Data Urbanisme
Une rue du centre de Sofia, en 2022. | Photo: ©FB Sofia F. Barca

Sofia, une ville bientôt sans visage ?

La morphologie urbaine de la capitale bulgare a déjà été largement bouleversée depuis 1989, suite à un “boom des constructions” qui n’a respecté ni les règles sommaires d’urbanisme, ni le patrimoine architectural qui la caractérisait. Mais les opérations immobilières à venir pourraient bien défigurer la ville pour toujours, comme le montre une carte en 3D conçue par Boyan Yurukov, un activiste open data.

Publié le 18 janvier 2025
Sofia F. Barca Une rue du centre de Sofia, en 2022. | Photo: ©FB

En Bulgarie, les traces de l’exode sont encore visibles. Depuis 1989, le pays peine à freiner une émigration endémique. Les Bulgares ont laissé derrière eux de nombreux logements vides, parfois abandonnés du jour au lendemain, ce qui par endroits donne à la campagne un air de village fantôme. Le pays balkanique compte aujourd’hui 6,4 millions d’habitants seulement. Il est considéré comme le membre le plus pauvre de l’Union européenne, et le salaire minimum n’y est que de 550 euros. Mais la vitalité économique et démographique de sa capitale, Sofia, contraste radicalement avec le reste du pays.

Avec ses 1,5 millions d’habitants, la ville est responsable de près de 40 % du PIB national. Elle est même devenue une métropole régionale attractive, affichant plus de 15 % de croissance par an. La faible imposition et les salaires encore modestes attirent les investisseurs étrangers souhaitant y sous-traiter une partie de leur activité, ainsi qu’un écosystème très actif dans le secteur des technologies de l’information. Le dynamisme économique de la ville s’affiche sur ses grands boulevards, flanqués de locaux commerciaux flambant neufs installés dans des tours de verre, et que les Bulgares désignent comme business center.

Pourtant, il est fort à parier que la majeure partie des 528 000 touristes étrangers qui ont visité la ville en 2023 est restée dans le centre-ville monumental, où se concentrent la plupart des attractions que listent les guides de voyage ou les vlogs à la mode. Les parcours touristiques n’ont d’ailleurs guère évolué depuis la grande époque de Balkantourist, la célèbre agence étatique de l’époque communiste. Installée des deux côtés de l’imposant boulevard du Tsar libérateur, cette partie de la ville est probablement la seule à être restée inchangée depuis la fin du régime socialiste.

Car à quelques pas de là, des voyageurs curieux auraient pu découvrir le charme des quartiers résidentiels d’inspiration viennoise, travaillés par une réhabilitation brutale et un processus de gentrification de plus en plus visible. Mais les nombreux chantiers en cours dans cette zone ne permettent pas d’imaginer les changements en cours dans le reste de la ville. Ils sont beaucoup plus impressionnants dans des quartiers plus périphériques, où s’accumulent d’immenses aires résidentielles en construction, comme à Studenski Grad, Orlandovtsi, Manastirski Livadi, Ovcha Kupel ou sur les pentes du mont Vitosha. 

Au-delà de la bétonnisation de nombreux espaces verts, c’est le manque flagrant de planification urbaine qui est le plus frappant. Ces chantiers ne semblent pas justifiés par une infrastructure existante, une utilité publique ou même une vision architecturale commune. Au point qu’il est presque impossible pour un habitant de Sofia de se rendre compte de l’étendue des dégâts, en cours ou à venir. 

Le phénomène a été mis à nu par une carte en 3D conçue par Boyan Yurukov, un activiste engagé auprès du parti libéral Oui, Bulgarie (DB, centre droit) et qui s’est illustré à plusieurs reprises en créant des outils disponibles en ligne à partir de données ouvertes.

Cette carte permet de visualiser l’étendue des possibles. L’activiste anti-corruption a extrait des données provenant de divers services municipaux afin de rendre compte des constructions permises par la loi. Grâce à la modélisation des projets possibles, cet outil aide à appréhender les changements à venir dans l’ensemble de la ville, mais aussi dans son quartier, voire même devant chez soi.

Sofia Boyan Yurukov Hugo Dos Santos
Vue de la ville de Sofia. En rouge, tous les projets possibles, selon les différentes législations en vigueur. | Carte : Boyan Yurukov ; capture d’écran : Hugo Dos Santos.

Le partage de la carte sur les réseaux sociaux est devenu viral en Bulgarie, au point d’être discuté dans la presse. Boyan Yurukov est lui-même intervenu dans les médias, en avertissant des limites de sa carte, qui ne représente ni les chantiers en temps réel, ni les permis de construire entérinés : “Ce n’est que le début d’un dialogue. Cela donne une idée générale de la manière dont Sofia se développe aujourd’hui. Cela donne aussi à voir comment sera la ville dans quelques années, si rien ne change”. 

Cette carte a été créée en bonne entente avec la nouvelle administration de la mairie, qui y voit probablement l’occasion de rendre compte des erreurs réalisées lors des précédentes mandatures, décriées pour leurs gestions opaques de l’aménagement urbain et les suspicions de corruption qui en découlent. Le but de l’activiste est clair : “Créer une visualisation spatialisée de ces données, habituellement éparpillées dans les archives de différentes administrations, et les rendre publiquement accessibles, devrait permettre aux citoyens de prendre en main l’évolution de leur ville, en étant attentifs aux projets qui peuvent survenir dans leur quartier.

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En rouge, les projets possibles dans un quartier résidentiel du centre-ville. | Carte : Boyan Yurukov ; capture d’écran : Hugo Dos Santos.

Mais que révèle exactement cette carte ? D’abord une quantité massive d’aménagements autorisés par la loi, des zones de grandes dimensions et des immeubles parfois très élevés, y compris dans l’hyper-centre. Si les projets de construction épousent les possibilités qui leur ont été offertes, la ville sera méconnaissable. Sans compter que le paysage urbain a déjà beaucoup évolué depuis la fin du communisme. Depuis les années 2000, la ville n’a cessé de se réinventer au gré de chantiers chaotiques et au contrôle douteux. Selon l’Institut bulgare de statistiques (INS), 4 008 chantiers auraient officiellement vu le jour depuis 2004. Cette année-là, ils n’étaient que 13, alors qu’ils atteignaient le nombre de 522 en 2023, soit une augmentation de 400 %. 

Et la Bulgarie a l'intention de construire, et de construire beaucoup. En 2023, elle a délivré 47 290 permis de construire pour des logements dans des immeubles résidentiels, soit l'équivalent de plus de cinq millions de mètres carrés de surface brute de construction, selon des données officielles. Au cours des dix dernières années, le pays a connu une explosion du nombre de nouveaux logements. Selon les chiffres de l'Institut national de statistique, 9 250 logements ont été construits en 2013 ; en 2023, ils étaient 22 649, soit une augmentation de 144,6 %.

Selon une estimation d'Eurostat, le pays se place dans le top 5 des Etats européens ayant le plus grand nombre de permis de construire accordés par millier d'habitants, derrière Malte, Chypre, le Luxembourg et l'Irlande.

On a construit sur les terrains vagues, aux abords du parc naturel de Vitosha, dans les espaces verts des blocs socialistes, dans les parcs publics, et même sur les édifices résidentiels historiques du centre-ville, dont beaucoup étaient entourés de jardins. Une nouvelle densification poserait de nombreux problèmes : transports insuffisants, embouteillages monstres, et pollution.

En 2023, selon l’INS, c’est un total de 1 165 653 m2 qui est sorti de terre, réparti en 10 887 logements individuels. Dans le même temps, la population de la ville n’aurait gagné que 6 631 habitants. Depuis 2013, ce sont 9 372 359 m2 et 78 672 logements qui ont été construits. Pendant la même période, la ville aurait perdu 22 669 habitants. Pour qui donc sont construits ces nouveaux logements ? À Sofia, le prix de l’immobilier s’envole et les Bulgares se demandent bien pourquoi : 15,1 % en 2023, ce qui représente la deuxième augmentation la plus importante de l’UE. Eurostat révèle même que la Bulgarie est un des pays dont les prix de l’immobilier auraient le plus augmenté depuis 2015 ( +113,4 % ). 

L'une des raisons derrière cette frénésie d'investissement est l'usure du parc immobilier bulgare. En 2022, 544 578 bâtiments résidentiels ont été construits entre 1946 et 1960, ce qui représente plus de 26 % du parc immobilier. De la chute de la Bulgarie communiste à 2022, 275 978 bâtiments résidentiels ont été construits, soit un peu plus de 13 % du parc, selon un rapport statistique officiel couvrant l’année 2023.

La priorité ne semble pourtant pas être la rénovation. Dans un rapport consacré aux fonds alloués aux Etats membres européens, la campagne Renovate Europe révèle que la Bulgarie a réservé une part plus faible à la rénovation des logements et des infrastructures publiques comparée aux autres pays : un peu moins de 150 millions d'euros, c'est le montant qui sera réservé, jusqu'en 2030, à la rénovation des bâtiments et à l'efficacité énergétique par le biais des fonds de cohésion européens. Soit 2 % du budget éligible de la Bulgarie, incluant le Fonds européen de développement régional (FEDER), le Fonds de cohésion (FC) et le Fonds pour une transition juste (FTC).

Une des raisons de cette hausse des prix est, semble-t-il, l’attractivité du marché immobilier sofiote pour les investisseurs étrangers, appâtés par une imposition moindre, des prix qui comptent parmi les moins chers en Europe et de solides perspectives de bénéfices. Selon l’hebdomadaire bulgare Capital, le plus grand propriétaire de Sofia serait ainsi SEE Residential, un fonds d’investissement danois. L’entreprise, qui prévoit de multiplier ses avoirs par quatre pour 2030, construit des appartements de “style scandinave” pour des locations de longue durée.

Il s’agit là d’une petite révolution dans un pays où 85 % des habitants étaient encore propriétaires en 2023 selon l’INS. Une autre particularité locale est que plus de 30 % des logements à Sofia seraient officiellement inoccupés. Les propriétaires bulgares préfèrent les garder vides mais disponibles, afin de favoriser le retour au pays de leur progéniture ayant émigré à l’étranger. Une partie de ces appartements serait ponctuellement utilisée par des membres de la famille ou des connaissances.

Depuis quelques années, on assiste aussi à un intérêt croissant des investisseurs et des classes favorisées vers les quartiers résidentiels du centre-ville situés entre les boulevards Vassil Levski, Hristo Botev, Slivinitsa et Dondukov. Ces zones étaient autrefois caractérisées par un maillage de pavillons ou de petits immeubles, entourés de grands jardins et d’arrière-cours arborées connectées entre elles. Si certains édifices remarquables ont été classés par l’Institut du Patrimoine bulgare, beaucoup de ces maisons aux allures modestes et mal chauffées ont subi les assauts du temps et des promoteurs.

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Exemple d’une tour hors de proportion dans le centre de Sofia. | Carte : Boyan Yurukov ; capture d’écran : Hugo Dos Santos.

De nombreuses parcelles ont ainsi été remplacées par des immeubles modernes sans aucun lien architectural avec le quartier, dépassant de plusieurs étages les édifices précédents, et les jardins ont été entièrement bétonnés. Pire encore, les efforts de la société civile pour préserver leur héritage semblent se concentrer sur le patrimoine de l’époque communiste ou tendent à accélérer la gentrification de ces quartiers, comme le festival Kvartal, dont l’effet négatif a été analysé par l’anthropologue Nikola Venkov

Selon ce chercheur, l’initiative aurait surtout accentué la mercantilisation de cette zone résidentielle, et même dévoyé l’identité originelle des lieux, qu’elle prétendait pourtant revitaliser. Nikola Venkov explique que “l’architecte en chef de Sofia Zdravko Zdravkov s’était même félicité qu’elle puisse faire augmenter les prix de l’immobilier dans la partie nord du centre-ville, exhortant les organisateurs du festival à pousser jusque dans les quartiers voisins où les prix étaient encore trop bas”.

Afin de rendre compte de la mentalité de l’administration municipale précédente, l’anthropologue cite un des conseillers municipaux les plus actifs à cette époque, Vili Lilkov, qui avait déclaré que “notre tâche principale [était] de prendre des mesures [conduisant] à une augmentation du prix de votre propriété. Plus votre logement est cher, plus vous êtes riche et satisfait du gouvernement de la ville qui vous a rendu riche”.

Plus en périphérie, des groupes d’habitants déterminés réussissent parfois à résister à l’avidité des promoteurs et à l’inaction des pouvoirs publics. La lutte victorieuse du petit quartier de Musagenitsa contre la destruction d’un espace vert est ainsi exemplaire. Après plusieurs années de manifestations et de pétitions, ils ont réussi à stopper la construction d’un complexe immobilier de 35 mètres de haut. D’autres initiatives ont récemment fait la une des médias, dans les quartiers de Studenski Grad, de Zona B5 ou d’Opalchenska

Ces collectifs demandent la même chose : plus de transparence, le pouvoir de décider de ce qui se construit près de chez soi et préserver Sofia, à commencer par les espaces verts. C’est exactement ce que permet cette carte, comme l’explique Boyan Yurukov : “J’ai pu identifier des projets d’immeubles de 15 étages qui ont été déclarés constructibles sur des terrains municipaux. J’ai interrogé la mairie à ce sujet, mais je n’ai pas eu de réponse. Envisagent-ils de vendre ces parcelles ? Pourquoi n’y construisent-ils pas une crèche ou une école ?”.

En partenariat avec European Data Journalism Network

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