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Des interdictions au “chat control” : comment l’Europe veut  protéger l’enfance en ligne

Engagée dans une course contre la montre pour protéger les enfants lorsqu’ils sont en ligne, l’Europe est partagée entre l'interdiction de certains contenus, la mise en place d'un système de vérification de l'âge, la lutte contre les risques liés à la vie privée et la responsabilisation des plateformes.

Publié le 3 décembre 2025

De la conception de plateformes addictives aux contenus mensongers produits par intelligence artificielle en passant par le harcèlement, l’accès à la pornographie ou l’influence de groupes extrémistes, les espaces numériques dans lesquels les enfants passent des heures chaque jour se font de plus en plus dangereux.

Partout en Europe, les gouvernements sont confrontés à un problème devenu de plus en plus pressant : les espaces numériques dans lesquels les enfants passent des heures chaque jour les exposent à des risques sans précédent. Le débat ne porte plus sur la question de savoir si les mineurs sont affectés par les abus en ligne, mais sur la mesure dans laquelle les Etats, l'Union européenne et les plateformes numériques doivent intervenir pour lutter contre ces abus. 

Face à des risques allant de la conception addictive aux contenus mensongers générés par IA en passant par le cyberharcèlement, l’accès à la pornographie et l’influence extrémiste, la réponse de l'Europe évoque un patchwork d'expériences menées dans l'urgence, de réflexes politiques et de divergences philosophiques profondes concernant les droits, la surveillance et l'enfance elle-même. La protection des mineurs en ligne est en passe de devenir l'un des combats réglementaires les plus sensibles et les plus déterminants sur le plan politique du continent.

Une crise commune, des déclencheurs différents

Le débat a éclaté dans plusieurs pays. En juin 2025, l'Autriche a été bouleversée par le meurtre dix personnes dans un lycée de Graz perpétré par un ancien étudiant de 21, qui a ensuite mis fin à ses jours. Les enquêteurs ont découvert que ce dernier utilisait jusqu'à 30 profils différents sur les réseaux sociaux et qu'il se coupait de plus en plus du monde réel pour s'immerger dans le monde virtuel. Le drame a également ébranlé le milieu politique : le vice-chancelier Andreas Babler (SPÖ, centre gauche) a appelé à l'interdiction des réseaux sociaux pour les enfants de moins de 15 ans, arguant que les algorithmes des plateformes numériques étaient devenus trop dangereux pour être laissés sans contrôle.

En septembre 2025, la Grèce a été confrontée à deux affaires glaçantes : un cas de diffusion de fausse pornographie infantile générée par intelligence artificielle par un adolescent de 13 ans, un autre concernant un homme de 25 ans qui extorquait des images pornographiques à des mineures sur les réseaux sociaux. En France, la combinaison d'une “addiction aux écrans” croissante, du scandale des “récompenses” TikTok Lite (un système critiqué pour son caractère addictif) et des inquiétudes grandissantes concernant l'exposition des enfants à la violence et aux contenus sexualisés a propulsé cette question au premier plan de l'agenda politique.

En Bulgarie, la montée du harcèlement, l'utilisation omniprésente des smartphones dans les écoles et la recrudescence des abus ont nourri les appels à l'action.

Partout en Europe, le constat est le même : les enfants passent de plus en plus de temps en ligne à un âge de plus en plus précoce et avec de moins en moins de protection, tandis que les dangers auxquels ils sont exposés augmentent.

La tentation de l’interdiction

En réponse, un nombre croissant de gouvernements européens ont envisagé ou adopté l'idée d'interdire l'accès aux réseaux sociaux aux mineurs. Outre le vice-chancelier autrichien, le Premier ministre grec et le ministre bulgare de l'Education ont tous publiquement évoqué la possibilité de restreindre l'accès des moins de 15 ans, tandis qu'une commission du Parlement européen a même suggéré de mettre en place une "majorité numérique" à 16 ans à l'échelle du continent.

Cependant, l'instinct d'interdire se heurte à une résistance tout aussi forte de la part des experts en droits numériques, des ONG de protection de l'enfance, des régulateurs et des psychologues. En Autriche, des experts tels que Moussa Al-Hassan Diaw, de l'association de prévention de l'extrémisme Derad, et Verena Fabris du Centre de conseil sur l'extrémisme ont fait valoir que, si une interdiction pouvait envoyer un signal politique, elle risquait également de rendre les plateformes encore plus séduisantes pour les adolescents. Les défenseurs des droits numériques, tels que Thomas Lohninger, de l'ONG de participation sociale Epicenter Works, ont insisté sur le fait que les mineurs ont le droit de participer au monde numérique. “Internet ne se résume pas à TikTok et Instagram”, a-t-il déclaré au quotidien Der Standard. Pour les militants, une restriction entraînerait des “dégâts collatéraux inacceptables”.

En Bulgarie, Antoaneta Vasileva, experte en sécurité des enfants, qualifie les interdictions totales d'“acte symbolique” créant un faux sentiment de sécurité : en effet, les mineurs peuvent contourner ces restrictions en utilisant de faux profils ou les appareils de leurs parents. Le principal risque n'est pas, selon elle, l'accès à internet, mais le manque d'éducation, de maturité émotionnelle et de liens affectifs qui permettraient d'apprendre aux enfants à naviguer en toute sécurité dans les espaces en ligne.


De Vienne à Athènes en passant par Paris, les experts reprennent le même message : la ligne de défense la plus efficace est encore la relation entre les enfants et les adultes. Pas les pare-feu, les interdictions ou les applications


La même préoccupation se fait entendre en France, où, dès l'âge de quatre ans, certains enfants sont happés par le défilement infini de contenus en ligne, souvent guidés par des parents également convaincus par des influenceurs. Les éducateurs rapportent que de nombreux jeunes utilisateurs imitent les contenus destinés aux adultes sans en mesurer les implications. Les numéros d'urgence nationaux tels que e-Enfance / 3018 traitent des milliers de cas de harcèlement, d'extorsion sexuelle et de contenus manipulateurs.

Pour les experts, les régulateurs et les éducateurs, interdire l'accès semble à la fois irréalisable et insuffisant : cela ne résout rien si l'on n'apprend pas aux enfants comment se comporter en ligne, reconnaître les risques et faire confiance aux adultes qui en ont la charge.

Attentes et dangers de la vérification de l’âge

Les interdictions ne faisant pas l'unanimité, l'Europe semble se tourner vers la vérification de l'âge. La question est de savoir comment procéder à cette vérification sans instaurer une surveillance de masse.

L'Espagne avait déjà tenté une mesure innovante en 2024 : le gouvernement avait proposé d'obliger tous les utilisateurs accédant à des contenus pornographiques en ligne à vérifier leur âge à l'aide de leur carte d'identité nationale électronique via une application. L'objectif : empêcher les mineurs de moins de 18 ans d'accéder à des contenus pour adultes. Les experts en cryptage, les spécialistes de la protection de la vie privée et les défenseurs des libertés civiles avaient immédiatement mis en garde contre les imperfections techniques de ce système, juridiquement risqué et dangereux pour la vie privée. Le projet avait finalement échoué sous la pression publique et le poids objections techniques, rapporte El Confidencial.

D'autres pays, comme la Grèce, testent actuellement des outils plus sophistiqués. Dans le cadre d'un programme pilote de l'UE, Athènes prévoit d'intégrer la vérification de l'âge, le contrôle parental et des filtres de contenu dans une application nationale appelée Kids Wallet, qui devrait être lancée d'ici la fin de l’année.

La France expérimente également des projets pilotes de vérification de l'âge conformément à la loi européenne sur les services numériques (Digital Services Act, DSA). Les régulateurs soulignent que tout système doit trouver un équilibre entre efficacité et protection des données et éviter de créer une identité numérique universelle. Cependant, les défenseurs des droits numériques tirent la sonnette d’alarme : selon eux, un système de vérification suffisamment puissant pour bloquer les mineurs pourrait également être susceptible d'identifier et de tracer les adultes. La question n'est donc pas seulement de savoir comment bloquer les enfants, mais aussi de déterminer si la vérification de l'âge devrait être autorisée de quelque manière que ce soit dans une démocratie numérique libre.

De la “conception addictive” au manque de responsabilité des plateformes

Dans toute l'Europe, un deuxième constat émerge : la conception problématique des réseaux sociaux. Pour de nombreux experts, le danger ne réside pas seulement dans le contenu que les enfants voient, mais aussi dans la manière dont ils sont poussés à le voir.

En 2024, TikTok Lite a lancé un système de “récompenses” en France et en Espagne qui attribuait des points et des incitations aux utilisateurs qui regardaient plus de vidéos et se connectaient quotidiennement. Cette initiative a suscité l'indignation, en particulier parmi les défenseurs de la sécurité des enfants. Sous la pression, la Commission européenne a ouvert une enquête officielle au titre du DSA sur la “conception addictive” et TikTok a suspendu cette fonctionnalité. Cette affaire a montré pour la première fois que le DSA pouvait contraindre au niveau européen les plateformes à revenir sur leurs choix techniques.

En France, une enquête parlementaire a examiné les risques que représentent les algorithmes de recommandation, la viralité induite par l'IA et les pressions structurelles exercées par les plateformes pour la santé mentale des mineurs. Les régulateurs considèrent de plus en plus ces questions comme des défauts de conception plutôt que comme de simples comportements inappropriés de la part des utilisateurs, et exigent que les plateformes repensent leurs services en tenant compte du bien-être des enfants.

À l’école ou chez soi, la frontière trouble entre la vraie vie et celle en ligne

Les écoles deviennent le théâtre d'une bataille autour des règles numériques. En Bulgarie, par exemple, le ministère de l'Education a étendu son interdiction des smartphones à tous les “appareils à écran” pendant les heures de classe, à compter de novembre 2025. Parallèlement, en France, les autorités débattent de restrictions sur l'utilisation des écrans dans les écoles, tout en recommandant une surveillance plus stricte des activités en ligne des adolescents et un “couvre-feu numérique” de 22 heures à 8 heures.

Les experts insistent toutefois sur le fait que les écoles ne peuvent pas supporter seules ce fardeau. Dès leur plus jeune âge, les enfants sont plongés dans un monde numérique souvent façonné par les adultes qui les entourent. Dans de nombreux foyers, les parents créent des profils sur les réseaux sociaux pour leurs enfants ou les encouragent à publier des posts à la manière des influenceurs, parfois sans en saisir pleinement les risques.

Des organismes de réglementation tels que la CNIL, l'autorité française de protection des données, publient désormais des lignes directrices sur le “sharenting” (partage parental), exhortant les parents à réfléchir à deux fois avant de publier des photos ou des vidéos de leurs enfants en ligne. Plusieurs pays européens ont adopté une législation similaire à la loi française de 2020 sur les droits à l'image des enfants, qui accorde aux mineurs le contrôle des photos et vidéos les représentant publiées par leurs parents à des fins commerciales. Une nouvelle loi de 2024 a étendu la plupart de ses dispositions à la vie quotidienne des enfants, imposant aux parents l'obligation légale de protéger l'image numérique de leur enfant et permettant aux mineurs de demander le retrait de contenus.

Pourtant, dans toutes les capitales, de Vienne à Athènes en passant par Paris, les experts reprennent le même message : la ligne de défense la plus efficace est encore la relation entre les enfants et les adultes. Pas les pare-feu, les interdictions ou les applications.


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Comme le dit Antoaneta Vasileva, experte en sécurité des enfants en Bulgarie : “La protection la plus sûre est un dialogue ouvert et le fait que les enfants sachent qu'ils ne sont pas seuls, même lorsqu'ils se trouvent dans une situation difficile en ligne”.

Les enfants doivent savoir qu'ils peuvent demander de l'aide, signaler les cas de harcèlement et reconnaître la manipulation. Les adultes – parents, enseignants, éducateurs – doivent instaurer un climat de confiance, enseigner la culture numérique et guider les enfants dans leur navigation en ligne de manière sûre et responsable, rappelle-t-elle.

Une UE plus ambitieuse que ses Etats membres

Au niveau européen, la protection des enfants est devenue l'un des fronts les plus conflictuels de la régulation numérique. La DSA et la future loi sur l'intelligence artificielle (AI Act) imposent aux plateformes des obligations sans précédent en matière d'évaluation des risques pour les mineurs, de conception de services plus sûrs et de suppression des contenus préjudiciables.

Mais la proposition la plus controversée de l'UE reste le règlement sur les contenus à caractère pédopornographique (CSAR), surnommé “Chat Control” par ses détracteurs. Il vise à obliger les plateformes à détecter, supprimer et signaler les contenus à caractère pédopornographique (CSAM), même dans les espaces cryptés et les messages privés.

Les partisans de cette mesure affirment qu'il s'agit du seul moyen réaliste de détecter les formes modernes de pédopiégeage (ou “grooming” en anglais), d'extorsion et d’abus par l'image, qui passent actuellement inaperçues. Vasileva et d'autres experts en protection de l'enfance estiment que le “contrôle des tchats” pourrait offrir un niveau de protection bien plus élevé que les interdictions basées sur l'âge.

Vasileva, ainsi que les défenseurs de la vie privée et les organisations de défense des droits numériques, avertissent cependant que le passage au crible généralisé des messages privés reviendrait à normaliser la surveillance pour tout le monde. Ils affirment que cela compromettrait le cryptage et transformerait les communications privées en flux réglementés et contrôlés, ce qui constituerait un changement important aux conséquences graves pour la liberté individuelle dans toute l'Europe.

Par ailleurs, le 26 novembre, le Parlement européen a adopté à une large majorité une résolution appelant à une protection renforcée contre les stratégies manipulatrices qui peuvent conduire à la dépendance et nuire à la capacité des enfants à se concentrer et à interagir de manière saine avec les contenus en ligne. Les députés européens ont également proposé un âge minimum harmonisé de 16 ans pour accéder aux réseaux sociaux, aux plateformes de partage de vidéos et aux compagnons IA. Ils ont également autorisé les 13-16 ans à y accéder avec le consentement parental et ont soutenu les travaux de la Commission visant à développer une application européenne de vérification de l'âge et un portefeuille d'identité numérique européen (eID), tout en préservant la vie privée des mineurs.

Le même jour, les Etats membres de l'UE se sont mis d'accord sur une position commune concernant un règlement visant à prévenir et à combattre les abus sexuels commis sur des enfants, y compris en ligne. Une fois adoptée, la nouvelle loi obligera les entreprises numériques à empêcher la diffusion de contenus liés aux abus sexuels commis sur des enfants et au racolage d'enfants. Les gouvernements nationaux pourront exiger des entreprises qu'elles suppriment ces contenus et en bloquent l'accès ou, dans le cas des moteurs de recherche, qu'elles les suppriment des résultats de recherche. Le règlement proposé prévoit également la création d'une nouvelle agence européenne, le Centre européen sur les abus sexuels commis à l'encontre des enfants, qui aidera les Etats membres et les fournisseurs de services en ligne à mettre en œuvre la loi.

L'équilibre entre la protection des enfants en ligne et la sauvegarde de la vie privée de millions de personnes est ainsi au cœur de la politique européenne. La question est de savoir s'il est possible de concilier les deux ou si elles sont incompatibles.

Quel monde numérique l’Europe choisira-t-elle pour ses enfants ?

Plutôt qu'un modèle européen unifié, c'est un constat commun à l'ensemble du continent qui émerge aujourd’hui : l'enfance est désormais indissociable du monde numérique, et ce monde ne peut plus rester sans réglementation. L'Europe est donc confrontée à un choix difficile : faut-il miser sur des interdictions, investir dans des stratégies axées sur l'éducation, repenser les plateformes pour plus de sécurité, développer les outils de surveillance ou, de manière plus réaliste, tenter de trouver un équilibre fragile entre toutes ces approches ? 

Pourtant, même dans ce paysage fragmenté, un principe s'impose : la protection ne peut se faire au détriment de la capacité des enfants à naviguer dans leur propre environnement numérique. Comme le rappelle Antoaneta Vasileva, “nous devons développer les compétences des enfants afin qu'ils puissent reconnaître les risques et relever les défis en ligne de manière mature et réfléchie, des compétences qui les aideront à devenir des penseurs critiques et résilients, ainsi que des acteurs responsables dans le monde numérique”.


🤝 Cet article a été rédigé dans le cadre du projet européen PULSE. György Folk (EUrologus/HVG), Manuel Ángel Méndez et M. Mcloughlin (El Confidencial), Giota Tessi (Efsyn) et Desislava Koleva (Mediapool) y ont contribué.
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