Javier Colomina, représentant spécial de l’OTAN : “Sans les Etats-Unis, l’Alliance atlantique perdrait sa raison d’être”

L’éventuel retrait stratégique et militaire des Etats-Unis, les critiques du président Donald Trump à l’égard de l’OTAN et ses frictions avec certains alliés ont ébranlé la confiance de nombreux Européens dans le lien transatlantique. Entretien avec le représentant spécial du secrétaire général de l’OTAN pour le voisinage méridional.

Publié le 22 avril 2025
javier colomina voxeurop nato

Javier Colomina (né à Madrid en 1974) est le représentant spécial du secrétaire général de l’OTAN pour le voisinage méridional. Il a rejoint l’Alliance atlantique en 2017 en tant que représentant permanent adjoint de l’Espagne, avant de devenir secrétaire général adjoint délégué pour les affaires politiques et la politique de sécurité en 2021.

Cet entretien a été réalisé par le journal en ligne espagnol El Confidencial dans le cadre du projet collaboratif Pulse.

El Confidencial : Au nom de l’Alliance, qu’avez-vous à dire aux Européens ?

Javier Colomina : Depuis mes débuts dans la diplomatie, jamais je n’ai connu de période aussi instable dans les relations internationales. C’est pourquoi le rôle de l’OTAN dans le maintien de la stabilité et de la prospérité dans la région atlantique est plus important que jamais. Le nombre de menaces et de défis a considérablement augmenté ces dernières années. Si l’OTAN n’est pas utile dans ces circonstances, je ne vois pas quand elle sera.

Donald Trump a remis en question l’engagement des Etats-Unis envers l’Alliance. À quel point le lien transatlantique est-il solide ?

Je comprends parfaitement l’anxiété et la détresse qui règnent en Europe. Nous avons tous lu, entendu et vu des choses qui ne nous plaisent pas. Mais la réalité est que, lors des réunions qui se sont déroulées à huis clos avec plusieurs responsables américains, du président Donald Trump à son conseiller à la sécurité nationale et divers secrétaires, ces derniers ont tous confirmé leur engagement en faveur d’une OTAN forte et de l’article 5.

Ils ont insisté sur le fait qu’il fallait modifier nos contributions financières. L’Europe doit investir davantage. Toutefois, la contribution des Etats-Unis reste absolument essentielle. Tellement essentielle qu’aujourd’hui, il ne peut pas y avoir d’alternative. Pourquoi irions-nous chercher des alternatives à un système qui fonctionne depuis 75 ans ? Nous devons faire en sorte qu’il continue de fonctionner malgré tout.

Une OTAN sans les Etats-Unis aurait-elle du sens ?

Non. Elle perdrait sa raison d’être, son essence. L’OTAN dépend des Etats-Unis dans des domaines essentiels. Sans eux, ce serait autre chose, quelque chose qui, selon moi, ne fonctionnerait pas. Nous devons désormais renforcer le pilier européen de l’OTAN. Les Etats-Unis fournissent des capacités militaires qu’ils sont seuls à détenir ainsi que le parapluie nucléaire, qui est l’essence même de notre dissuasion. La France est le seul pays européen à disposer d’une capacité nucléaire autonome, mais elle reste limitée. Le Royaume-Uni dispose d’une capacité nucléaire liée et dépendante des Etats-Unis. Seuls les Etats-Unis ont le pouvoir d’utiliser la dissuasion nucléaire, en raison de la taille et de la sophistication de leur arsenal, contre d’autres puissances nucléaires dotées de capacités similaires, notamment la Russie et, probablement bientôt, la Chine. Serions-nous capables, nous, Européens, de générer notre propre capacité de dissuasion nucléaire ? Il s’agit d’une question complexe qui donnerait lieu à de nombreux débats nationaux.

Quel est l’état actuel du pilier européen de l’OTAN ? Serait-il en mesure de garantir la sécurité du continent dans l’éventualité d’un retrait des troupes américaines ?

Le retrait des troupes américaines est une menace sur laquelle le président Donald Trump a beaucoup insisté lors de sa campagne électorale. Mais pour l’instant, rien ne semble indiquer qu’il va la mettre à exécution. Et le mouvement des troupes dans les quantités évoquées au cours de la campagne électorale nécessiterait de nombreux mois de préparation. Il est vrai qu’il y a une forte présence américaine en Europe.

Dans certains pays, elle remplit une fonction absolument stratégique de projection de puissance pour les Etats-Unis, comme c’est le cas en Espagne, en Italie ou en Europe du Nord. Mais dans d’autres cas, les Etats-Unis pourraient peut-être envisager le retrait d’un nombre limité de soldats pour tenir leurs promesses électorales. Mais je le répète, rien ne prouve pour l’instant, absolument rien, que cette menace va être mise à exécution. 

L’Europe pourrait-elle prendre en charge le maintien d’un cessez-le-feu en Ukraine ?

Aujourd’hui, les Européens s’efforcent très sérieusement de mettre en œuvre des garanties de sécurité pour l’Ukraine, qui pourraient prendre la forme d’une force de sécurité. Certains pays estiment que près de 20 000 à 30 000 soldats seraient nécessaires ; d’autres estiment qu’il faudrait plutôt 50 000 ou 100 000 soldats, selon les fonctions et les objectifs de cette force. Quoi qu’il en soit, nous pensons qu’ils auront besoin de la contribution des Etats-Unis d’une manière ou d’une autre. Certains pans du soutien américain sont irremplaçables, qu’il s’agisse de la capacité de dissuasion que nous avons évoquée précédemment, mais aussi d’autres aspects essentiels sur le terrain, tels que le renseignement, le commandement et le contrôle, la logistique et les facilitateurs.

L’Europe aurait probablement du mal à déployer, par exemple, 100 000 soldats en Ukraine sans affecter sa capacité à les déployer sur d’autres fronts. Il est donc nécessaire que l’OTAN reste impliquée dans les échanges en cours. Les Européens font ce qu’ils ont à faire, sous l’impulsion de la France et du Royaume-Uni. Mais il est important d’avoir une vue d’ensemble de toutes ces menaces pour ne pas mettre en péril notre défense collective.

Le sommet annuel de l’OTAN se tiendra du 24 au 26 juin 2025 à La Haye. Quels sont les principaux points à l’ordre du jour ?

Il est encore tôt et les alliés devront se réunir pour discuter de l’ordre du jour du prochain sommet. De plus, la nouvelle administration américaine n’est pas encore complètement formée. Mais il sera difficile de ne pas mentionner l’Ukraine, l’industrie et les investissements dans la défense. En particulier ce dernier aspect. Lors du sommet de Washington, alors que le président Joe Biden était encore en fonction, les Etats-Unis ont clairement déclaré qu’un taux de 2 % (du PIB alloué à la défense) constituait un plancher et non un plafond. L’analyse de nos besoins militaires a clairement montré qu’il fallait plus de 2 %.

Combien de plus ?

Il s’agirait d’un taux plus proche de 3 % que de 2 %, voire supérieur à 3 %. Mais il y aura des négociations, qui ne seront pas faciles, sur le chiffre en lui-même, sur la manière dont il est calculé, sur ses composantes, sur le type de contributions et d’équipements.

Des pays tels que l’Espagne critiquent depuis longtemps la formule de l’OTAN pour mesurer les résultats en matière de défense. Sera-t-il alors possible de la modifier ?

Il est impossible de savoir quels seront les éléments de cette nouvelle formule, mais il est possible qu’elle en contienne de nouveaux. Les verticales qui existent depuis le sommet du Pays de Galles seront maintenues et je ne serais pas surpris que la méthode de calcul soit un peu affinée pour satisfaire tout le monde. Le chiffre de 3 % est compliqué non seulement pour l’Espagne, mais également pour de nombreux autres pays tels que l’Italie et le Canada. La France est à 2 % et le passage à 3 % impliquerait de passer d’environ 50 milliards d’euros à 75 milliards d’euros. Le Royaume-Uni lui-même, l’un des pays les plus engagés dans les investissements dans la défense, a annoncé 2,5 % et 3 % dans quelques années seulement, ce qui pourrait ne pas être suffisant non plus. Nous verrons la tournure que prendront les événements. Nous devons essayer d’atteindre 2 % avant la tenue du sommet et il s’agit d’un message que le secrétaire général a clairement transmis à tous ses homologues.

Avant le sommet ?

Avant le sommet, ou du moins, d’ici à 2025. C’est ce que demande l’Union européenne elle-même. Le plan semble clair. 150 milliards d’euros devraient provenir des institutions européennes, les détails ne sont pas encore connus. Mais il reste 650 milliards d’euros qui doivent provenir des Etats membres. Bruxelles déclare : vous devez dépenser plus de 2 %. Rien que cela permettrait d’ajouter des dizaines de milliards d’euros provenant de pays qui n’ont pas encore atteint ce seuil. Cela constituerait déjà un grand pas en avant. À partir de là, nous devons continuer à planifier les investissements dans la défense pour atteindre les objectifs de capacité que nous avons nous-mêmes fixés dans le cadre de l’OTAN.

L’Union européenne dispose de son propre plan de réarmement. L’UE et l’OTAN ont-elles des stratégies parallèles ? Peut-il y avoir une coopération ?

La coopération est nécessaire. Nous entretenons de très bonnes relations avec l’Union européenne. Le secrétaire général Mark Rutte a été Premier ministre d’un pays qui a siégé au Conseil européen pendant 14 ans. Il connaît très bien ses collègues et les structures de l’Union européenne. Le programme lancé par la Commission européenne doit s’inscrire dans le cadre de la stratégie transatlantique. Plus qu’une alternative, ce programme doit venir compléter les capacités transatlantiques, notamment les capacités nord-américaines.

Le retrait stratégique des Etats-Unis pourrait également raviver de vieilles rancœurs et volontés de vengeance, encourager les chefs de guerre ou permettre à des rivaux stratégiques d’entrer dans l’arène, tels que la Russie ou la Chine. Sommes-nous prêts à cela ?

Soyons lucides : les Etats-Unis disposent de la plus grande capacité de présence géostratégique mondiale. Et s’ils possèdent une capacité militaire et un hard power bien supérieurs aux nôtres, en ce qui concerne le soft power, l’écart est deux fois plus important. Il est clair que des décisions telles que le retrait de l’USAID auront un impact significatif sur la présence de l’Occident dans les pays du Sud. Il est important que les Etats-Unis maintiennent leur engagement, et il faudra travailler sur des aspects et des angles de la politique étrangère et de la défense qui soient suffisamment pertinents et en adéquation avec les priorités nationales américaines, telles que la lutte contre le terrorisme, l’Iran ou la Chine. Il est possible que l’approche américaine devienne plus transactionnelle, moins altruiste, pour ainsi dire, mais leur engagement est essentiel pour notre travail au sein de l’OTAN avec le voisinage méridional.

Risquons-nous de surréagir ?

Il y a beaucoup de bruit ces derniers jours, et bien entendu, il est très difficile de prendre des décisions et d’obtenir une vision claire de la situation, surtout lorsque nous sommes confrontés à des informations inacceptables ou difficiles à digérer. Mais nous devons rester concentrés sur l’essentiel, et pour nous, le lien transatlantique est essentiel. C’est compréhensible, car les citoyens et les responsables politiques vivent dans l’immédiateté, dans des cycles électoraux, et sont donc soumis à des impulsions bien plus rapides que ne l’exige une stratégie de sécurité et de défense.

Dans le domaine de la géostratégie et de la défense, une vision à plus long terme est adoptée. Les cycles de l’industrie de la défense, par exemple, sont très longs. D’un point de vue militaire et sécuritaire, cela ne fait pas sens d’établir des plans sur trois ou quatre ans. Nous devons rester réalistes.

On évoque souvent les industries, les forces armées et les pays qui doivent s’adapter à cette période et se montrer plus flexibles. L’OTAN pourrait-elle changer sur des questions aussi cruciales que l’unanimité ?

Ce n’est pas nécessaire et ce n’est pas à l’ordre du jour. L’OTAN est une alliance fondée sur le partage d’une série de valeurs supérieures, telles que la défense et la sécurité collectives. Ainsi, la force de l’Alliance réside dans notre capacité à prendre des décisions entre les 32 alliés. J’ai participé à de nombreuses négociations complexes, que j’ai également présidées, au cours desquelles il semblait parfois impossible de trouver un compromis. Mais en fin de compte, nous y parvenons toujours, en faisant passer les intérêts de l’OTAN avant les intérêts nationaux.

Pourrait-on voir un jour un Européen à la tête des forces armées de l’OTAN ?

Pour l’instant, je dirais que c’est très improbable, voire impossible. Un commandant non américain n’aurait pas l’influence et le pouvoir que les Etats-Unis exercent sur les capacités militaires. Et sans la puissance militaire des Etats-Unis, l’essence même de l’OTAN serait remise en question. 

👉 L'article original sur El Confidencial 
🤝 Cet article a été produit dans le cadre du projet collaboratif PULSE

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