Arian Leka est une figure emblématique du paysage littéraire des Balkans. À travers ses poèmes, nouvelles, essais et romans, il explore les thématiques de la migration et de l'exil, avec un accent particulier sur l'expérience albanaise, et aborde la culture et l'histoire de la Méditerranée.

La mer est l'une des obsessions littéraires de Leka : elle traverse ses œuvres comme un fil rouge et apparaît tantôt comme un espace d'espoir, tantôt comme une tombe pour celles et ceux qui, à la recherche d'une vie meilleure, sont engloutis par ses eaux.
Osservatorio Balcani Caucaso Transeuropa : Vous abordez souvent le thème de la migration, du déplacement et de l'exil, en faisant le lien entre l'expérience de l'émigration albanaise au début des années 1990 et les migrations d'aujourd'hui.
Arian Leka: Ce thème est abordé dans de nombreux ouvrages, dont Härte Memece për të mbyturit ["Carte muette pour les noyés", Poeteka, 2019, non traduit en français]. Dans ce livre, des moments de ma vie personnelle et familiale se mêlent à des expériences communes du peuple albanais et de l'humanité avec, en toile de fond, la thématique de la mer. L'idée d'exode possède une force d'attraction immense, car il ne s'agit pas seulement d'une fuite ou d'un départ qui laisse la possibilité d'un retour. Il s'agit d'un déplacement considérable, d'un déracinement qui transforme les vies et les paysages, d'un véritable tremblement de terre social.
Pour moi, l'exode est un mouvement physique et une constante universelle, une métaphore de la vie. Un voyage. La naissance est un petit exode, tout comme l'imagination. Au cours de notre vie, nous vivons quotidiennement de petits exodes à l'école, dans la société, au travail. La vie est une succession sans fin d’arrivées et de départs, un rite de passage. Même la mort est une forme d'exode. Ces départs intérieurs, plus intimes, nous préparent au départ définitif. Je le vois comme un Big Bang continu, un vaste panorama de déplacements : quitter la maison, fuir l'amour. Dans ce contexte, l'expérience albanaise est pour moi un prisme à travers lequel j’aborde les expériences d'autres peuples liés à la mer, en particulier à la Méditerranée.
Historiquement, les Albanais ont été profondément affectés par cette force d'expulsion, comme en témoignent les exodes massifs. Dans ce livre, j'ai utilisé trois registres pour raconter l'émigration. Ce ne sont pas seulement des personnes désespérées qui partent, mais aussi des citoyens issus de classes sociales aisées, emportant avec eux des fragments de leur identité : colonnes, ornements, bijoux, blasons, armoiries familiales, mais aussi fleurs et animaux, tout ce qui peut être transporté. Ils ne laissent derrière eux que des arbres, des paysages et des tombes.
Bien qu'il s'agisse d'un livre sur la migration, sur ceux qui se perdent en mer parmi les migrants et les passeurs, j'explore également dans cet ouvrage les formes infinies de l'exode : se fuir soi-même tout en essayant de préserver ses racines, et en même temps, semer la graine de l'Autre.
Votre travail montre que l'émigration est l'une des expériences les plus traumatisantes de la société albanaise post-socialiste. Comment a-t-elle influencé la culture du pays après la chute du régime d'Enver Hoxha, le dictateur d’Albanie de 1945 à 1985 ?
J'entends souvent parler de “rideau de fer”, un concept qui implique que les murs puissent tôt ou tard disparaître ou s’effondrer. En Albanie, il n'y avait pas de rideau, seulement des barrières de béton et des impasses. Au cours de l'Histoire, il y a eu peu d'exodes comparables à celui qu'a connu l'Albanie entre 1990 et 1992, lors duquel des gens ont volé des bateaux et essayé de construire des embarcations avec n’importe quoi [pour partir]. Certains ont même installé des camions sur des tonneaux pour en faire des bateaux.
Les effets de cet exode ont été comparables à un tsunami. Les conséquences directes, telles que les pénuries, l'isolement et le détachement linguistique et culturel, se font toujours sentir, même alors que la situation économique s'améliore. La société reste divisée. Ce qui a commencé comme besoin d'émigrer pour trouver du travail s'est transformé en fuite de cerveaux à la recherche de meilleures opportunités, comme s’ils pouvaient toujours faire leur vie ailleurs, loin de leur ville natale.
“Au cours de notre vie, nous vivons quotidiennement de petits exodes à l'école, dans la société, au travail. La vie est une succession sans fin d’arrivées et de départs, un rite de passage. Même la mort est une forme d'exode”
Ce phénomène touche aujourd'hui l'ensemble de notre région. On a le sentiment que nos territoires fournissent de la main-d'œuvre aux pays occidentaux qui proposent de meilleures conditions de vie. C'est la raison pour laquelle ce sujet reste un élément fondamental de ma production littéraire.
Vous entretenez un lien avec l'espace culturel méditerranéen, qui sert de cadre à vos livres. Que représente Durrës, votre ville natale, pour vous ?
Les écrivains éprouvent souvent des expériences similaires à celles des plantes endémiques et indigènes. Le lieu où je suis né a façonné mon identité et m'a appris que les petits espaces pouvaient être à la fois caractérisés par l’intimité locale et par le cosmopolitisme. Ces espaces doivent être préservés, qu'ils aient été créés par des peuples indigènes ou façonnés par des étrangers. C'est la ville de Durrës qui a déterminé ma conception de l'éphémère et de l'imparfait. Les lieux où la mer est toujours présente ont quelque chose de particulier.
À Durrës, l'homme se tient face à la mer, mais il s’agit de deux entités fondamentalement différentes : la mer est vaste et horizontale, tandis que l'homme se tient droit, tel un point d'exclamation, devant elle, comme un observateur qui l’admire. Cette dynamique a profondément influencé mon imagination. Durrës a été le théâtre de nombreuses formes de vie sociale, une ville provinciale, mais aussi une métropole ; une ville ancienne, mais aussi expérimentale, surtout pendant la période socialiste. Un coin caché de cette paix typiquement méditerranéenne, mais aussi un lieu de répétition rythmique : une exposition de propagande, le siège de la première communauté chrétienne apostolique, et le point de départ d'une révolution athée. Une ville paradoxale, pleine de contradictions, située sur un territoire certes petit, mais fertile.
La mer est au centre de vos écrits, j'ai l'impression qu'il s'agit pour vous d'une métaphore globale. Dans un passage, vous dites que Mare nostrum est devenu Mare mortuum ...
Au-delà de l'émigration, la mer occupe une place fondamentale dans mon écriture. Cette thématique se décline dans presque tous mes livres. J'ai consciemment évité les clichés des cartes postales méditerranéennes pour raconter la destinée humaine au-delà des paysages à couper le souffle, loin des couchers de soleil et du romarin parfumé, et explorer la réalité de la vie au bord de la mer. Les métiers de la mer – marins, pêcheurs, etc. – sont tout sauf romantiques.
J'ai abordé la question de la mer à travers le prisme des migrants, qui n'apparaissent dans les médias qu'après les tragédies. Cet effacement est une nouvelle forme d'ostracisme, un racisme moderne. Vous parlez de la mer comme d'une “métaphore globale”, avec sa beauté envoûtante méditerranéenne et sa double nature, à la fois Mare nostrum et Mare mortuum. Cependant, ce Mare nostrum ne s'est pas transformée en Mare mortuum tout seul. C'est nous qui en avons fait un monstre qui se nourrit d'êtres humains et semble préférer engloutir des navires tout entiers.
“Y a-t-il jamais eu une époque marquée par la gentillesse et la compréhension ?”
Nous avons tendance à changer de chaîne lorsque des images tragiques apparaissent à l'écran et perturbent notre confort, suscitant en nous une émotion profondément humaine, la tristesse, que nous avons tendance à fuir. Face à ces images, nous nous réfugions dans nos grottes modernes – maisons, bureaux et centres de bien-être – où nous “peignons” une vie idéale, encadrons des photos d'une mer calme et apparaissons heureux et souriants.
Il est toutefois facile de se montrer moralisateur et de ne parler que de la disparition de l'empathie humaine. Y a-t-il jamais eu une époque marquée par la gentillesse et la compréhension ? Même dans les manuels d'histoire, il n'y a pas d'âge d'or. Les périodes préhistoriques sont associées à des armes, des outils et des pratiques violentes, comme l'âge de fer ou l'âge de bronze.
Vos livres laissent entendre que vous croyez en la mission de la littérature. Quel est le rôle de cette dernière aujourd'hui ?
De nombreux proverbes affirment que la plume est plus forte que l'épée et que les écrits restent. J'aimerais y croire, mais l'escrime n'est pas mon sport favori. Pour moi, c'est une chimère, mais ce n’est pas une fatalité, ni une raison d’abandonner ma plume-épée. Il faut être réaliste : les écrivains ne sont plus ces “mystérieux auteurs des lois du monde”. Aujourd'hui, ce ne sont plus ceux qui sont prêts à se rebeller qui l'emportent, mais les “écrivains-prêtres”, ceux qui font partie du cortège et des liturgies littéraires. Il est donc clair que c'est l'épée qui dicte le texte, même si la plume a encore une influence sur les lecteurs.
Je viens d'un pays qui a vécu sous une dictature, où la plume des écrivains albanais a malheureusement succombé aux diktats de l'épée idéologique. Le pluralisme politique étant interdit, il n’y avait pas non plus de pluralisme esthétique, contrairement à ce qui se passait en ex-Yougoslavie. Les écrivains albanais les plus talentueux ont transformé leur plume en épée, présentant le socialisme comme un phénomène merveilleux et prometteur.
Je n'ai pas l'intention de juger qui que ce soit, mais il est plus facile de changer une plume en épée que l'inverse. Nous avons eu la chance d'avoir des écrivains comme Miroslav Krleža ou Danilo Kiš, qui ont vécu un exil intérieur. La littérature a conservé son sens et son pouvoir, mais nous devons éviter de créer une nouvelle utopie dictée par l'écriture.
🤝 Cette conversation a été réalisée dans le cadre de l'Initiative pour le journalisme d'investigation et de collaboration (CIJI), un projet cofinancé par la Commission européenne. Elle a été publiée à l'origine par Novosti et par Osservatorio Balcani Caucaso Transeuropa (OBCT). La page du projet
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