Le fantôme de la démondialisation hante l’économie mondiale, tandis que le protectionnisme, les barrières commerciales et les discours anti-immigration gagnent du terrain, écrit l’économiste Moisés Naím pour El País, en réaction à l’atmosphère qui a régné lors du sommet des ministres des Finances et des gouverneurs des banques centrales qui s’est tenu à Washington à la fin du mois d’octobre 2024.
“On dit depuis longtemps que les partenaires commerciaux finissent par devenir des amis. Aujourd’hui, l’inverse est bien plus probable”, écrit Aloysius Widmann dans le quotidien viennois Die Presse. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, une nouvelle géographie commerciale se dessine : les flux commerciaux au sein des grands blocs politiques augmentent tandis que le commerce entre ceux-ci diminue. Les entreprises occidentales préfèrent désormais les produits plus coûteux de leurs alliés à ceux de pays situés dans l’orbite de Pékin ou Moscou, pourtant moins chers. Ce grand remaniement des chaînes d’approvisionnement, appelé “friendshoring”, pourrait bien être une bénédiction pour les économies européennes, malgré les défis à relever.
D’après Luís Alberto Peralta, rédacteur en chef du quotidien économique Cinco Días, l’Espagne a tout à gagner de cette vague de démondialisation, une tendance alimentée par un ensemble de facteurs, notamment les tensions géopolitiques, la pandémie de Covid-19, la montée du protectionnisme, le sentiment nationaliste et les avancées technologiques. Le pays récolte déjà les fruits des efforts de relocalisation de l’industrie du textile et de l’habillement, grâce à la volonté de réduire la distance entre les sites de production et de consommation et à la demande croissante de flexibilité dans le secteur. Inditex, la société mère de l’enseigne de mode Zara, produit désormais la moitié de ses marchandises en Espagne et dans trois autres pays voisins.
Broadcom, le géant des semi-conducteurs, a également annoncé en 2023 son intention d’investir 920 millions d’euros dans une nouvelle usine basée en Espagne, s’alignant ainsi sur la stratégie européenne plus large consistant à atteindre l’autonomie dans ce secteur d’une importance capitale.
Signe révélateur de cette évolution de la dynamique mondiale, le Portugal, qui n’est pas une puissance industrielle au sens traditionnel du terme, s’est imposé comme la destination la plus attrayante au monde pour les nouveaux investissements dans le secteur manufacturier, selon l’indice Nearshoring 2024 de l’agence Savills. D’après The Portugal News, le caractère attrayant de la nation ibérique ne réside pas dans son héritage industriel, mais bien dans ses atouts modernes : indépendance énergétique basée sur les énergies renouvelables, stabilité politique, main-d’œuvre qualifiée, solides performances environnementales et position stratégique entre l’Europe et l’Amérique.
L’Italie voit également des opportunités se dessiner dans cet environnement commercial mondial en pleine mutation. Sa position stratégique sur la Méditerranée est double, écrit Carlotta Scozzari dans La Repubblica. En effet, l’Italie dessert à la fois les routes traditionnelles de conteneurs Asie-Europe, sur lesquelles la Chine continue d’exercer une forte influence, comme en témoigne la mainmise de Pékin sur des ports tels que Savone, et les nouvelles chaînes d’approvisionnement plus courtes. La Première ministre Giorgia Meloni (FdI, extrême droite) entend tirer parti de cette situation géographique privilégiée dans le cadre de sa stratégie méditerranéenne, en misant notamment sur le poids économique croissant de l’Afrique. La question reste de savoir si l’Italie pourra faire de cet emplacement privilégié un avantage commercial sur le long terme.
“Nous sommes la Chine de l’Europe. Est-ce que nous deviendrons aussi Taïwan ?”, s’interroge Zbigniew Bartuś sur Forsal.pl. Cette question illustre bien la métamorphose industrielle de la Pologne. Autrefois considéré comme l’atelier de l’Europe pour son importante capacité de fabrication, le pays nourrit aujourd’hui des ambitions plus grandes : devenir la plaque tournante du continent en matière de semi-conducteurs. Alors que les entreprises mondiales repensent leurs chaînes d’approvisionnement dans un contexte de tensions géopolitiques, la Pologne se retrouve à la croisée de deux tendances : la “glocalisation”, l’adaptation des produits mondiaux aux marchés locaux, et le “nearshoring”, la délocalisation de la production vers des sites plus proches des marchés nationaux.
La hausse spectaculaire de l’intérêt pour la relocalisation en Europe – 67 % des investisseurs potentiels envisagent aujourd’hui de franchir le pas, contre 27 % en 2020 – a fait de la Pologne la deuxième destination préférée des entreprises après leur marché national. L’usine de semi-conducteurs d’Intel, près de Wrocław, d’une valeur de 4,6 milliards de dollars, témoigne de ce passage de la fabrication de base à la production de haute technologie. Toutefois, la transformation de la Pologne rencontre des obstacles : les pressions salariales, les lourdeurs administratives et la lenteur de la transition écologique freinent ses ambitions. Mais ce qui est peut-être le plus significatif, c’est que 60 % des entreprises locales accusent un retard en matière d’ESG (ou critères environnementaux, sociaux et de gouvernance) sur un marché pourtant de plus en plus soucieux du développement durable.
“La phase de la mondialisation qui était principalement axée sur la Chine touche à sa fin”, écrit Alexander Börsch dans Frankfurter Allgemeine Zeitung. Il soutient que cette évolution – qui s’accompagne de néologismes comme “démondialisation”, “friendshoring”, “découplage” ou “derisking” qui, jusqu’à peu, n’avaient pas de réelle signification – offre une opportunité de taille grâce à la diversification des chaînes d’approvisionnement, ce qui pourrait marquer le début d’une nouvelle phase plus complexe de la mondialisation, qui intègre de nouveaux marchés et de nouveaux pays. La démondialisation, loin de pousser les entreprises à se replier sur elles-mêmes, leur offre au contraire l’occasion de suivre une autre voie. Pour des puissances exportatrices telles que l’Allemagne, reculer n’est même pas une option. Les entreprises allemandes misent au contraire sur de nouveaux marchés et de nouvelles régions, ce qui pourrait laisser présager d’une nouvelle ère, celle d’un commerce mondial plus diversifié.
Dans le même quotidien, Karl Haeusgen et Jeff Rathke essayent de tempérer l’enthousiasme autour du “friendshoring”, c’est-à-dire la réorientation des chaînes d’approvisionnement vers des alliés politiques et économiques. Les démocraties ne représentant que deux tiers du PIB mondial, une politique commerciale aussi discriminatoire ne peut que conduire à l’appauvrissement. Les auteurs préconisent une approche plus nuancée : restreindre le commerce uniquement dans les secteurs les plus sensibles et seulement avec les véritables Etats voyous, tout en maintenant l’ouverture des marchés ailleurs. L’objectif, selon eux, devrait être de renforcer la sécurité économique par le biais de partenariats stratégiques, et non de rejeter catégoriquement les partenariats commerciaux non démocratiques.
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