Affirmations à vérifier :
- "Il y a, malheureusement, une forte incidence des cas de violences sexuelles de la part des personnes immigrées, surtout illégalement" – Giorgia Meloni, Première ministre italienne, dans une interview de Donna Moderna
- “On ne peut pas faire comme si on ne voyait pas que l’augmentation des phénomènes de violences sexuelles est aussi liée à une forme de marginalité et de défiance qui proviennent en quelque sorte de l’immigration illégale” – Giuseppe Valditara, ministre italien de l’Education (novembre 2024)
- “20 % des violences sexuelles sur majeurs sont le fait d’étrangers” – Alice Cordier, du Collectif Némésis (novembre 2024)
- “77 % des violeurs de rue à Paris interpellés sont étrangers” – Marion Maréchal Le Pen sur LCI (mai 2024)
Contexte : Ces derniers mois, plusieurs dirigeants ou personnalités européennes de droite et d'extrême droite, notamment en Italie et en France, ont établi un lien entre la présence de ressortissants étrangers (ce qui n'est pas synonyme d'immigrés), l'immigration et les violences sexuelles et sexistes.
“Avec l'augmentation de la population étrangère, les sociétés européennes ne sont pas devenues moins sûres. Au contraire, la criminalité globale a légèrement diminué”, explique une analyse réalisée par Openpolis sur base de données Eurostat. Pourtant, l'argument selon lequel l'immigration accroîtrait l'insécurité de nos sociétés revient comme un leitmotiv dans le débat public.
Jérôme Valette, économiste spécialiste des migrations au CEPII (Centre d'études prospectives et d'informations internationales) explique à Voxeurop qu’“à caractéristiques démographiques et socio-économiques équivalentes, les immigrés n’ont pas une probabilité plus élevée que les personnes natives de commettre un délit ou un crime”. La précarité et la pauvreté y contribuent davantage. Mais, de fait, migration et précarité sont liées : “Les hommes, les jeunes ou encore les personnes en situation de précarité sont souvent surreprésentés dans les flux migratoires”.
Les données d'Eurostat (illustrées par Openpolis) montrent par exemple que les personnes nées à l'étranger sont confrontées à un risque de pauvreté plus élevé dans presque tous les pays de l'UE. La Grèce, l'Italie et la France se classent respectivement aux deuxième, troisième et quatrième rangs.
Migration et violences sexistes : quel est le rapport ?
Italie
Le 25 novembre 2024, lors d’une interview accordée au magazine Donna Moderna à l’occasion de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, la Première ministre italienne, Giorgia Meloni, avait évoqué une augmentation des cas de violences sexuelles commises par des immigrés (sans citer de chiffres ou de sources).
Une position similaire avait déjà été exprimée par le ministre italien de l'Education, Giuseppe Valditara. Ses commentaires avaient suscité la controverse lors de l'inauguration d'une fondation dédiée à la mémoire de Giulia Cecchettin, tuée par son ex-compagnon italien (d’origine italienne) Filippo Turetta après que Cecchettin avait exprimé son désir de mettre fin à leur relation. “On ne peut pas faire comme si on ne voyait pas que l’augmentation des phénomènes de violences sexuelles est aussi liée à une forme de marginalité et de défiance qui proviennent en quelque sorte de l’immigration illégale”, avait déclaré Valditara dans un message vidéo diffusé lors de la présentation de la Fondation Giulia Cecchettin à la Chambre des députés, ajoutant que le patriarcat avait pris fin en Italie avec la réforme du droit de la famille en 1975.
France
En France, le supposé lien entre migration et violences sexuelles a pris le devant de la scène médiatique ces dernières années, nourri par plusieurs facteurs exacerbant la polarisation du débat public et la normalisation d'un discours issu des mouvements identitaires et réactionnaires. Parmi les explications possibles, on peut citer la forte progression électorale de l'extrême droite, la médiatisation tout aussi importante des débats sur la migration et l'influence du groupe Bolloré, dont l'empire radio, presse et télévisuel accorde une large place à l'extrême droite.
Au sein de cette mouvance politique, Alice Cordier et le Collectif Némésis occupent une place de premier plan ; à tel point que le ministre français de l'Intérieur, Bruno Retailleau, a exprimé son admiration pour celui-ci en janvier dernier.
Le Collectif Némésis est un groupe français d'extrême droite et identitaire se revendiquant “féministe”. Créé en 2019, il a pris de plus en plus de place dans les médias ces dernières années. Certains membres du groupe ont été candidats ou militants du Rassemblement national (RN, extrême droite) de Marine Le Pen. D'autres ont été proches de groupes néonazis ou catholiques réactionnaires – des liens qui ont été largement documentés. Les membres du collectif sont âgés de 18 à 35 ans. Alice Cordier (née Alice Kerviel) est née en 1997.
Cordier est une ancienne membre de l'Action française (un mouvement d’extrême droite, initialement antidreyfusard, né à la fin du XIXe siècle). Elle a suivi une formation à l'Institut de formation politique (IFP), un organisme privé. Plusieurs médias ont enquêté sur les liens de cet institut avec la Manif pour Tous, le catholicisme réactionnaire et l'activisme de droite.
Le discours de Cordier est simple : il faut un “féminisme identitaire”, aussi appelé “féminisme de droite”. Pour cause, le féminisme serait principalement représenté par des “féministes d'extrême gauche” qui nient ce que son collectif considère comme une question essentielle dans la lutte pour la défense des femmes contre les violences sexistes et sexuelles : le “viol prédateur”, à savoir les violences faites aux femmes dans les espaces publics.
En mai 2024, l'eurodéputée d'extrême droite Marion Maréchal affirmait que “77 % des violeurs de rue à Paris interpellés sont étrangers”.
Le choix de se concentrer sur ce problème spécifique (une infime partie du tableau d'ensemble) est une stratégie “intelligente” de l'extrême droite. Elle lui permet de surfer sur la vague du féminisme en pointant un vrai problème, les violences sexuelles, mais en extrapolant ensuite les données au service d’une thèse raciste.
De plus, cette position nie implicitement un fait plus fondamental : la majorité des violences que subissent les femmes se produit dans l’entourage social et familial des victimes. Dans la plupart des cas, elles sont perpétrées par des proches. L'argument est donc fallacieux de par son sens des priorités : si la préoccupation était vraiment la sécurité des femmes, les tenants de cette théorie iraient à la racine du problème, c’est-à-dire la violence structurelle masculine – qui, elle, n'a pas d’origine.
“L’idée voulant que l’étranger constituerait un risque pour les bonnes mœurs, [un individu] prêt à pénétrer le territoire national pour pénétrer le corps des femmes est une idée extrêmement ancienne. Elle est agitée par les tenants et les tenantes de l’extrême droite pour justifier des politiques migratoires basées sur le rejet et la stigmatisation”, explique Anne Bouillon, avocate possédant 20 ans d'expérience dans la défense des victimes de violences conjugales et sexuelles, et autrice de Affaires de femmes - Une vie à plaider pour elles (L'Iconoclaste, 2024).
Existe-t-il un lien entre l'immigration et les violences sexuelles ? Pour Jérôme Vallette, “lorsqu’on observe la surreprésentation des étrangers dans les statistiques de la délinquance, on constate qu’ils représentent 17 % des mises en cause, alors qu’ils ne constituent que 8 % de la population. Cependant, si l’on se concentre sur les violences sexuelles, ce chiffre tombe à 12 %, ce qui réduit significativement l’écart”. Pour l'économiste, une explication possible résiderait dans la démographie des flux migratoires, qui comprennent “une proportion plus importante d’hommes que de femmes, sachant que les violences sexuelles sont majoritairement commises par des hommes”.
“Mon expérience d’avocate engagée au côté des femmes depuis plus de 20 ans démontre que les violences faites aux femmes procèdent de toutes les classes sociales. C’est même le plus grand dénominateur commun entre les femmes, quelque soit leur origine, leur religion, leur classe sociale, leur métier et leur âge que de subir de la violence, de la part des hommes. Et les auteurs sont indistinctement, issus de toute origine, religion, classe sociale, classe d’âge”, conclut Bouillon.
Que disent les chiffres ?
Les arguments avancés plus haut sont contredits ou compromis par les statistiques, comme l’ont déjà démontré journalistes et chercheurs.
Selon des données du ministère de l’Intérieur français pour 2023, les services de sécurité nationaux ont enregistré près de 84 000 victimes de violences sexuelles hors cadre familial en 2023 ; 54 586 personnes ont été mises en cause. 87 % d’entre elles ont la nationalité française. Cependant, ces chiffres ne représentent pas complètement la réalité, une plainte pouvant être déposée bien après les faits. Les chiffres avancés par Marion Maréchal Le Pen se basent sur un total de 97 agressions à caractère sexuel, autant dire une goutte d’eau dans un océan de violence dont souffrent les femmes en France, et une part infime du total commis à Paris (Arte défait également ces affirmations ici).
En Italie, les plus récentes données de l’ISTAT (2022) suggèrent que 5 775 personnes ont été signalées ou arrêtées pour des cas de violences sexuelles. Cette seconde catégorie comprend des crimes allant du harcèlement au viol. En comptant les signalements, les arrestations et les plaintes, 3 340 étaient italiens et 2 435 étaient d’origine étrangère : 57,8 % contre 42,2 %. Les étrangers représentent 8,9 % de la population italienne.
Les données italiennes sont plus lacunaires que celles des Français dans la mesure où elles ne couvrent que les plaintes déposées à la police, et non tous les cas de violences réellement subis. Comme l’ISTAT l’a déjà expliqué plusieurs fois, seule une petite minorité des victimes rapporte ces incidents à la police (16 % d’entre elles, selon les chiffres de 2014). À cela s’ajoute une imprécision du fait de la large définition de violence employée, qui va du harcèlement au viol. Par conséquent, ces données ne sont pas représentatives. De plus, aucune distinction n’est faite entre les immigrés présents légalement sur le territoire et les personnes sans papiers.
Des rapports publiés par des associations engagées dans la lutte contre les discriminations de genre fournissent des information plus à jour. D’après les derniers chiffres de l’année 2023, 74 % des agresseurs signalés dans ces centres sont italiens, avec 26 % de ressortissants étrangers. Comme le confirment les données de l'ISTAT concernant les homicides liés au genre (2023), dans 74,2 % des cas, cette violence est le fait d'un homme ayant une relation intime avec la femme (petit ami ou ex petit ami). En ajoutant les cas dans lesquels l’agresseur faisait partie de la famille de la victime, on atteint 84 % du total.
“Le ministre de l'Education, Giuseppe Valditara, a mentionné des ‘données incontestables’. Le premier problème, c’est qu'il n'existe pas de bases de données officielles où l'on puisse trouver des données non regroupées sur la violence sexiste”, affirme le journaliste et écrivain Donata Columbro, auteur de Quando i dati discriminano. Bias e pregiudizi in grafici, statistiche e algoritmi (“Quand les données discriminent : Biais et préjugés dans les graphiques, statistiques et algorithmes”, Il Margine, 2024, non traduit en français). “Par exemple, on ne peut pas savoir combien de crimes sont commis par des immigrés en situation régulière et irrégulière. Pourtant, Valditara parle [de ces derniers] sans citer la source sur laquelle se fondent ses affirmations”.
“Les données de l'ISTAT montrent clairement que la majorité des auteurs de crimes liés à la violence sexuelle sont italiens, mais il faut aussi préciser que ce chiffre est probablement sous-estimé. Nous savons que dans les cas de viol, la victime signale l’événement plus facilement si l'auteur est un inconnu, alors que les violences commises par des membres de la famille ou des partenaires restent tues”, précise-t-il. “Cette dernière violence doit d'abord être reconnue comme telle par les femmes qui vivent une relation abusive, et cela se produit généralement au terme d'un long parcours qui n'aboutit que dans certains cas à une dénonciation. C'est ce qui ressort des études ISTAT de 2006 et 2014. Dans la plupart des cas, la violence se produit dans la sphère domestique et l'auteur n'est pas un étranger”, conclut Columbro.
Annalisa Camilli d’Internazionale a contribué à cet article.
Cet article a été rédigé avec le soutien de l’EMIF (European Media and Information Fund). Le contenu soutenu par le Fonds européen pour les médias et l’information relève de la seule responsabilité de son ou ses auteurs et ne reflète pas nécessairement les positions de l’EMIF et des partenaires du Fonds, de la Fondation Calouste Gulbenkian et de l’Institut universitaire européen.
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