s’élèvent en moyenne à plus de 1 700 euros, soit plus qu’à Madrid et Berlin, certaines entreprises peuvent accompagner leurs employés dans la recherche de logement.
Dans un classement dominé par Londres, Copenhague, Vienne et Paris, Lisbonne se trouve à la 38ᵉ place du classement des villes les plus chères d’Europe pour les expatriés, d’après une étude menée par la société de conseil Mercer.
José Luis Díaz raconte que lorsqu’il travaillait pour Konecta, l’entreprise l’avait aidé dans sa recherche de logement. “En réalité, ils nous trouvaient des logements de piètre qualité et ne couvraient pas les frais”. Aujourd’hui, chez Teleperformance, les conditions se sont améliorées : l’entreprise prend en charge l’aspect administratif et une partie du salaire sert à payer le loyer. “On peut se retrouver dans un appartement tout à fait correct, comme c’est mon cas, avec quatre personnes, mais certains vivent à dix ou douze dans des appartements immenses, avec une seule cuisine”.
“Pour moi seul, c’est suffisant, mais j’ai 30 ans, et je ne peux pas envisager d’emménager avec une compagne et d’avoir des enfants avec un revenu disponible de 700 euros”.
Il mentionne la situation de certaines familles espagnoles, “où les deux parents viennent travailler au Portugal en tant que téléopérateurs et vivent dans ces conditions”.
Interrogé sur le faible niveau des salaires, Pedro Gomes, PDG de Teleperformance, a déclaré lors d’un entretien accordé au média portugais Sapo que les salaires de son entreprise étaient “plus élevés que la moyenne du pays”, avec un salaire moyen de 1 600 euros. “J’ai hâte de voir comment des salaires plus élevés pourront faire exploser cette moyenne”, plaisante José Luis Díaz.
De l’Amérique latine au Maroc en passant par le Portugal
“Le cœur de notre métier, c’est de répondre au téléphone. Il s’agit d’un service très simple à délocaliser”, explique José Luis Diaz. “Avant, les appels provenaient principalement d’Amérique latine, alors qu’aujourd’hui, il s’agit surtout du Portugal”. Aujourd’hui, la délocalisation se poursuit. Par exemple, “Netflix a fermé ses locaux au Portugal et en a ouvert de nouveaux à Casablanca, où les coûts sont nettement moins élevés”, ajoute-t-il.
Outre le Portugal, la Bulgarie, l’Irlande, l’Estonie et Chypre s’imposent également comme des géants européens du service client.
La Bulgarie, avec un salaire minimum de 460 euros bruts, offre le marché du travail le moins cher d’Europe. “Derrière le storytelling de la ‘Silicon Valley of Southeastern Europe’ se cache une réalité bien plus complexe”, écrivait Hugo Dos Santos dans les colonnes de Voxeurop. Pour le journaliste, le secteur bulgare est composé d'un grand nombre d'entreprises étrangères qui externalisent leurs services dans les pays d’Europe de l’Est – au moins 802 entreprises en 2023, selon l'association AIBEST.
👉 L'article original sur El Confidencial
Ce reportage a été produit dans le cadre du projet Pulse.
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