Tbilissi, juillet 2021. Manifestation devant le Parlement après le décès du caméraman Aleksandre Lashkarava, battu à mort par la police. | Photo : ©Gouram Mouradov/Civil.ge tbilisi journalists

En Géorgie, la liberté de la presse ne tient plus qu’à un fil, et il est sur le point de se rompre

La Géorgie est confrontée à une grave dérive autoritaire. Les agressions contre les journalistes se multiplient, tout comme la censure, la surveillance et les lois répressives. Malgré les risques, les médias indépendants persévèrent. Ils sont animés par le devoir, la passion et la solidarité, écrit Mariam Nikuradze, une célèbre reporter dans le collimateur du régime.

Publié le 30 juin 2025
tbilisi journalists Tbilissi, juillet 2021. Manifestation devant le Parlement après le décès du caméraman Aleksandre Lashkarava, battu à mort par la police. | Photo : ©Gouram Mouradov/Civil.ge

Huit mois après les élections législatives truquées  en Géorgie, le gouvernement de Tbilissi franchit de nouvelles étapes dans son recul démocratique. Il a commencé à censurer les chaînes de télévision d'opposition pour avoir utilisé des termes qui lui déplaisent et à poursuivre des citoyens pour des publications sur Facebook insultant Rêve géorgien, le parti au pouvoir.

Le 23 juin, il a présenté deux nouveaux projets de loi : l'un limitant les garanties prévues par la loi sur la liberté d'expression et l'autre interdisant, de fait, aux médias de couvrir des procès. 

Mais cela ne donne qu'une image partielle de ce qui est advenu de la liberté d'expression dans mon pays au cours de l'année écoulée. La liberté de la presse ne tient plus qu'à un fil. Il ne faudra peut-être que quelques mois avant que ce fil ne se rompe et que nous, médias et journalistes indépendants, ne puissions plus exercer notre métier.

Il y a quatre ans, après une série d'agressions brutales contre des journalistes par l'extrême droite, nous nous sommes dit : “Que pourrait-il y avoir de pire ?” Aujourd'hui, nous sommes confrontés à des défis tels que la sécurité physique, la sécurité numérique, la pression exercée par de nouvelles lois, les campagnes de haine, les attaques ciblées contre des médias et des journalistes, les sanctions financières et, désormais, les poursuites pénales. Mzia Amaglobeli, fondatrice des médias indépendants Batumelebi et Netgazeti, risque jusqu'à sept ans de prison pour avoir prétendument agressé un policier.

En Géorgie, être journaliste ne protège pas contre les agressions physiques, les amendes ou la prison.

Après s'être assuré une majorité symbolique lors des élections législatives truquées d'octobre 2024, Rêve géorgien cherche à se maintenir au pouvoir en accélérant la mise en place de lois répressives. Au cours des deux dernières années, le gouvernement a adopté au moins seize lois et amendements répressifs. Un certain nombre d'entre eux visent directement la presse. Ainsi, les autorités disposent à présent de textes légaux qui menacent notre existence même.

Quand la police devient une menace

Dans la Géorgie d'aujourd'hui, il n'y a plus personne pour protéger physiquement les journalistes contre les agressions. Au cours de l'année écoulée, et en particulier depuis la décision du gouvernement du 28 novembre 2024 de suspendre le processus d'intégration de la Géorgie à l'UE, la police a pris part aux agressions contre les journalistes au lieu de les protéger.  

Au cours des manifestations de novembre-décembre, plus de 100 agressions contre des journalistes et des professionnels des médias ont été recensées. Certaines victimes ont été gravement blessées. Aucune enquête, même sommaire, n'a été ouverte.

solidarity march tbilisi 06 2025 | Mariam Nikuradze
Tbilissi, juillet 2025. Une marche en faveur de la liberté de la presse. | Photo : ©Mariam Nikuradze

Rêve géorgien a récemment annoncé que le Service spécial d'enquête (SIS), qui est en principe chargé d'enquêter sur les plaintes contre la police, serait désormais directement subordonné au parquet.

Même avant cela, le SIS était clairement incapable d'agir. J'ai moi-même fait l'objet de plusieurs “enquêtes” sur des agissements de la police qui avaient directement violé mes droits en tant que journaliste. Je me suis rendue au SIS avec mes avocats, et nous avons discuté de la question pendant des heures. Ils donnaient l'impression de s'intéresser à mon cas. Mais il n'y a jamais eu de suivi et les affaires n'ont jamais été résolues.

Des amendes basées sur l'IA

Le Service spécial d'enquête ne fonctionne peut-être pas, mais la toute nouvelle technologie de reconnaissance faciale du gouvernement, quant à elle, marche très bien. Des caméras ont été installées sur l'avenue Rustaveli, la principale artère de Tbilissi et le cœur des manifestations.

La police n'a désormais plus grand-chose à faire pour infliger des amendes de 5 000 ₾ (environ 1 600 €) pour “obstruction de la voie publique”, une infraction récemment créée.

Les manifestants ne sont pas les seuls visés par cette nouvelle loi. En tant que journaliste couvrant les manifestations, j'ai accumulé 20 000 ₾ (environ 6 400 €) d'amendes en vertu de cette loi. Même les “preuves” que la police a présentées montrent que je portais un badge de presse et un appareil photo. Désormais, le système s'en moque.


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À ce jour, plus de vingt journalistes ont été condamnés à des amendes en vertu de la loi sur le blocage de la chaussée. Au début, quelques reporters ont vu leurs amendes annulées après avoir fait appel auprès du ministère de l'Intérieur. Mais il y a quelques jours, mon premier appel a été rejeté : mes quatre amendes semblent avoir été maintenues.

Lorsqu'un journaliste est presque tué sur l'avenue Rustaveli par la police anti-émeute, le système de surveillance par IA est apparemment insuffisant pour que l'affaire fasse l'objet d'une enquête.Mais lorsqu'un manifestant pacifique se tient sur le même boulevard, ces mêmes caméras alertent immédiatement les autorités, qui lui décernent ensuite une amende. Même lorsqu'un journaliste est agressé en plein jour, alors qu'une voiture de police et des policiers se trouvent à proximité, aucune enquête n'est ouverte.

La loi est désormais une arme contre nous

Malgré l'adoption successive de nouvelles lois, une chose est désormais claire : l'Etat de droit n'existe plus en Géorgie. Au lieu de cela, les autorités utilisent les lois, la police et les tribunaux pour punir ceux qui tentent de résister ou de révéler la véritable nature du système.

En repensant à l'année dernière, il est clair que nous avons commis une erreur. Nous nous sommes focalisés sur le texte de la première loi sur les agents étrangers et sur ce que nous pourrions faire pour survivre à cette loi. Ce temps précieux aurait probablement été mieux utilisé pour couvrir la campagne électorale et les risques potentiels qu'un nouveau système de vote électronique ferait peser sur notre démocratie.

Au final, Rêve géorgien n'a jamais utilisé la première loi sur les agents étrangers. La deuxième loi de ce type, appelée FARA, vient d'entrer en vigueur. Nous en avons tiré les leçons. La FARA s’inspire, y compris dans le nom, de la loi américaine de 1938 sur l'enregistrement des agents étrangers, dans la mesure où son objectif apparent est de démasquer les personnes ou les organisations qui travaillent pour des entités extérieures à la Géorgie.

Aujourd'hui, si Rêve géorgien n'aime pas quelqu'un, il s'en prendra à cette personne. Si la FARA était appliquée telle qu'elle est rédigée, des milliers de personnes devraient être emprisonnées. Cela arrivera-t-il ? Probablement pas, ou du moins pas encore. Mais il y aura des punitions exemplaires pour générer de la peur et de l'anxiété.

Cette anxiété existe déjà. Mon propre journal, OC Media, en a fait l'expérience. Récemment, notre propriétaire depuis six ans a résilié le bail de nos bureaux. Pendant des semaines, nous avons eu affaire à des propriétaires qui refusaient de nous louer un local par crainte de représailles.

Pourquoi nous faisons ce que nous faisons

Alors que la Géorgie sombre rapidement dans l'autoritarisme, être journaliste signifie prendre de sérieux risques.

Le risque d'agression physique ; le risque de se voir infliger des amendes colossales pour avoir couvert des manifestations ou simplement pour avoir fait son travail, en vertu de la nouvelle loi FARA ; le risque d'être condamnés à cinq ans de prison pour ne pas s’être déclaré comme "agent étranger" ; le risque de devenir la cible d'une campagne de diffamation menée par les chaînes de télévision de propagande et celles affiliées au gouvernement sur les réseaux sociaux ; le risque de perdre son salaire, son bureau, son matériel. Et si vous n'êtes pas citoyen mais que vous vivez ici depuis des années (comme c'est le cas d'une grande partie de notre équipe), le risque sérieux de ne plus être autorisé à revenir dans le pays.

Parmi les journalistes et les médias qui ont courageusement enduré ces risques au cours des trois dernières années, la grande majorité affirme ne pas avoir peur. Ou peut-être ont-ils peur, mais ne le montrent pas. Ils continuent obstinément à faire leur travail.

Mes contacts à l’étranger me demandent souvent "Que puis-je faire pour aider ?" Je pense qu'il est trop tard. Il y avait une chance d'éviter cela. Aujourd'hui, nous perdons le contrôle des événements. Il sera beaucoup plus difficile d'arrêter la descente aux enfers, mais nous pouvons encore faire connaître la situation en Géorgie.


Mes contacts à l’étranger me demandent souvent “Que puis-je faire pour aider ?” Je pense qu'il est trop tard [...] mais nous pouvons encore faire connaître la situation en Géorgie.


Nous pouvons continuer à faire pression sur les responsables de Rêve géorgien et son fondateur, l'oligarque Bidzina Ivanishvili. Nous pouvons continuer à ne pas reconnaître le gouvernement. Nous pouvons nous montrer créatifs quant au soutien financier aux personnes qui travaillent sur le terrain et qui expérimentent différentes solutions pour survivre. En bref, nous pouvons continuer à soutenir ceux qui n'ont pas abandonné et qui continuent à se battre.

Lorsque je couvre les manifestations avec mes collègues, nous discutons de ce que sera notre vie en prison si nous y sommes condamnés ; nous partageons nos expériences sur la manière dont nous avons reçu nos amendes ou les raisons invoquées pour rejeter nos recours ; nous discutons du déroulement du procès de quelqu'un. L'oppression fait désormais partie de notre quotidien. Pourtant, même si l'avenir semble sombre, cette solidarité entre journalistes est plus forte que jamais.

Mariam Nikuradze during the protests against Georgia's foreign agent law, in 2023 in Tbilisi. | Photo: ©Giorgi Nakashidze.
Mariam Nikuradze lors des manifestations contre la loi géorgienne sur les agents étrangers, en 2023 à Tbilissi. | Photo : ©Giorgi Nakashidze.

Pourquoi continuons-nous à faire notre travail malgré tous les risques ? C'est une question à laquelle je réfléchis beaucoup, et il y a de nombreuses explications.

D'abord, je crois que le journalisme de qualité peut avoir un impact significatif et que c'est quelque chose que les gouvernements autoritaires n'aiment pas. C'est pourquoi ils ont mis en place tout ce que j'ai énuméré plus haut. Cela me confirme que, aujourd'hui plus que jamais, il est important que nous continuions à faire notre travail.

Deuxièmement, j'aime le journalisme. Je ne peux pas imaginer faire autre chose avec la même passion. Et je ne peux pas imaginer le faire ailleurs. C'est ici que je suis née.

Enfin, nous ne pouvons pas abandonner maintenant. Des journalistes comme Mzia Abaglobeli sont en prison alors que nous avons le privilège d'être libres et , d'une manière ou d'une autre, nous sommes encore autorisés à faire notre travail. Nous devons profiter de cette opportunité tant que nous le pouvons, car cela pourrait aider quelqu'un. Même si cela n'aide qu'une seule personne, cela en vaudra la peine.

IPI appelle l'UE à réagir à la dernière vague de répression contre la liberté de la presse
La semaine dernière, Rêve géorgien (RG) a adopté une loi visant à faciliter les poursuites contre les journalistes pour diffamation, imposé de nouvelles restrictions sur la couverture des procès et un tribunal de Batoumi a prolongé la détention de Mzia Amaglobeli malgré des rapports médicaux indiquant que sa vue s'était dangereusement détériorée en prison”, déclare l'International Press Institute (IPI) dans un communiqué publié le 30 juin. L'organisation de défense de la liberté de la presse appelle “l'Union européenne et ses Etats membres à intensifier leurs pressions sur la Géorgie afin d'enrayer la descente rapide vers l'autoritarisme. Des pressions efficaces doivent être exercées non seulement sur les responsables du Rêve géorgien, mais aussi sur tous les décideurs et les juges responsables de cette répression contre les médias, de la mainmise sur la chaîne publique et de l'impunité dont bénéficient les auteurs de crimes contre les journalistes”.L'IPI renouvelle également son appel à RG pour qu'il “abroge les lois répressives, notamment la loi sur l'enregistrement des agents étrangers (FARA) et les récentes modifications de la loi sur la radiodiffusion et de la loi sur les subventions”. Il exhorte le parlement dirigé par le Rêve géorgien “à retirer les amendements à la loi sur la liberté d'expression récemment adoptés, ainsi que les amendements qui restreignent la couverture médiatique des procédures judiciaires”, et réitère son appel en faveur de “la libération de la journaliste géorgienne chevronnée Mzia Amaglobeli, injustement emprisonnée, qui est devenue un symbole de la résilience des médias géorgiens”.
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