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“Les sciences ne sont pas pour les femmes” : en Albanie et en Italie, les expertes en TIC sont coincées entre méritocratie et stéréotypes

En Italie et en Albanie, les femmes qui choisissent de travailler dans les technologies de l’information et de la communication sont peu nombreuses, mais déterminées. Alors qu’une nouvelle génération de filles a le courage de choisir la voie qui lui plaît, les stéréotypes de genre restent profondément ancrés.

Publié le 23 juillet 2025

Dans ce secteur, pas d’uniforme à la bonne taille ni de tickets d’entrée pour les salons professionnels. Mais pourquoi cette femme a-t-elle voulu devenir ingénieure en TIC (technologies de l'information et de la communication) ?

Cette question, parfois explicitée, parfois simplement pensée, est aussi récurrente en Albanie qu'en Italie. Bien qu'ils soient respectivement classés quatrième et neuvième dans le classement des pays européens comptant le pourcentage le plus élevé d'étudiantes en STIM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques), ces deux pays partagent en réalité de lourds préjugés culturels qui transforment ces disciplines prestigieuses en impasses pour les femmes qui s’y engagent – ou en une routes semées d’embûches et peu gratifiantes, du moins sur le plan économique. Cette tendance est particulièrement visible dans le domaine de l'ingénierie des télécommunications.

Peu de femmes dans les TIC, une carrière mal rémunérée

Sur le nombre total d'inscrits dans cette filière en Italie, seules 22,9 % sont des femmes. Celles-ci représentent 13,7 % des diplômés (disposant d’un master). Les données de la Fondation nationale des ingénieurs montrent que cette filière est l'une des moins choisies, notamment en comparaison avec les domaines du génie civil et de l’ingénierie biomédicale. Les quelques femmes qui obtiennent ce diplôme sont “condamnées” à des parcours professionnels plus complexes que leurs homologues masculins et à des salaires systématiquement inférieurs.

Selon les dernières données disponibles, le revenu moyen dans le domaine des TIC varie de 26 083 euros à 44 459 euros selon le sexe, les femmes étant 48 % moins rémunérées que les hommes. Celles résidant dans le sud de l'Italie sont également 15 % plus susceptibles d’être au chômage par rapport au nord du pays, selon des données du Centre national d’ingénierie.

La situation albanaise reflète celle de l’Italie, avec toutefois moins de différences géographiques. Le secteur des TIC est dominé par les étudiants masculins (58,5 %), tout comme les secteurs des services (68,8 %) et des domaines de l'ingénierie davantage liés à la production et à la construction (62,5 %).

Du point de vue des salaires, les dynamiques qui affectent le marché du travail albanais sont reproduites à plus petite échelle dans le secteur des TIC, avec un écart de 17,7 % entre les revenus des professionnels hautement qualifiés selon leur sexe. Ce chiffre est général, mais des données de l'INSTAT montrent que les technologies de l’information et de la communication sont précisément l’un des secteurs où les inégalités de genre sont les plus manifestes. 

Des stéréotypes toujours d’actualité 

En Albanie comme en Italie, des initiatives et des appels sont lancés – certains avec réelle conviction – mais sans résultats évidents pour le moment.Selon Orkidea Xhaferraj, fondatrice du réseau des femmes albanaises dans les STIM, “les principaux défis actuels sont le fruit de stéréotypes et de préjugés sexistes encore profondément ancrés, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays”. En Albanie, des idées reçues voulant que “les sciences concrètes ne sont pas pour les femmes” et que “les hommes et les garçons sont naturellement meilleurs en sciences” sont, selon elle, “des perceptions aux origines anciennes mais qui continuent d'affecter le présent, freinant l'accès et les progrès des femmes dans les STIM, et ralentissant leurs carrières”.

Si “les femmes ont moins confiance en elles que les hommes” en général, Xhaferraj estime que cette tendance risque d'être exacerbée dans le monde de l'ingénierie, notamment du fait de l’absence de modèles féminins parmi les scientifiques, inventeurs et innovateurs.

Barbara De Micheli, spécialiste de l'égalité des chances à la Fondation G. Brodolini, examine les raisons des inégalités entre les hommes et les femmes dans le secteur italien des TIC et dresse un constat similaire. “Les stéréotypes sur les domaines féminins et masculins sont encore très ancrés, et les carrières dans les start-up et dans le monde des nouvelles technologies en général sont encore racontées de manière unilatérale et exclusivement masculine”, explique-t-elle.

En Italie aussi, “les mathématiques ne sont pas un truc de filles” et celles qui se spécialisent dans des domaines comme l’informatique et les télécommunications, considérés comme “extrêmement masculins”, peinent à trouver un emploi après l’obtention de leur diplôme. Et lorsqu'elles en trouvent un, selon De Micheli, “elles doivent souvent apprendre à se gérer elles-mêmes dans un contexte organisationnel d'entreprise qui est encore loin d'être équitable. Il n'y a pas eu d'évolution par rapport au passé et il y a encore beaucoup d'hommes dans les conseils d'administration”.

L’art des STIM pour toutes 

Salvina Pëllumbi enseigne les mathématiques dans une école d'Elbasan, une ville du centre de l'Albanie, à environ 50 kilomètres de la capitale, Tirana. Elle a choisi cette matière parce qu'elle a eu pour professeures “des femmes très fortes, capables de gérer à la fois leur famille et leur carrière”, qui lui ont montré qu’il était possible de concilier les deux. Elle sait qu'elle a eu de la chance, car “en général, les mères albanaises montrent souvent l'image d'une femme dévouée à sa famille”.

Dans le cadre de son travail à l'école, elle rencontre “des jeunes filles albanaises très intelligentes et travailleuses, qu'elle doit motiver en leur expliquant le marché du travail, les possibilités d'emploi et les perspectives de salaire dans les domaines des STIM”. Elle le fait en tant que mentor dans le cadre du projet Albanian Girls in ICT Academy ("Filles albanaises dans les factultés de TIC"), proposé par l’organisation Albanian Skills. En dehors de ça, elle intègre également des ateliers virtuels ludiques à ses cours afin d’amener ses élèves à réfléchir de manière critique sur le monde qui les entoure.

Pëllumbi énumère un certain nombre d'initiatives locales dans lesquelles elle est impliquée et dont elle est fière, mais elle sait aussi que des interventions systémiques sont nécessaires : séances d'orientation professionnelle ciblées, mise en avant de modèles féminins inspirants, campagnes de sensibilisation sur les réseaux sociaux … Elle sait également que le véritable problème se pose après l'université, “lorsque le parcours professionnel devient plus difficile, car dans la culture albanaise, les mères sont censées s'occuper entièrement et seules de la maison. Ensuite, si elles en ont le temps, elles peuvent poursuivre leurs études ou leur recherche scientifique”.

Réseaux d’encouragement mutuel

À ce jour, les jeunes Albanaises qui entrent dans le monde des STIM peuvent compter sur le réseau des femmes albanaises dans les STIM (NAW-STEM). Xhaferraj l'a créé “pour contribuer à l'autonomisation économique et sociale des femmes en augmentant leur représentation dans le secteur des STIM, tant dans l'industrie que dans le monde universitaire”, explique-t-elle.


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En Italie un autre réseau est dédié aux femmes ingénieures et architectes. L’AIDIA existe depuis 1957 et compte aujourd'hui plus de 450 femmes professionnelles de ces secteurs parmi ses membres.

Giovanna Iannuzzi est l’une d’entre elles, une femme d’affaires bien établie dans le secteur de la chimio-informatique. Mère de jumeaux, elle a su concilier vie professionnelle et vie familiale grâce à l’aide de sa famille et à sa propre détermination. Elle a souvent été devancée par des collègues masculins à cause de son sexe, mais elle n'a jamais abandonné.

Il est encore difficile d'accéder à des postes de gestion de projet ou à des postes importants, car les femmes sont perçues comme un risque”, regrette-t-elle. “Il est difficile d’obtenir des postes gratifiants avec des perspectives d'évolution : il faut toujours sortir les griffes et on n'obtient pas toujours ce que l'on mérite”. Même une place dans panel peut se révéler difficile d’accès : “Je suis souvent la seule femme lors des discours auxquels je suis invitée, mais je sais que je ne suis pas la seule femme dans l'industrie”, déclare-t-elle.

🤝 Cet article est publié dans le cadre de l'Initiative pour le journalisme d'investigation et de collaboration (CIJI), un projet cofinancé par la Commission européenne. Il a été publié à l'origine par Osservatorio Balcani Caucaso Transeuropa. Aller à la page du projet

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