Décryptage Extrême droite

En Allemagne, face à l’extrême droite, le cordon sanitaire vacille, la contestation tient bon

Un thème domine la courte campagne pour les élections anticipées du 23 février : l'immigration. Pour la première fois, les Chrétiens démocrates (CDU) ont voulu durcir la politique migratoire en s’appuyant sur l’AfD au Bundestag. Mais la société civile semble encore capable de réagir à ce qu’elle perçoit comme une menace existentielle pour la démocratie.

Publié le 18 février 2025

“Si l'on doit parler de remigration, alors parlons-en. Re-mi-gration !”, a lancé Alice Weidel début janvier lors du congrès de l'Alternative pour l'Allemagne (AfD) lors d'un meeting à Riesa, en Saxe, déchaînant un torrent d’applaudissements de ses partisans. Ces mêmes qui brandissaient des pancartes où on lisait “Alice für Deutschland” – ”Alice pour l’Allemagne”, un écho de “Alles für Deutschland”, “Tout pour l’Allemagne”, devenu la devise de la SA, les “chemises brunes” nazies.

Il y a encore un an, ce même terme de “remigration” avait provoqué une onde de choc dans le pays, après que le média en ligne Correctiv avait révélé que le retour forcé des citoyens allemands d'origine étrangère avait été évoqué lors d’une réunion secrète de représentants de l’extrême droite, dont des cadres de l’AfD, à Potsdam. Il s’agit d’un terme dont beaucoup en Allemagne n'ont pas encore saisi la portée, ce qui a conduit à sa banalisation.

Son utilisation décomplexée par la première candidate de l’AfD à la chancellerie depuis la création du parti en 2013 est emblématique de l’évolution du discours politique en Allemagne et de l’emprise des idées de la droite radicale: les sondages qui lui attribuent actuellement 20,8 % des intentions de vote aux élections fédérales du 23 février – devant les Sociaux-démocrates du chancelier sortant Olaf Scholz – expliquent sa décision.

Soupçon d'incitation à la haine

Jusqu'à présent, cette rhétorique débridée était plutôt l'apanage des partisans de la ligne dure de l’AfD, comme Björn Höcke, le président du groupe du parti au parlement régional de Thuringe, qu'Alice Weidel a longtemps voulu exclure du parti.

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Mais désormais, la spirale de la radicalisation tourne à plein régime et des événements jusqu'ici inimaginables en Allemagne – en partie contraires à la Constitution du pays – semblent s’enchaîner. Ainsi, durant cette campagne électorale, l'AfD a imprimé et distribué à plusieurs dizaines de milliers de personnes dans la ville de Karlsruhe des faux billets d’avion pour le 23 février où l’on pouvait lire “Passager : immigré clandestin. En provenance de : Allemagne. Destination : pays d'origine sûr. Embarquement porte : AfD”. Dans les années 1930 déjà, les partisans d'Adolf Hitler avaient distribué des billets de train pour Jérusalem aux juifs et aux juives allemands. La police a ouvert une enquête pour suspicion d'incitation à la haine.

Dans leur dérive de plus en plus outrancière, les partisans de l’AfD jouissent d’un soutien de choix : le nouveau bras – extrême – droit de Donald Trump, Elon Musk. Le patron de Tesla et de Space X a eu une conversation pour le moins bienveillante avec Alice Weidel sur son réseau social X et a diffusé ses discours en direct. Le 26 janvier, lors du lancement de la campagne électorale de l'AfD à Halle, près de Leipzig, il a regretté, en direct connecté à distance, que l'Allemagne se focalise trop sur les erreurs du passé. “Soyez fiers d'être allemands”, a-t-il déclaré à cette occasion, une référence – volontaire ? – à une phrase associée à l’extrême droite nationaliste dans les années 1980. Et cela, à la veille de la journée de commémoration des victimes de l'Holocauste, 80 ans après la libération d'Auschwitz.

Les réseaux sociaux avec leurs algorithmes qui récompensent la haine et l'incitation à la haine – notamment X et TikTok – ont repoussé les limites de ce qui peut être dit en Allemagne. Les agitateurs de la droite nationaliste entrent en contact les uns avec les autres, se sentent plus forts au sein d'une meute virtuelle – l'AfD a identifié très tôt ce potentiel”, explique Anette Dowideit, co-rédactrice en chef du média d'investigation Correctiv.

Depuis notre enquête sur la réunion de Potsdam, l'AfD s'est efforcé de rendre le terme Völkisch [ethno-nationaliste] de 'remigration' présentable afin de pouvoir désormais l'inscrire dans le programme du parti. La tactique du parti est de dissimuler ce qu'il entend réellement par ce terme, et certains médias se laissent apparemment prendre à ces stratégies d'enfumage”, explique Dowideit. C'est précisément cette tactique que Correctiv a exposée dans un article détaillé, où les termes utilisés par la “nouvelle droite” sont classés et décryptés sur le plan historique et dont nous publions des extraits.

Il y est clairement indiqué que “le terme de remigration, qui peut paraître anodin au premier abord” signifie en fait “l'expulsion de millions de personnes” hors d'Allemagne. Parmi eux, 5 à 6 millions de “citoyens non assimilés”, c'est-à-dire des Allemands issus de l'immigration qui, selon l'extrême droite, ne seraient pas assez intégrés culturellement au peuple allemand. Et cela, explique Correctiv, correspond à l'idéologie "völkisch", ou "issue du peuple", selon laquelle tout ce qui est étranger à une communauté homogène doit être chassé ou exterminé, ce qui rappelle évidemment les pires souvenirs de l'époque nazie.

Séisme au Bundestag

Cela est d'autant plus choquant que le candidat CDU-CSU (conservateurs) à la chancellerie, Friedrich Merz, semble prêt à faire sauter le "mur coupe-feu", ainsi que l'on appelle en Allemagne le barrage à l’extrême droite ou cordon-sanitaire, pour faire cause commune avec l'AfD afin de durcir la politique migratoire allemande. Avant les élections, Merz a voulu faire passer une nouvelle loi sur l'asile au Bundestag, le parlement fédéral, et a déposé deux motions le 29 janvier. Celles-ci prévoient entre autres le refoulement des demandeurs d'asile aux frontières allemandes, en violation de la Constitution et du droit européen, et ont été adoptées avec l'aide des voix de l'AfD. Merz a ainsi marqué la rupture d'un tabou après avoir affirmé par le passé qu'il ne prendrait jamais une telle décision.

Il a toutefois perdu de peu le vote qui a suivi au Bundestag en faveur du projet de loi, car de nombreux libéraux (FDP) et 12 députés de son propre parti se sont abstenus. Les Sociaux-démocrates et les Verts ont voté contre en bloc, mais doivent maintenant décider s'ils sont toujours prêts à former une coalition avec la CDU de Merz après les élections. Le parti conservateur est en effet donné en tête des sondages avec 30,1 % des intentions de vote. La formation d’un gouvernement sans l’AfD s’annonce comme un casse-tête au lendemain du vote, exactement la situation dont rêve le parti d’Alice Weidel. “SCHMerz”, titrait ainsi l'hebdomadaire Der Spiegel, en jouant sur la similitude entre le nom du leader de la CDU et le mot "douleur" afin de résumer le ressenti de nombreux Allemands.

Après le choc de l'évocation de la remigration, qui a poussé un million de personnes dans les rues du pays l'année dernière, des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées ces jours-ci pour manifester contre l’AfD et le virage à droite de la CDU. Un mouvement qui ne se limite pas à battre le pavé : “Beaucoup de ceux qui sont descendus dans la rue en janvier dernier et maintenant à nouveau s'engagent dans des mouvements démocratiques dans leurs villes et communes”, explique encore Anette Dowideit de Correctiv.

La réaction : bâtir des réseaux et prendre l’initiative

Lorenz Blumenthaler, auteur et responsable des relations publiques à la Fondation Amadeu Antonio, très active contre l'extrême droite, le racisme et l'antisémitisme à travers toute l’Allemagne, confirme : “Il y a un engagement plus important et mieux structuré. Je suis actif depuis dix ans et je vois comment les différents mouvements de protestation s'appuient les uns sur les autres et apprennent les uns des autres. Les manifestations de masse de l'année dernière contre l'AfD n'ont été possibles que parce qu'il y avait une forte interconnexion avec [les militants écologistes de] Fridays for Future. Ces mêmes jeunes sont descendus dans la rue contre l’extrême droite, parce qu’effectivement, l’AfD ne protège pas le climat”.

La fondation agit à plusieurs niveaux : des ateliers pour contrer les slogans d'extrême droite au lobbying politique dans l'espace numérique, en passant par le soutien financier des organisations pro-démocratie, par exemple dans les régions rurales de l'est de l'Allemagne, où l'extrême droite fait déjà la loi. “Réfuter des mensonges sur X ne sert à rien. Ce qui est décisif, c'est que nous créions des récits auxquels la CDU et l'AfD ne peuvent rien opposer. Il ne sert à rien de se contenter d'être contre ; on fait alors la même erreur que les partis qui courent après l'AfD au lieu de mettre en avant leurs propres idées”, explique ainsi Lorenz Blumenthaler.

“Il est temps de faire preuve de courage” : Le Bundestag délibère sur la possible interdiction de l'AfD

Dans cette optique, Blumenthaler et son équipe de communication évoquent à présent la demande d'interdiction de l'AfD déposée par 105 députés fédéraux, afin que la Cour constitutionnelle fédérale se prononce sur le caractère anticonstitutionnel du parti et sur la possibilité de l'interdire. Le 30 janvier, le Bundestag a débattu pour la première fois de cette question. L'initiateur de cette demande transversale est le député CDU de Saxe Marco Wanderwitz, qui a qualifié l'AfD d'“ennemis de la Constitution, ennemis de notre démocratie et ennemis de l'humanité” au Bundestag. Il est l'un des dissidents qui a voté contre la loi sur l'asile de Merz, ce qui, en plus des nouvelles protestations de masse contre la CDU et l'AfD, montre que si le mur pare-feu s'effrite bien, il n'est pas encore tombé.

🤝 Cet article a été publié dans le cadre du projet collaboratif Come Together.


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