Data Précarité énergétique

Plus d’une personne sur dix en Europe a du mal à chauffer son logement

Plus de 47 millions d'Européens et d'Européennes ne peuvent pas chauffer correctement leur logement. Ce chiffre a explosé depuis 2021. Quels sont les facteurs qui conditionnent la “précarité énergétique” et quel impact cette dernière peut-elle avoir sur les tensions sociales ?

Publié le 5 mars 2025

Andrea* estime que son fils a de la chance. Il va à l’école, où le chauffage est allumé. Mais la mère de famille de 48 ans, aujourd’hui préretraitée, n’a pas cette chance : “Je suis toujours à la maison. J’ai toujours froid”.

Pourtant, un logement froid constitue un danger pour la santé, affirme Boris Kingma, thermophysiologiste à l’Organisation néerlandaise pour la recherche scientifique appliquée (TNO) : “Vous pouvez vous protéger du froid avec des vêtements, mais si le logement n’est pas chauffé, votre corps ne peut pas récupérer du stress causé par l’exposition prolongée au froid”.

Les personnes vivant dans des habitations froides et humides ont un risque accru de troubles de la santé mentale, mais aussi de problèmes cardiovasculaires (comme les crises cardiaques) et d’infections respiratoires chroniques. Les conséquences peuvent être une incapacité de travailler, un impact sur le bien-être, voire la mort prématurée.

L’impossibilité de chauffer les espaces de vie doit être prise sérieusement”, ajoute Kingma. “Non seulement pour la santé de millions de personnes, mais aussi, d’une certaine manière, pour l’économie des pays, sinon celle de toute l’Europe.”

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Le nombre de personnes affectées a augmenté dans tous les pays de l’UE depuis 2021, y compris en Allemagne, où 5,2 millions de personnes ne peuvent pas se chauffer. Les données actuelles, utilisées dans les comparaisons européennes, datent de 2023. Pour l’Allemagne, les chiffres de 2024 sont déjà disponibles, et celles-ci indiquent que 6,2 % de la population est touchée. Bien que cela représente une diminution par rapport à 2023, la proportion reste néanmoins significativement plus élevée qu’avant la crise énergétique (elle était de 3,3 % en 2021).

Au cours d'une étude conduite par Eurostat à l’échelle de l’UE, il a été demandé aux participants si leur foyer avait les moyens de chauffer convenablement leur logement. Aucune température fixe n’a été mentionnée, les réponses étaient autodéclarées. Les personnes affectées incluent aussi bien celles qui ne peuvent pas se chauffer suffisamment que celles qui ne peuvent pas se chauffer du tout. L’association des locataires allemands (DMB) et l’Agence fédérale allemande pour l’environnement préconisent toutes les deux une température minimum de 20 degrés Celsius dans les espaces de vie.

Parmi les individus affectés, beaucoup restent dans le froid par peur d’ouvrir la prochaine facture d’énergie. Certains parlent de températures entre 10 et 15 degrés dans leurs espaces de vie, ou alors admettent devoir rogner sur leur budget alimentation pour se permettre de chauffer un peu plus. Outre la souffrance physique et psychologique, certains signalent également un sentiment de solitude lié à leur situation.

Lors d’une journée glaciale de janvier, dans un village à colombages près de Kassel (dans le nord-est de l’Allemagne), Andrea est assise dans le canapé de son salon, vêtue d’un legging thermique et d’un pull en laine. Ses pieds, étouffés sous deux paires de chaussettes en laine, sont cachés sous ses jambes. “Viens-là mon petit Schtroumpf”, adresse-t-elle tendrement à son fils Ben*, âgé de 11 ans. Tandis que celui-ci est absorbé par un jeu mobile, Andrea explique leur situation : “C’est pire le matin”. C’est le moment de la journée où elle se met à parcourir la maison pour éviter que la moisissure ne s’installe, après quoi elle s’habille aussi vite que possible. Elle ne peut pas se doucher plus d’une à deux fois dans la semaine, mais peut au moins utiliser la précieuse eau chaude.

Andrea est atteinte d’une maladie chronique, raison pour laquelle elle est en retraite anticipée. Une lettre du bureau des services sociaux le prouve. Elle souffre de la maladie de Verneuil : des inflammations très douloureuses se forment de manière répétée sous sa peau, nécessitant des opérations.

Quelque 47 millions de personnes à travers l’UE, la Suisse et la Norvège se retrouvent dans l’incapacité de se chauffer convenablement en hiver, soit à peu près 10,2 % de la population. Une hausse inquiétante depuis 2021, où ce nombre était déjà à 31 millions. Les pays les plus touchés ne sont généralement pas les plus froids, mais les plus chauds, comme l’Espagne, la Grèce, le Portugal, la Bulgarie et l’Italie. La Lituanie se démarque également.

La “précarité énergétique” en Europe

Comment se fait-il qu’autant d’Européens (jusqu’à 30 % dans certaines régions) n’ont pas les moyens de se chauffer ?

Selon les spécialistes, trois facteurs clés interviennent dans la “précarité énergétique” en Europe : les bâtiments non rénovés, le prix de l’énergie et les faibles revenus. Bien que les coûts énergétiques se soient stabilisés sur le continent, ceux-ci restent élevés : pour les particuliers, le gaz naturel coûtait presque deux fois plus cher en 2024 qu’en 2020. La pandémie de Covid-19 avait déjà entraîné une hausse de la demande en énergie ; l’agression de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a pris le relais comme catalyseur de la crise énergétique. L’alimentaire et l’immobilier ont aussi connu une hausse, alors que les salaires réels ont baissé de 1,1 % depuis 2019, selon un rapport de la Commission européenne publié en 2024.

Le problème, c’est que plus je dépense dans le chauffage, moins je peux m’occuper de nous”, se lamente Andrea. “Le prix des courses est devenu très cher”. Elle a tous les prix en tête : 69 centimes le sachet d’avoine premier prix, c’est-à-dire 20 de plus qu’avant. 2,49 € le lot de trois poivrons. Elle préfère acheter les articles qui sont en promotion, et toujours juste ce qu’il faut pour ne pas gâcher.

Lorsque Ben quitte brièvement la pièce, elle nous confie qu’elle se sent très seule. “Nous vivons coupés du monde”. Elle aimait sortir prendre un café avec ses amis, mais ce n’est plus envisageable. Ben adore aller au cinéma, mais ils n’y vont plus que deux ou trois fois par an désormais, et sans popcorn. Il ne fréquente plus non plus le club de football : les voyages, les chaussures et les maillots reviennent tout simplement trop chers. Ils économisent partout où c’est possible.

L’augmentation du coût de la vie est l’une des préoccupations majeures des citoyens européens. “Les gens sont frustrés. Cela peut amener à de l’insatisfaction politique, une perte de confiance dans la classe politique et, à terme, à de l’instabilité”, affirme Guntupalli. La crise de la vie chère est déjà responsable de manifestations dans plusieurs pays.

La question de savoir comment éviter que les gens ne meurent de froid se fait de plus en plus urgente. Un différend politique est apparu sur la voie à suivre, et l’Europe est aujourd’hui confrontée à une question : comment prévenir les conflits sociaux ?

Les gouvernements n’ont toutefois pas balayé la question sous le tapis. En Allemagne, les mesures visant à combattre l’inflation et à permettre une relance post-pandémie ont déjà coûté des milliards, selon le ministère fédéral de l’Economie. Une série d’entre elles, proposée par le chancelier Olaf Scholz fin 2022, et surnommée le “Doppelwumms” (double choc), inclut le contrôle des prix de l’énergie, l’apport d’aides financières pour le chauffage et la baisse de la TVA sur le gaz et le chauffage. Pour Florian Munder, membre de la Fédération des organisations allemandes de consommateurs (VZBV), “cela implique des sommes colossales afin d’alléger le poids financier à court terme”. La plupart de ces dispositions se sont arrêtées fin 2023.

Le Conseil allemand des experts économiques (SVR) estime que le contrôle des prix de l’énergie appliqué par le gouvernement a quelque peu ralenti l’inflation. Néanmoins, les personnes qui n’ont pas assez d’argent pour se chauffer font toutes face au même problème : les aides sont bien moins importantes qu’en 2022, mais les prix restent élevés.

Les associations caritatives ressentent aussi cette crise. “Il nous manque actuellement un plan à long terme pour notre travail et nos usagers”, explique Maike Staufenbiel, travailleuse sociale au Service social catholique de Hamm, dont une des missions est de conseiller les personnes endettées. Elle s’avoue déconcertée par la difficulté d’accéder à l’aide pour des raisons de temps et de budget : “En vérité, nous dépendons de prestations financières spéciales pour obtenir de l’aide. Mais en fin de compte, ce ne sont que les symptômes qui sont traités et non la cause”.

D’après son expérience, les personnes les plus touchées sont le plus souvent celles occupant des postes peu qualifiés ou à temps partiel, celles souffrant de maladies chroniques et les parents seuls.


Pour les particuliers, le gaz naturel coûtait presque deux fois plus cher en 2024 qu’en 2020.


À partir de 2025, le prix du gaz naturel (dont la plupart des Allemands dépendent pour se chauffer) devrait augmenter en raison de l’augmentation des redevances de réseau. En effet, les taxes vont être augmentées, tant pour le gaz que pour le mazout : 55 euros par tonne de CO2 contre 45 actuellement. Pour les personnes qui ne peuvent pas bénéficier des énergies renouvelables, les coûts de chauffage continueront probablement à grimper dans les années à venir.

Dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe, la tarification du carbone sera introduite dans toute l’UE pour le chauffage et le ravitaillement en carburant à partir de 2027. L’énergie utilisée dans les bâtiments représente 36 % de l’ensemble des émissions de l’UE.

Le Système européen d’échange de quotas d’émission (ETS2) devrait remplacer le système allemand et introduire une taxe carbone pour le chauffage et les transports dans les autres Etats membres qui n’en ont pas encore. Selon une analyse de différentes études, réalisée par l’Agence fédérale de l’environnement, une tarification du carbone comprise entre 100 et plusieurs centaines d’euros est possible d’ici à 2030.

Contrairement à la flambée des prix provoquée par l’invasion russe, cette augmentation est prévisible. Entre-temps, les Etats membres de l’UE devraient travailler à l’intégration de l’ETS2 dans leur législation nationale, ainsi qu’à leur plan social pour le climat. Ce dernier leur permettra, à partir de 2026, d’accéder au financement de l’UE provenant des recettes sur le carbone, et de le redistribuer à leur population. L’objectif : éviter que les prix élevés de l’énergie ne pèsent de manière disproportionnée sur les ménages les plus pauvres. Cependant, la Commission européenne a déjà initié la première phase d’une procédure d’infraction à l’encontre de l’Allemagne et de 25 autres pays membres pour inaction à l’été 2024.

L’incertitude demeure concernant la politique environnementale que mènera le prochain gouvernement allemand, tout comme le soutien que les Européens réservent au Pacte vert pour l’Europe – cet accord, adopté en 2019 sous le mandat de la présidente conservatrice de la Commission, Ursula von der Leyen, qui fixe comme objectif la neutralité climatique d’ici à 2050.

Injustice dans la rénovation

Alors que le coût de la vie est si élevé, une tarification carbone sans mesures complémentaires aura un impact social certain. Celles et ceux qui ont les moyens de rénover leur logement ou d’installer des énergies renouvelables seront moins affectés. Au contraire, les populations les plus précaires et les locataires dépenseront une plus grande partie de leurs revenus dans le chauffage et auront encore plus de mal à sortir de leur dépendance au CO2. Dans toute l’Europe, un conflit sur la tarification carbone a éclaté.

Nous sommes désormais confrontés à des tentatives de la part des conservateurs et des factions de droite du Parlement européen, de même que de certains Etats membres et entreprises, de défaire les efforts environnementaux”, alerte Michael Bloss, député européen écologiste. “Ce serait bien de se mettre au travail dès maintenant pour établir des programmes pour les revenus potentiels, afin que l’argent puisse être versé dès le 1er janvier 2026. Autrement, il y a un risque que l’ETS2 devienne un piège social à partir de 2027.”

En Allemagne, les préparatifs patinent. Le Klimageld (l’argent du climat), un paiement ponctuel direct, promis par le gouvernement sortant dans son accord de coalition, a échoué par manque d’un moyen technique permettant le transfert d’argent aux particuliers. Bien que cet obstacle a depuis été surmonté, le versement de l’argent dépend maintenant du nouveau gouvernement fédéral, la précédente coalition ayant été dissoute. Dans un premier temps, la CDU prévoit uniquement de réduire les prix de l’électricité, mais les paiements directs pourraient faire office de deuxième étape, selon le porte-parole du parti chargé des politiques climatiques.

En Autriche, plus de 60 projets ont déjà été mis au point grâce au soutien des revenus carbone. Par exemple, une partie de l’argent récolté par les prix écosociaux est allouée au Klimabonus (bonus climat), un paiement direct. Tout le monde en bénéficie, y compris les enfants.

Depuis 2022, des paiements automatisés et échelonnés socialement sont distribués à toute personne résidant légalement dans le pays depuis au moins six mois. Ce projet vise notamment les populations socialement désavantagées, celles aux revenus faibles et les ménages dans des régions aux infrastructures insuffisantes, afin de leur donner la possibilité d’investir dans des technologies telles que les pompes à chaleur, l’énergie solaire thermique ou des systèmes de chauffage renouvelables.

Pour le gouvernement autrichien, le but est de “motiver les gens à adopter des alternatives écologiques”. Toutefois, la somme versée une fois par an ne consiste pour l’instant qu’en un paiement de 145 euros, auquel s’ajoute, le cas échéant, un bonus régional pouvant atteindre 145 euros. La manière dont l’argent est utilisé n’est, elle, pas contrôlée.

Les autres Etats membres devraient utiliser les fonds issus du système d’échange des quotas d’émissions pour investir dans des mesures climatiques. Malgré cela, “il n’y a actuellement aucun mécanisme de surveillance. On part juste du principe que les pays suivront le plan”, précise Bloss.

Une mesure clé, dont l’efficacité pour protéger le climat et les populations met tous les experts d’accord, existe pourtant : la rénovation. Les ménages qui n’émettent pas de CO2 ne sont pas sujets à la tarification carbone. Et si moins de certificats CO2 sont requis, le coût décroît même pour celles et ceux qui dépendent des énergies fossiles pour se chauffer. La directive européenne sur les performances énergétiques des bâtiments dispose que les rénovations doivent être fortement accélérées. Cela implique également de sérieuses interventions en Allemagne, où de nombreux bâtiments sont concernés.

Le cabinet de conseil S&B Strategy, basé à Munich, a publié une étude intitulée Neutralité climatique, pas avant 2075+ ? (“Climate neutrality not before 2075+?”). D’après celle-ci, l’Allemagne n’atteindra pas son objectif climatique dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe à temps. Un retard déjà critiqué par l’organisation de protection de l’environnement BUND et l’association allemande des locataires en 2024. Sibylle Braungardt, de l’Öko-Institut – un institut de recherche sur l’environnement basé à Freiburg – explique qu’un large nombre de programmes d’aides financières existent en Allemagne pour inciter les habitants à effectuer les rénovations et remplacer leur système de chauffage par des alternatives durables. Malheureusement, les ménages aisés en profitent le plus. “C’est problématique si les propriétaires peuvent rénover et installer des pompes à chaleur pour se sortir de la tarification carbone, mais pas les locataires”, précise-t-elle.

Si l’isolation manque à l’appel, la chaleur s’échappe. Dans ce cas-là, même une aide permanente pour les coûts de chauffage serait peine perdue à long terme”, affirme Susanne Nies, cheffe de projet énergie et information au Centre Helmholtz. Nies a travaillé sur la question de la précarité énergétique à Bruxelles et est à la tête du projet Green Deal Ukraine, un think tank indépendant. Les bâtiments sont souvent mal isolés, en particulier en Europe de l’Est ; et dans les pays chauds, les infrastructures sont souvent insuffisantes. “L’électricité et le chauffage ne devraient pas être des problématiques sociales”, conclut-elle.

👉 Lire l'article original sur Correctiv

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