“L’Espagne montre à l'Europe comment suivre l'économie américaine” – une telle déclaration a de quoi surprendre les lecteurs qui se souviennent parfaitement de la crise économique de 2008 et de celle de l’endettement, lorsque le défaut de paiement du pays semblait une réelle possibilité. Ce sont pourtant les mots choisis par l'hebdomadaire libéral The Economist, qui observe que l'Espagne dépasse les Etats-Unis en termes de croissance économique et de création d'emplois, avec une croissance du PIB de 3 %, soit presque quatre fois supérieure à la moyenne de la zone euro ( 0,8 %). Cette réussite espagnole contraste fortement avec le retard de croissance persistant de l'Europe par rapport aux Etats-Unis – un écart si important que, comme nous l'avons noté dans notre revue de presse de décembre 2023, d'ici 2035, la différence de prospérité entre l'Européen et l'Américain moyens devrait être équivalente au fossé qui sépare aujourd'hui les Européens et les Indiens.
Le succès de l'Espagne, explique l'hebdomadaire, repose sur les réformes du système financier et du marché du travail mises en œuvre par les gouvernements précédents pendant la récession, qui, combinées aux fonds de l'UE, à une forte immigration, à la reprise du tourisme et à l'augmentation des exportations de services, portent aujourd'hui leurs fruits.
Encore plus frappant peut-être : ce n'est pas seulement l'Espagne qui obtient de bons résultats, mais aussi tous les autres pays du sud de l'Europe. Ces pays, autrefois les plus durement touchés par la crise financière et économique de 2009-2014 qui a menacé la stabilité de la zone euro, ont reçu l'étiquette peu flatteuse de "PIGS” (les “cochons”, en anglais), acronyme désignant le Portugal, l'Italie, la Grèce et l'Espagne. À l'époque, certains avaient même avancé des théories attribuant leurs moindres performances économiques au climat chaud et à l'ensoleillement abondant de la région, censés favoriser l'oisiveté.
Ces théories peuvent bien sûr être rejetées comme déterministes ou carrément racistes ; l’argument de l’ensoleillement en lui-même a mal vieilli. Comme l'écrit Ignacio Fariza dans son article “La revanche des PIGS” pour El País, les conditions climatiques de ces nations sont aujourd'hui à l'origine de leur avantage en matière d'énergies renouvelables. Selon Fariza, leur moindre dépendance à l'égard des sources d'énergie russes, associée à une part plus importante du secteur des services, s'est révélée être un avantage significatif par rapport à l'Europe du Nord après l'invasion russe de l'Ukraine.
Selon lui, l’Espagne, longtemps à la traîne des révolutions industrielles, se trouve aujourd'hui face à une "opportunité en or" – les coûts de l'électricité industrielle sont inférieurs de 40 % aux moyennes européennes – ce qui lui offre une chance non seulement d'enrayer la désindustrialisation, mais aussi d'attirer de nouveaux investissements. Le journaliste souligne que l'investissement de 16 milliards d'euros d'Amazon dans un centre de données en Aragon, qui tire parti d'une énergie renouvelable bon marché, de terrains disponibles et d'une main-d'œuvre qualifiée, n'est peut-être qu'un début, et que d'autres industries à forte consommation d'énergie suivront probablement.
L'enthousiasme pour la prospérité à venir et les lendemains qui chantent est tempéré par l'analyse de Juan Ramón Rallo dans El Confidencial, qui prétend déceler un décalage flagrant entre la palme attribuée à l'Espagne en tant qu'économie la plus performante de l'OCDE et la perception qu'en ont les Espagnols eux-mêmes. Alors que les chiffres officiels font état d'une croissance robuste, Rallo affirme que l'expérience des ménages espagnols ordinaires raconte une histoire différente. L'origine du paradoxe réside, selon son analyse, dans l'immigration : sur les 1,74 million d'emplois créés depuis 2019, les travailleurs étrangers en occupent 1,35 million.
Ainsi, dit-il, l'expansion de l'Espagne provient principalement de l'importation de main-d'œuvre plutôt que de gains de productivité ou de l'augmentation du niveau de vie des résidents actuels, ce qui explique pourquoi de nombreux Espagnols se sentent exclus de la croissance exceptionnelle célébrée par le gouvernement socialiste du Premier ministre Pedro Sánchez.
Dans le même ordre d'idées, Gloria Mena, du journal La Sexta, observe que le porte-monnaie des Espagnols reste obstinément mince malgré le festin macroéconomique. Alors que les médias mettent en avant la vigueur de la croissance, la concentration des richesses présente un tableau bien différent : un dixième de la population possède plus de la moitié des richesses de la nation. Le salaire le plus répandu – à peine 14 586 euros – en dit long sur le sort de l'Espagnol moyen.
Le niveau de vie et l'immigration sont des thèmes importants, y compris dans le pays voisin, le Portugal. La croissance économique du voisin occidental semble s'être traduite plus efficacement par une hausse du niveau de vie de ses habitants. Paulo Lopes souligne dans The Portugal News que l'OCDE classe le Portugal parmi ses cinq premiers membres pour la croissance du revenu disponible des ménages depuis les niveaux d'avant la pandémie. Les fortes augmentations de salaires et la consommation intérieure soutenue sont à l'origine de ce succès, l'économie devant croître de 2 % en 2025, ce qui est nettement supérieur aux prévisions de la zone euro.
Dans Renascença, André Rodrigues indique que le Portugal a besoin de 50 000 à 100 000 immigrants par an pour maintenir sa croissance. Une étude de l'université de Porto suggère qu'un chiffre encore plus élevé de 138 000 nouveaux arrivants par an serait nécessaire pour atteindre les rangs des pays les plus riches de l'UE d'ici 2033. Les arguments économiques sont clairs : les personnes migrantes ont contribué à hauteur de plus de deux milliards d'euros à la sécurité sociale au cours des huit premiers mois de cette année, alors qu'ils n'ont perçu que 380 millions d'euros de prestations.
En Italie, le soulagement induit par la perspective de ne plus être l'enfant à problèmes économiques de l'Europe est palpable. Comme l'écrit Gianluca Zapponini dans Formiche avec une satisfaction non dissimulée, les responsables de la discipline budgétaire de l'Europe se trouvent dans une position délicate. Dans la dernière évaluation du Semestre européen – l'évaluation annuelle des budgets des membres de l'UE – Bruxelles a félicité l'Italie, la Grèce et la France pour leurs plans budgétaires pour 2024, tout en critiquant les Etats du Nord, traditionnellement frugaux.
L'Allemagne, la Finlande et les Pays-Bas, qui sont depuis longtemps les champions des limites strictes de dépenses et des faibles déficits, ont été qualifiés de "pas totalement conformes" au pacte de stabilité et de croissance, souligne-t-il. L'évaluation du commissaire à l'Economie, Paolo Gentiloni, révèle ce que Zapponini considère comme un renversement brutal : les anciens garants de l'orthodoxie budgétaire peinent aujourd'hui à respecter leurs propres normes.
République tchèque : Huit ans pour s’aligner sur les salaires allemands ?
“J'ai besoin de huit ans et nous aurons des salaires de niveau allemand” Cette déclaration du Premier ministre tchèque Petr Fiala (ODS, droite), un universitaire conservateur devenu homme politique, a déclenché des moqueries sans fin. Alors que les économies du sud de l'Europe sont florissantes, la République tchèque sous sa coalition, qui a pris le pouvoir en 2021 après avoir battu le milliardaire populiste Andrej Babiš (ANO 2011, attrape-tout), n'a pas seulement échoué à réduire l'écart avec l'Allemagne – elle a été dépassée par la Pologne.
Comme l'observe Jan Moláček dans Denník N, la Pologne a été confrontée à des défis identiques : une guerre dans le pays voisin, des réfugiés ukrainiens et une flambée des coûts de l'énergie – les facteurs mêmes que Fiala cite pour expliquer les échecs économiques de son gouvernement. La Pologne parvient même à consacrer 4 % de son PIB à la défense, soit le double du niveau tchèque. L'ironie, conclut Moláček, est que la “courageuse vision positive” de Fiala présente une ressemblance gênante avec le même populisme qu'il dénonçait autrefois.
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