Défense européenne : l’option nucléaire n’est plus radioactive

Alors que les loyautés de Washington fluctuent et que l'Europe se sent abandonnée, l'impensable devient discutable : l'arsenal nucléaire du continent pourrait-t-il s'étendre au-delà de ses gardiens actuels ?

Publié le 2 avril 2025

L’impensable est devenu discutable. Alors que l'Amérique de Donald Trump fait preuve d'une alarmante sympathie pour l'agression russe de l’Ukraine et menace le territoire de ses propres alliés, les nations européennes réévaluent discrètement leurs options nucléaires. L'arsenal américain, déployé dans quatre Etats européens et en Turquie, ne semble plus pouvoir être pris pour acquis.

Fission et fusion dans la politique allemande

Pour des raisons historiques, la population s’émeut évidemment le plus de la possession hypothétique d'armes nucléaires par l'Allemagne. Friedrich Merz, le leader du parti CDU (qui est arrivé en tête lors des élections fédérales de février), a explicitement rejeté cette hypothèse. “L’Allemagne ne pourra ni ne sera autorisée à posséder des armes nucléaires”, a-t-il affirmé dans une interview accordée à Der Spiegel, rappelant que le pays a explicitement renoncé aux armes nucléaires dans le “traité deux plus quatre” conclu lors de la réunification allemande en 1990.

Le futur chancelier, que le politologue Joseph de Weck, du think tank français Institut Montaigne, qualifie dans Die Welt de “plus gaulliste” des chanceliers allemands, après que ce politicien jusqu'ici résolument atlantiste se soit prononcé en faveur d'une plus grande autonomie par rapport aux Etats-Unis en matière de défense, préférerait entamer un dialogue avec la France et le Royaume-Uni, actuellement seuls détenteurs de l'arme nucléaire en Europe, sur la possibilité d'un “partage du nucléaire”. 

Selon Merz, un parapluie nucléaire européen devrait toutefois servir de “complément” à la protection nucléaire américaine existante, qui devrait être préservée dans la mesure du possible.

Une dissuasion nucléaire allemande indépendante ne peut plus être exclue, affirme pourtant Fabian Hoffmann du Oslo Nuclear Project. S'adressant au radiodiffuseur bavarois (BR), l'expert en stratégie nucléaire affirme que l'Allemagne doit sérieusement envisager toutes les options dans le contexte actuel. Si le parapluie nucléaire français reste crédible pour l'Allemagne – puisque toute menace existentielle contre Berlin mettrait probablement Paris en danger également – son effet dissuasif diminue rapidement plus on va vers l'est. L'arsenal français actuel, note Hoffmann, n'a pas la capacité de fournir une dissuasion étendue crédible au-delà de l'Allemagne, de la Belgique et des Pays-Bas, ce qui expose le flanc oriental de l'OTAN.

Les limites de la garantie nucléaire française sont encore plus profondes, écrit Claudia Buckenmaier dans le Tagesschau. Contrairement aux armes nucléaires tactiques américaines, que l'Allemagne peut utiliser dans le cadre d'un système “à double clé” si Washington et Berlin sont d'accord, la France ne conserve que des armes stratégiques sous le contrôle strict de son président. De plus, celle-ci a conservé avec zèle son indépendance nucléaire. La perspective de voir Marine Le Pen – qui a explicitement rejeté l'idée d'étendre la protection à l'Allemagne – s'installer au palais de l'Elysée complique encore la fiabilité de Paris en tant que garant nucléaire.

Dans un revirement quelque peu surprenant, plusieurs politiciens du parti d'extrême droite AfD, pro-Trump, sont devenus des défenseurs de la dissuasion nucléaire allemande, malgré la division bien documentée du parti entre les factions pro-russes et pro-OTAN sur les questions de politique étrangère, rapporte Annika Leister pour T-Online. Le porte-parole du parti en matière de défense, l'ancien colonel de la Bundeswehr Rüdiger Lucassen, est sans équivoque. Pour lui, l’Allemagne a besoin de ses propres armes nucléaires et d'un service militaire obligatoire – y compris pour les femmes – ce qui nécessiterait des amendements constitutionnels. Selon lui, le problème n'est pas la rhétorique de Trump, mais la dépendance excessive de l'Europe vis-à-vis de l'Amérique, à laquelle il faut mettre fin.

Un nouveau sondage Civey pour T-Online montre que si la plupart des Allemands (48 %) s'opposent toujours à l'acquisition d'armes nucléaires, leur soutien a augmenté de manière significative au cours de l'année écoulée, avec un clivage est-ouest marqué : deux tiers des Allemands de l'Est rejettent l'option nucléaire, tandis que les Allemands de l'Ouest sont presque également divisés sur la question.

Réaction en chaîne européenne

Si l'Allemagne reçoit la bombe, la Pologne doit en faire autant”, affirme Jędrzej Bielecki dans Rzeczpospolita. Il souligne le renforcement de la confiance germano-polonaise, comme en témoignent la réaction discrète de Varsovie aux projets ambitieux de Friedrich Merz d'étendre la Bundeswehr et l'invitation faite par la Pologne aux troupes allemandes de l'aider à garder sa frontière orientale.

Mais ce rapprochement a ses limites, notamment en ce qui concerne les armes nucléaires – aucun gouvernement à Varsovie ne pourrait tolérer une Allemagne dotée de l'arme nucléaire alors que la Pologne reste dépourvue de telles capacités. La solution proposée par Bielecki est audacieuse : un programme nucléaire coordonné entre les deux nations, voire des forces nucléaires communes. Selon lui, un tel arrangement marquerait la réconciliation finale entre ces anciens ennemis.


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Violetta Baran rapporte dans le WP Wiadomości que le Premier ministre polonais Donald Tusk (PO, centre-droit) a refusé catégoriquement d'exclure toute ambition nucléaire, notant que la remise par l'Ukraine d'ogives soviétiques à la Russie – pour être ensuite envahie – montre la valeur d'une dissuasion nucléaire. Il reste toutefois prudent, citant les coûts de maintenance élevés et la nécessité de structures de commandement robustes.

Slawek Zagorski examine les ambitions nucléaires de la Pologne à la lumière des récents commentaires du Premier ministre Tusk et des sondages montrant que 52,9 % des Polonais sont favorables à l'armement nucléaire. Les obstacles sont selon lui considérables : la Pologne est liée par le traité de non-prolifération, souffre d’un manque d'infrastructures et de matières fissiles, et devrait faire face à des coûts astronomiques. Sa flotte de F-16 n'a pas non plus de capacité nucléaire. Zagorski estime que la modernisation conventionnelle – des nouvelles frégates aux hélicoptères et à l'équipement militaire de base – requiert une attention plus urgente. Selon lui, les ambitions nucléaires devraient attendre que les forces conventionnelles soient remises à niveau.

L'analyste militaire Lukas Visingr affirme dans iDnes que la République tchèque devrait lancer un débat sérieux sur son avenir nucléaire, que ce soit au sein de l'OTAN ou de manière indépendante. Il souligne que, grâce à son vaste programme nucléaire civil, le pays a la capacité technique de développer des armes nucléaires à un coût estimé à quelques milliards de dollars – une somme que le pays pourrait se permettre. Il rappelle l'histoire peu connue des aspirations nucléaires tchécoslovaques, notamment le projet "Hammer" des années 1990, lorsque le chef du renseignement militaire de l'époque a proposé la production de 20 à 30 armes nucléaires tactiques comme garantie de souveraineté pour un pays qui n'était encore membre ni de l'UE ni de l'OTAN.

Visingr considère l'adhésion au partage nucléaire de l'OTAN comme une option plus réaliste, en particulier compte tenu de l'acquisition prévue de F-35 à capacité nucléaire. Il souligne qu'il n'appelle pas à un armement nucléaire immédiat, mais plutôt à un débat public sur la question, afin que les citoyens ne soient pas pris par surprise lorsque la question apparaît soudainement à l'ordre du jour politique.

La disparition du parapluie nucléaire américain inquiète également la Suisse, où la neutralité fait partie de l'ADN du pays. “Il faut tout envisager et ne rien exclure”, écrit Antoine Menusier dans le quotidien en ligne Watson, estimant que la politique de défense de la nation alpine doit être fondamentalement actualisée car “le bouclier américain était un luxe pour la Suisse, comme pour tous les Etats occidentaux, [qui lui permettait] de se cacher derrière les derniers vestiges de sa neutralité”. Menusier plaide en faveur d'une coopération accrue avec les Etats de l'UE comme solution intermédiaire entre deux extrêmes : une défense totalement autonome et l'adhésion à l'OTAN.

De même, Georg Häsler, écrivant dans la Neue Zürcher Zeitung, préconise une coopération accrue avec les voisins comme seule option de sécurité viable après que la Suisse a officiellement renoncé à ses ambitions nucléaires à la fin de la guerre froide - même si les armes nucléaires auraient été le moyen le plus efficace d'assurer la neutralité et la défense, y compris d'un point de vue financier. Selon Häsler, la Suisse ne peut pas rester à l'abri dans le monde incertain d'aujourd'hui. Elle doit envisager un scénario de menace grave, dans lequel la chute de l'Ukraine et la réorientation géopolitique de la Hongrie et de la Slovaquie qui s'ensuivrait pourraient ouvrir un “corridor tyrolien” vers la Suisse.

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