Décryptage Forteresse Europe

Barbelés, murs, drones : le juteux business des frontières européennes

Barbelés, murs, drones et détecteurs de mouvement : la lutte contre l’immigration revient chère. Alors que les gouvernements autoritaires en Europe ne cessent de durcir leurs politiques anti-immigration, le marché du contrôle aux frontières est en pleine expansion. Un phénomène qui, comme le démontre le journaliste d’investigation José Bautista, attire son lot d'entrepreneurs et politiciens peu scrupuleux.

Publié le 18 janvier 2024 à 08:30

Avant 2006, Mora Salazar était une entreprise familiale qui offrait ses services de pose de clôture aux particuliers et petites entreprises. Cette année-là, elle a été embauchée par l’Espagne pour mettre en place des barrières en fil barbelé à la frontière séparant les villes autonomes de Ceuta et de Melilla du reste de la côte africaine. Aujourd’hui, Mora Salazar s’appelle “European Security Fencing”, et s’est transformée en une multinationale implantée à Bruxelles et Berlin et opérant dans plus de 30 pays. “Si la gauche est élue, je démantèle les barrières. Si la droite revient au pouvoir, je les remets en place. Je l’ai déjà fait à quatre reprises, et chaque installation me rapporte 3 millions d’euros”, reconnaît le propriétaire de la société. 

Les passages du public au privé sont monnaie courante au sein de ces entreprises qui tirent profit des barrières à Ceuta et Melilla. Parmi les plus de 120 exemples qu’il est possible de citer figurent une dizaine d’anciens ministres du Parti Populaire (PP, droite) et du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE, centre gauche). L’Espagne invoque des raisons de “sécurité nationale” pour justifier son refus de révéler le montant total des dépenses liées à ces barrières. Lors de cette enquête, 188 contrats publics d’une valeur de 133 millions d’euros pour les deux barrières ont été étudiés. 

En Europe, ce marché a véritablement explosé lors de la “crise migratoire” de 2015, au moment où le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a décidé d’ériger un mur le long de la frontière avec la Serbie. Selon les estimations, Orbán aurait consacré plus de 2 milliards d’euros à ce projet, qui a été particulièrement rentable pour l’entreprise metALCOM Zrt. L’actionnaire principal de cette dernière, l’homme d’affaires Zoltán Bozó, est également membre du Fidesz, comme l’a démontré le média Index.hu par le passé.

D’autres pays européens ont rapidement emboîté le pas à la Hongrie. La ville historique de Calais, en France, est une étape clé pour les migrants qui tentent de traverser la Manche et atteindre le Royaume-Uni. Elle est aujourd’hui entourée par une barrière de 65 kilomètres de long dotée d’un équipement à la pointe de la technologie : drones ultra-modernes, caméras à vision nocturne, et enfin détecteurs de mouvement et de CO2 permettant de repérer les migrants grâce à leur respiration. L’Europe a accordé à la Grèce, point d’entrée principal des migrants en provenance de l’est, un budget de 819 millions d’euros pour renforcer ses frontières avant 2027. Au total, on compte 1800 kilomètres de murs à travers les 27 pays de l’Europe. 

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La ministre de l’Intérieur slovène, sollicitée pour cette enquête, affirme que “la construction de barrières ne résoudra pas le problème de l’immigration clandestine”. Mais la suppression de la barrière qui sépare la Slovénie et la Croatie a suscité de vives controverses. Minis, la même compagnie qui avait installé la clôture en 2015, a été rémunérée à hauteur de 7 millions d’euros par la Slovénie pour démanteler celle-ci. Comme le précise un représentant de l’ONG Transparency International Slovenia : “Avant ce projet, Minis n’avait absolument aucun employé, et leurs locaux se situaient à la même adresse qu’une branche locale du parti au pouvoir à l’époque”. Le contrat pour le projet a été attribué lors d’un appel d'offres fermé au public. 

Les pays européens estiment que les flux migratoires constituent une atteinte à la sécurité publique. Ils préfèrent donc consacrer plus de budget à la construction de murs qu’à des questions sociales urgentes. “Vous avez vu l’état des routes ici ? Cela fait des années que l’on attend qu’elles soient réparées, mais le mur a été construit sans délai”, commente une vieille habitante de Matoczina, un village bulgare (l’un des pays les plus pauvres de l’Union européenne), avoisinant la frontière avec la Turquie. 

Les barrières sont des armes à double tranchant : de l’autre côté des murs, les trafiquants et gouvernements autoritaires à la frontière de l’Europe en tirent également parti. D’une part, les mafias qui transportent les migrants augmentent les tarifs qu’ils facturent pour des voyages de plus en plus dangereux. D’autre part, les frontières de plus en plus militarisées permettent aux gouvernements autoritaires et aux dictatures comme la Turquie, le Maroc, la Biélorussie, ou la Tunisie d’exploiter les migrants à des fins politiques. Ces Etats élargissent le contrôle et l’influence qu’ils exercent de l’autre côté des frontières européennes en échange de compensations monétaires, de soutien diplomatique et autres concessions de la part de l’Europe. 

👉 Original article on El Confidencial
Cet article fait partie de “L’Europe des murs”, une enquête menée par El Confidencial en collaboration avec quatre autres médias sur les barrières qui entourent l’Union européenne. Cette enquête figurait parmi les finalistes du European Press Prize 2023, qui a gracieusement autorisé la réédition de cet article. Retrouvez plus d’articles sur le site europeanpressprize.com

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