Affirmation à vérifier : Les gestionnaires d'actifs qui vendent des produits d'investissement “verts” en Europe respectent l'Accord de Paris sur le changement climatique.
Contexte : Pour attirer les clients soucieux de l'environnement, les banques d'affaires mondiales font la promotion de produits d'investissement qui intègrent des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Mais ces fonds sont-ils vraiment alignés sur l'Accord de Paris, ainsi qu'ils le prétendent ? La banque JP Morgan est un cas typique de cette hypocrisie.
Supposons que vous soyez un client de JP Morgan (JPM) ou que vous vous intéressiez à la stratégie d'investissement durable de votre banque. En tapant les mots “durable” et “JP Morgan” sur Google, vous trouverez un certain nombre d'articles sur le site internet de l’entreprise et dans les médias spécialisés qui relaient les communiqués de presse de cette dernière.
Par exemple, un article publié sur le site de la multinationale en octobre 2020 est intitulé “JPMorgan Chase Adopts Paris-Aligned Financing Commitment” (“JPMorgan Chase adopte un engagement de financement aligné sur Paris”).
La société d'investissement déclare qu'elle alignera non seulement ses investissements, mais aussi son empreinte opérationnelle sur l'Accord de Paris sur le climat. “Nous sommes déterminés à faire notre part pour soutenir la transition en aidant nos clients à atteindre leurs objectifs de zéro émission nette”, explique l'article. Zéro émission nette – “Net Zero” en anglais – signifie éliminer toutes les émissions de gaz à effet de serre (GES), principales responsables du réchauffement climatique, en les réduisant et en les compensant.
Un autre article intitulé "Environmental Sustainability" ("Durabilité environnementale") était suivi d'une vidéo dans laquelle l’entreprise explique comment l'entreprise entend faire progresser les solutions d'énergie propre, contribuer au développement durable et à une économie “plus forte et plus inclusive”.
Par la suite, le média spécialisé ESG Today a republié les informations contenues dans l’article, titrant que “JP Morgan [s'engageait] à financer ses activités dans le cadre de l'accord de Paris et [atteindrait] la neutralité carbone cette année”.
En 2021, année de l'entrée en vigueur du règlement européen sur la finance durable (SFDR), JP Morgan Asset Management, une branche de JPM Chase, est devenue l'un des premiers membres de l'initiative “Net Zero Asset Managers”. En mai de la même année, Jamie Dimon, PDG de JP Morgan, a publié un message sur le réseau social LinkedIn dans lequel il déclarait : “Nous devons tous rester déterminés à combattre le changement climatique ; il reste une des questions les plus importantes de notre époque”.
Sur la base de ces déclarations et de la commercialisation par la banque de fonds portant des noms tels que “US Research Enhanced Index Eq ESG” et “Global Income Sustainable”, on est tenté de considérer l'engagement de JP Morgan vis-à-vis de l'Accord de Paris comme authentique et cohérent.
Les données que nous avons recueillies racontent pourtant une autre histoire.
Glossaire |
En matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, les entreprises fixent généralement l'un des deux types d'objectifs suivants : un objectif absolu ou un objectif basé sur l'intensité. Un objectif absolu signifie que l'entreprise s'engage à réduire ses émissions totales. En revanche, un objectif d'intensité mesure les émissions par rapport à un autre facteur, tel que le chiffre d'affaires. Cependant, une entreprise pourrait augmenter son chiffre d'affaires et afficher une intensité carbone plus faible sans réduire réellement ses émissions, en particulier en ce qui concerne les émissions de “scope” 3. |
L’investissement “vert” de JP Morgan dans les énergies fossiles
En mars 2025, JP Morgan Asset Management, filiale de JPM Chase, investissait plus de quatre milliards de dollars (environ 3,5 milliards d'euros) dans les grandes entreprises fossiles par le biais d'investissements “verts” réglementés au niveau européen. Ce chiffre a augmenté ces dernières années. Cependant, depuis mai 2025, elle a dû supprimer les termes “ESG” et “durable” des noms de plusieurs fonds, notamment ceux mentionnés précédemment. De nouvelles directives interdisent en effet l'utilisation de ces termes dans la nomenclature des fonds qui investissent dans les énergies fossiles. JPM est néanmoins autorisée à continuer d'utiliser des termes tels que “ESG” et “durable” sur son site web et dans ses prospectus. Les directives de l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) portent uniquement sur la dénomination des fonds et non sur leur description ou leurs objectifs (1).
L'un des objectifs de l'Accord de Paris sur le climat est de “rendre les flux financiers compatibles avec un profil d'évolution vers un développement à faible émission de gaz à effet de serre et résilient aux changements climatiques”. Un rapport sur l'écart entre les émissions publié par le Programme des Nations unies pour l'environnement en 2024 avertit que, sans réductions plus ambitieuses des émissions de gaz à effet de serre, le monde est en passe de connaître une augmentation de la température comprise entre 2,6 °C et 3,1 °C au cours de ce siècle. Une telle hausse nous ferait largement dépasser les limites fixées par l'Accord de Paris (1,5 °C).
Les experts estiment que 68 % des émissions mondiales de CO₂ sont causées par l'industrie des combustibles fossiles. Selon un rapport d'Influence Map, la plupart des entreprises du secteur des combustibles fossiles ont extrait plus d'hydrocarbures au cours des sept années qui ont suivi l'Accord de Paris qu'au cours des sept années précédentes. Elles ont ainsi contribué à aggraver le problème au lieu de l'atténuer.
Malgré l'urgence d'orienter les investissements vers les énergies renouvelables, le secteur financier a choisi d'investir dans les grandes compagnies pétrolières au moyen d'investissements dits “verts”. Les entreprises de services financiers ont pour leur part généralement affirmé qu'elles alignaient leurs stratégies d'investissement sur l'Accord de Paris, mais est-ce vraiment le cas ?
Tout en soutenant publiquement l'accord, il semblerait que JP Morgan a continué à financer certaines des plus grandes entreprises pétrolières polluantes au monde par le biais d'investissements présentés comme “verts”.
Selon les données de London Stock Exchange Data & Analytics, JP Morgan aurait en fait augmenté ses investissements dans les énergies fossiles par le biais de fonds verts ces dernières années, passant de 3,3 milliards de dollars en 2023 à quatre milliards de dollars au début de 2025. Les grandes entreprises fossiles qui attirent la plus grande part des investissements verts de la société d'investissement américaine sont ExxonMobil (1,1 milliard de dollars), Shell (515 millions de dollars), ConocoPhillips (460 millions de dollars), EOG Resources (447 millions de dollars), Chevron (307 millions de dollars), TotalEnergies (218 millions de dollars) et BP (159 millions de dollars).
Les ambitions de zéro émission nette des grandes compagnies pétrolières sont-elles conformes à l’accord de Paris ?
“Aucune de ces grandes compagnies pétrolières et gazières n'a d'objectifs d'émissions pouvant être considérés comme conformes à l'accord de Paris”, indique à Voxeurop Olivia Bisel, analyste associée au think tank londonien Carbon Tracker.
Nous avons analysé les objectifs de zéro émission nette des entreprises dans lesquelles JP Morgan a placé la majorité de ses investissements “verts” afin de vérifier s'ils sont conformes à l'accord de Paris.
Pour comprendre à quel point l'industrie pétrolière et gazière prend ses objectifs de transition au sérieux, il faut connaître la composition et la classification de ses émissions. Le protocole GHG (acronyme anglais de GES) est une norme internationale pour l'évaluation des émissions des entreprises, qui sont classées en trois groupes appelés “champs d’application” (“scopes”, en anglais). Ces champs d’application incluent les émissions produites pour la production d’un bien ou d’un service pendant son “cycle de vie” complet, depuis l’extraction des matières premières à sa fin de vie.
Les émissions des champs d’application 1 et 2 couvrent les émissions directes d'une entreprise, telles que celles provenant de ses propres activités et de l'électricité qu'elle achète. Pour les entreprises pétrolières et gazières, le champ d’application 3 désigne les émissions indirectes, qui incluent celles des fournisseurs. Il peut s'agir de la fabrication d'équipements, des services liés aux champs de pétrole et du raffinage, ainsi que de la pollution causée par les clients qui consomment des produits pétroliers dans leurs voitures, leurs avions ou leurs centrales électriques. Les émissions du Scope 3 peuvent représenter plus de 90 % du total des émissions d'une entreprise.
Catégories d'émissions |
champ d'application 1: émissions directes (extraction, raffinage du pétrole et du gaz, etc.) par l'entreprise champ d'application 2: émissions associées à la consommation d'énergie achetée par l'entreprise champ d'application 3: émissions indirectes résultant de l'activité du fournisseur, mais qui résulte de l'activité d'une autre entreprise Emissions des clients en amont : émissions générées par les activités qui précèdent les émissions des champs d'application 1 et 2 dans la chaîne de valeur, telles que la production et la fourniture d'énergie ou de matières premières. Source: Protocole GES |
“En Amérique du Nord, les entreprises pétrolières et gazières continuent d'exclure les émissions du champ d’application 3, omettant ainsi la grande majorité des émissions associées au cycle de vie complet du pétrole et du gaz naturel”, explique Bisel. Selon le rapport Absolute Impact de Carbon Tracker, ExxonMobil, ConocoPhillips et EOG ne se sont pas fixé d'objectifs d'émissions pour 2050 couvrant les rejets de gaz à effet de serre relevant du champ d’application 3. Cependant, même les entreprises qui rendent publics leurs objectifs en la matière ne peuvent pas être considérées comme alignées sur l'accord de Paris.
“Si des leaders européens tels que TotalEnergies, BP et Shell ont fixé un objectif de ‘scope’ 3, ce qui constitue un pas dans la bonne direction, celui-ci ne couvre pas l'ensemble de leurs activités”, observe encore Bisel. “Shell, par exemple, n'a pas fixé d'objectif absolu pour 2030. BP a également supprimé son objectif absolu pour 2030 de couvrir l'ensemble de ses émissions tout au long du cycle de vie, ce qui constitue un recul notable, tout comme ses objectifs en matière d'émissions. Il est essentiel que les entreprises fixent un objectif absolu à court terme. Sinon, elles ne pourront pas suivre de manière crédible la voie vers la neutralité carbone d'ici 2050.”
La plupart des entreprises pétrolières et gazières fixent des objectifs d'intensité, qui comparent les émissions au chiffre d'affaires, plutôt que des objectifs d'émissions absolues. Cette approche peut être trompeuse, car une entreprise peut réduire son intensité carbone tout en augmentant ses émissions totales, en particulier celles du champ d’application 3. Selon les experts, très peu d'entreprises ont fixé des objectifs absolus pour l'ensemble du cycle de vie d'ici 2030. Ceux-ci seront essentiels pour parvenir de manière crédible à la neutralité carbone d'ici 2050.
Comment JP Morgan justifie-t-elle ses investissements “verts” dans les grandes compagnies pétrolières ?
Cette augmentation des investissements “verts” de JP Morgan dans l'industrie des énergies fossiles coïncide avec sa décision de quitter la Net Zero Asset Managers Initiative en mars 2025. Moins d'un an auparavant, la société d'investissement se vantait de sa participation à la coalition pour le climat, tout en investissant 3,8 milliards de dollars dans le secteur des hydrocarbures via des fonds verts.
Un article publié sur le site web de JPM, que nous avons consulté et qui a été supprimé depuis, était intitulé : “Net zero targets: Streamlining Portfolio Decarbonisation” (“Objectifs zéro émission nette : rationaliser la décarbonation du portefeuille”). Nous avons récupéré l'article supprimé. On peut y lire qu’“en tant que membre de l'initiative Net Zero Asset Managers, J.P. Morgan Asset Management s'engage à travailler avec ses clients pour les aider à atteindre leurs objectifs de décarbonation.”
Ailleurs sur le site web de JP Morgan, sous la rubrique “Comment nous faisons la différence”, on peut lire : “Forts de notre expertise et de notre bilan, nous avons pour objectif de fournir des conseils stratégiques et des solutions de financement afin d'aider nos clients à atteindre leurs objectifs de décarbonation”.
En tant qu’actionnaires, les investisseurs individuels peuvent voter lors des assemblées générales et influencer l'agenda de l'entreprise. Ils pensent ainsi pouvoir infléchir la poursuite des objectifs climatiques de cette dernière – même si les preuves allant en ce sens manquent.
Pour atteindre les objectifs des accords de Paris, l'Agence internationale de l'énergie a demandé qu'aucun nouvel investissement ne soit réalisé dans la production de combustibles fossiles. Cependant, ExxonMobil, une entreprise soutenue par JP Morgan via des fonds verts, est impliquée dans de nouvelles activités d'exploration. Elle exploite à l'heure actuelle pas moins de seize sites qui généreront plus d'un gigatonne de CO₂ (un milliard de tonnes) au cours de leur durée de vie. Ces projets ont été qualifiés de “bombes carbone”.
Dans une interview accordée au magazine Business Insider, Yo Takatsuki, responsable mondial de la gestion des investissements chez JPMorgan Asset Management (et lui-même ancien journaliste), s'est montré catégorique quant au devoir de son entreprise : “Je pense qu'un aspect de la gestion responsable, tout comme celui d'être un bon journaliste, consiste à poser les questions difficiles et à demander des comptes aux entreprises. Ces personnes doivent rendre compte de leurs actions.”
Cependant, le rapport de gestion responsable de JP Morgan raconte une autre histoire : “Nous avons [...] donné la priorité à notre implication auprès des entreprises qui opèrent du côté de la demande (c'est-à-dire les utilisateurs de combustibles fossiles), car nous considérons que c'est un moyen plus efficace d'atténuer les risques liés à la transition climatique et de garantir le rendement des investissements lors de ces cas-là.”
Le rapport sur la gestion responsable d'ExxonMobil ne fait aucune mention de la décarbonation ou du désinvestissement dans les projets ou les activités exploratoires à forte intensité carbone. Par exemple, le géant pétrolier ne s'est pas clairement engagé à réduire ses émissions relatives au champ d’application 3 afin d'atteindre la neutralité carbone. Cette pollution indirecte est pourtant la principale source d'émissions de gaz à effet de serre des compagnies pétrolières. JP Morgan a contacté ExxonMobil pour lui demander plus de précisions concernant le coût de ses obligations légales relatives à la remise en l'état des sites d’extraction une fois ses projets (pétroliers, gaziers ou miniers) terminés.
Cette demande concerne les “obligations de sortie d'actifs” de JP Morgan dans le cadre d'un scénario de zéro émission nette d'ici 2050. Dans son rapport de gestion, la société explique que ces informations aideraient les investisseurs, car celles disponibles actuellement sur les coûts à long terme et les hypothèses comptables de l'entreprise sont trop opaques pour leur permettre de comprendre les risques réels.
Cette stratégie de décarbonation sera-t-elle suffisante pour atteindre les objectifs de Paris ?
“Les déclarations sur les objectifs de décarbonation constituent un point de départ important pour les investisseurs qui souhaitent comprendre l'impact climatique et les risques financiers des entreprises incluses dans leur portefeuille”, commente Olivia Bisel, de Carbon Tracker. “Cependant, elles ne garantissent pas qu'une entreprise s'aligne sur les objectifs de l'Accord de Paris. Plutôt que de se borner à divulguer des informations, les gestionnaires d'actifs qui prétendent s'aligner sur l'Accord de Paris ou suivre cette voie devraient prendre des mesures concrètes. Seules des actions concrètes de la part des entreprises pétrolières et gazières permettront de réduire les émissions. [...] Les investisseurs ne peuvent pas prétendre être alignés sur l'Accord de Paris si leur portefeuille d'investissement ne l'est pas également.”
L'analyse des données et des rapports que nous avons menée n'a trouvé aucune preuve que JP Morgan ait encouragé les entreprises du secteur des énergies fossiles qu'il finance à s'engager dans la décarbonation. Toutefois, la société d'investissement continue de mentionner, dans un document datant d'un an trouvé dans la section “Accord de Paris”, son adhésion à l'initiative Net Zero Asset Managers, alors qu'elle l'a quittée le 21 mars 2025. “JPMAM mesurera les progrès vers ses objectifs en fonction de la proportion d'entreprises dans lesquelles elle investit qui se sont fixé leurs propres objectifs crédibles de zéro émission nette”, écrit-elle.
“Si JP Morgan Asset Management souhaite sérieusement s'engager dans la décarbonation, elle doit fixer des lignes rouges claires, basées sur la science du climat”, déclare Lara Cuvelier, de l'ONG Reclaim Finance. “Et la science est claire : il n'y a pas de place pour de nouveaux projets pétroliers et gaziers dans un scénario de zéro émission nette. On ne voit pas comment sa stratégie actuelle contribue à la décarbonation”. À ce jour, JP Morgan Asset Management n'a pas souhaité faire de commentaires.
- Le fonds “US Research Enhanced Index Eq ESG” est désormais “US Research Enhanced Index Equity Active UCITS ETF”. Il continue de prétendre faire la promotion d'une approche ESG sur sa page d'accueil.
🤝 Cet article est publié en collaboration avec IrpiMedia ; il fait partie de l'enquête de Voxeurop sur la finance verte et a été réalisé avec le soutien du European Media Information Fund
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