“Il aurait été plus logique qu’un Espagnol aille vendre son huile en Italie, plutôt qu’un Italien se déplace jusqu’ici”. Vêtu d’une chemise à fleurs, lunettes à grosse monture sur le nez, Leonardo D’Errico nous reçoit dans son bureau de Torredonjimeno (province de Jaén, en Andalousie), au milieu d’échantillons d’huile et de bois de cervidés accrochés aux murs.
Ce citoyen italien, établi en Espagne depuis les années 1990, retrace un parcours qui s’inscrit dans l’évolution même du commerce de l’huile d’olive : après avoir bâti un puissant empire alimenté par une production espagnole massive, l’industrie oléicole italienne assiste au réveil de l’Espagne, bien décidée à prendre les rênes du marché mondial des exportations.
Courtier en huile d'olive, Leonardo D’Errico met en contact les moulins et les sociétés de commercialisation. Pour répondre à ses besoins en exportation, l’Italie a toujours eu recours à l’excédent d’huile de l’Espagne. Dans des conditions normales, cette dernière produit la moitié de l’huile d’olive consommée dans le monde. Dans cette relation de dépendance déséquilibrée, l’Italie achète de l’huile espagnole à foison, qu’elle conditionne et revend ensuite sous ses propres marques et à un prix supérieur. Les quantités ne sont pas négligeables : depuis les années 1990, près de la moitié des exportations espagnoles prend la destination du pays transalpin, qui en revend la plus grande partie.
Mais ce modèle commercial compte ses jours. D’Errico explique que “nous avons de moins en moins de travail parce que les grands groupes espagnols sont en contact direct avec les producteurs”. En 2023, l’Italie n’importait que 22 % des ventes d’huile d’olive espagnole, ce qui est très loin des 47 % qu’elle recevait il y a dix ans à peine. La chaîne commerciale s’est raccourcie et l'huile en vrac vendue à bas prix via l’Italie a laissé place à de l’huile conditionnée, de qualité et de valeur.
Pourtant, le secteur oléicole espagnol continue à avoir l’accent italien. Certes, l’or liquide andalou inonde les marchés internationaux, mais sous des noms tels que Pompeian, Carapelli et Bertolli. Pour Leonardo D’Errico, le made in Italy est un concept “intouchable”.
40 % de la production mondiale
C’est de la tête et des épaules que l’Espagne, terre de 283 millions d’oliviers, domine le marché mondial de l’huile d’olive. Lors de la campagne 2021-2022, la dernière avant que la sécheresse ne ruine les récoltes, elle a concentré 44 % de la production oléicole mondiale et 59 % des ventes internationales, selon le Conseil oléicole international. L’Italie, pendant ce temps, produisait à peine 10 % et n’en exportait que 20 %, mais avec une différence de taille : d'après Eurostat, son huile, bien que d’origine espagnole dans sa très grande majorité, a été vendue 41 % plus cher. L’Espagne ne fait pas le poids face aux marques italiennes.
La marque Carbonell en a d’ailleurs fait les frais au début des années 2000, lorsqu’elle a tenté de conquérir le marché américain avec le groupe Deoleo – qui s’appelait alors “SOS” et était basé à Cordoue. Mais l’opération a échoué parce que ce secteur en pleine expansion était toujours monopolisé par l’Italie. Pour les Américains, comme pour les Européens, l’huile d’olive est avant tout un produit italien.
Les raisons sont historiques, précise Teresa Pérez, directrice de l’Association interprofessionnelle espagnole de l’huile d’olive : “l’Espagne occupait une position privilégiée avant la Seconde guerre mondiale et la dictature franquiste, mais son marché s’est ensuite refermé et les migrants italiens sont devenus les ambassadeurs de leur huile d’olive”. À l’isolement de l’Espagne s’est ajoutée la création de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957, qui a libéralisé les échanges entre ses membres tout en subventionnant la production agricole, y compris les oliveraies italiennes. L’Espagne, en revanche, devait toujours payer des droits de douane sur ses exportations vers le reste de l’Europe.
Rafael Pico, directeur général de l’Association espagnole de l’industrie et du commerce à l'exportation de l’huile d’olive (ASOLIVA), résume en une phrase le sentiment général de tout le secteur : “qui arrive en premier a toujours une longueur d’avance”. C’est comme cela que l’Italie a colonisé les marchés internationaux.
Or sa production, qui stagne depuis les années 1990, suffit à peine à satisfaire sa demande interne. Elle est donc obligée de puiser dans les pays du bassin méditerranéen pour approvisionner son industrie exportatrice, dont les ventes ont triplé ces trois dernières décennies. Ses importations proviennent majoritairement de l’Espagne (90 %), suivie à distance par la Grèce, la Tunisie, le Portugal, la Turquie et la Syrie.
A l’inverse de celle de l’Italie, la production de l’Espagne a triplé depuis les années 1990. Son adhésion à la CEE (en 1986) a encouragé la modernisation et la compétitivité du secteur grâce aux aides de la politique agricole commune et à la mise en place d’un système de culture intensive et d'irrigation. En corollaire, la surface irriguée est passée de moins de 100 000 à près de 900 000 hectares d'oliveraies en 2023. Et la production de la seule province de Jaén dépasse désormais celle de toute l’Italie.
“L’Espagne a fourni un excellent travail sur le plan agricole, tandis que l’Italie peaufinait sa stratégie commerciale. Nous avons opté pour produire à bon marché et pour mécaniser et irriguer de grandes exploitations”, constate Rafael Gutiérrez, directeur des opérations de commerce en vrac au sein de la coopérative Dcoop, premier producteur d’huile d’olive au monde. Basée à Antequera (province de Málaga), cette entreprise exporte vers l’Italie près de la moitié de sa production, pour la plupart en vrac. Mais Gutiérrez souligne qu’“il y a des noms italiens, mais aucune marque italienne”.
Ainsi Dcoop est passée de la simple fourniture d’huile en vrac à sa commercialisation sur les marchés étrangers. À cette fin, elle vend ses produits sous la marque italienne Pompeian, fondée par des migrants italiens en 1906 à Baltimore. En s’associant avec ses propriétaires en 2015, elle vend aujourd’hui de l’huile d’olive andalouse aux Etats-Unis sous cette marque, désormais leader du marché avec une part de 20 %. “Consciente qu’un soutien à la production était nécessaire, Pompeian s’appuie dorénavant sur 75 000 agriculteurs en Andalousie. Les Américains ont fini par intégrer l’idée selon laquelle il ne s’agit plus d’un intermédiaire italien qui achète dans le monde entier”, reconnaît son responsable des ventes en vrac.
Deoleo, le plus grand distributeur d’huile d’olive au monde, a suivi la même voie. Cette société, dont le siège social demeure en Espagne malgré son acquisition en 2014 par le fonds d’investissement britannique CVC Capital Partners, a décidé de changer de stratégie après le fiasco de Carbonell, en ne lésinant pas sur les moyens pour acheter les marques italiennes Minerva (2005), Friol (2006) et Bertolli (2008). L’huile produite dans la région de Cordoue peut ainsi être commercialisée dans le monde entier sous les marques Bertolli, Carapelli ou Sasso, sans même devoir passer par l’Italie.
Rafael Pérez, directeur qualité de Deoleo, estime que son groupe “a complètement retourné la situation” : “nous achetons entre 70 et 90 % de notre huile en Espagne, nous utilisons des marques italiennes et nous les distribuons dans le monde entier”. Ainsi les piliers des échanges commerciaux de l’Italie sont passés sous le contrôle de l’Espagne, qui profite de son succès stratégique pour vendre davantage, même aux dépens de ses propres marques.
Grâce à cette reconversion, cette dernière est devenue en 2014 le leader incontesté du commerce extra-européen et règne depuis 2016 sur le marché des Etats-Unis, deuxième plus grand importateur au monde et bientôt premier consommateur. Sur les marchés émergents du Mexique et de l’Asie, où elle concurrence l’Italie à armes égales, l’Espagne détient pratiquement le monopole des ventes, tandis que les sociétés Deoleo (province de Cordoue), Dcoop (province de Málaga), Sovena (province de Séville), Migasa (province de Séville) et Acesur (province de Jaén) accaparent le marché d’exportation de l’huile d’olive espagnole.
“Tout ne s’est pas fait du jour au lendemain : les profits de l’industrie espagnole ont été investis dans de nouvelles plantations d'oliviers, de meilleures usines et de plus vastes réseaux de distribution. Nous avons privilégié les investissements, à l’inverse des Italiens”, explique Rafael Pico, directeur général d’ASOLIVA.
Il reste malgré tout que l’Italie continue d’absorber un quart des exportations espagnoles. Rafael Pico en rejette la faute sur le monde agricole et les sociétés exploitantes : “la philosophie de l’industrie réside dans l’avenir, les marges et la marque afin de créer une chaîne de valeur pour l’ensemble du secteur ; mais les agriculteurs et les coopératives s’en moquent, seul le présent compte pour eux”.
Cristóbal Cano, responsable du segment de l’huile d’olive au sein de l’Union des petits agriculteurs et éleveurs, défend les agriculteurs, qui “ne vendent pas l’huile, en réalité”, puisque ce sont les Italiens qui, en position de force, achètent et fixent les prix dans les moulins. Il ajoute qu’au contraire, “c’est l’industrie qui pense à court terme alors qu’elle tire profit des marques italiennes sans chercher à apporter des améliorations favorables à notre pays”.
Quantité et qualité
Le talon d’Achille du secteur est son éparpillement : 1 842 moulins et près de 400 000 oléiculteurs. Il est vrai aussi qu’à l’autre extrémité de la chaîne, les grandes surfaces (comme Mercadona) concentrent trois quarts des ventes et peuvent exercer une influence considérable sur la fixation des prix à la source.
Le tissu productif est composé en grande partie de coopératives, qui regroupent environ 70 % de la production. Mais, contrairement à l’Italie, c’est au milieu de la chaîne commerciale, au stade de la commercialisation, que le bât blesse. En effet, pour pouvoir écouler une production souvent trois fois supérieure à la consommation intérieure, l’Espagne se voit obligée de recourir à la vente en vrac, qui représente environ deux tiers des exportations.
“Un problème se pose au niveau de la production : quand elle est trop abondante, on ne sait pas trop quoi en faire et on a tendance à la vendre à bas prix”, observe Rafael Pérez de Deoleo. D’autres, cependant, estiment que c’est une “chance de pouvoir compter sur un marché déficitaire”, comme celui de l’Italie. C’est le cas notamment d’Álvaro Olavarría, directeur de la coopérative sévillane Oleoestepa, bien que ce dernier préfère diversifier ses activités : “la vente en vrac n’apporte aucune valeur ajoutée et en dépendre exclusivement nous place toujours en position défavorable”.
Forte de 7 000 associés, Oleoestepa produit uniquement de l’huile d’olive vierge extra. Cette année, elle a accordé la priorité à son activité de conditionnement, plus rentable que les ventes en vrac en raison de la pénurie d’olives. Ses ventes en Italie ont donc été marginales. Mais pour son directeur, il n’y a aucun doute : “si les conditions climatiques sont favorables, nous vendrons notre production en vrac sur les marchés internationaux, dont celui de l’Italie”.
La société Aires de Jaén mise également sur la qualité et sur sa propre marque pour faire la différence. Depuis Jabalquinto, elle exporte entre 60 et 70 % de sa récolte, uniquement sous forme conditionnée. Selon son responsable des exportations, Ichun Lin, “une entreprise ne vaut que par la valeur de sa marque”. Il est dès lors important de “susciter l’envie de nous choisir et de raconter une histoire derrière le produit”. “Se limiter au commerce en vrac n’apporte aucune valeur stratégique. Comme l’Italie il y a cinquante ans, nous devons miser sur le produit conditionné”, conclut-il.
Cependant, l’Espagne a toujours un train de retard en matière de qualité, comme l’attestent l’écart entre les prix et le nombre d’appellations d’origine (l’Italie en a douze de plus que l’Espagne). Bien que la variété “picual” soit la plus cultivée en Espagne et la plus reconnue dans le monde, elle acquiert un goût peu apprécié à l’étranger si elle est récoltée au-delà du mois d’octobre. Or nombre d’agriculteurs espagnols laissent l’olive mûrir plus longtemps sur l’arbre dans l’espoir d’un meilleur rendement.
“L’huile d’olive espagnole doit être adoucie à l’aide d’autres variétés. En Italie, on dit souvent qu’elle a un goût de pipi de chat et on préfère se tourner vers la Grèce”, confie le courtier Leonardo D’Errico, qui reproche aux producteurs espagnols de privilégier les “kilos” à la qualité. Un constat que partage Deoleo : “la qualité moyenne de l’huile d’olive de l’Argentine, du Chili et, évidemment, de l’Italie, est supérieure à celle de l’Espagne. Nous devons tout mettre en œuvre pour gravir un échelon sur le plan de la qualité”.
Vers un “made in Spain”
Bien que la consommation d’huile d’olive ait doublé dans le monde depuis 1990, elle représente à peine 1 % de la consommation mondiale d’huiles végétales, principalement celles de palme, de soja, de colza et de tournesol. La marge de croissance est donc énorme.
L’offre est désormais au cœur des préoccupations, selon Jaime Lillo, directeur exécutif du Conseil oléicole international. Certes, les oliviers nécessitent moins d’eau que la plupart des autres cultures, mais “la grande question est de savoir comment le bassin méditerranéen va s’adapter au changement climatique”. Alors que les pluies deviennent de plus en plus rares et aléatoires, l'accès à l'eau posera un défi à la compétitivité des oliveraies, particulièrement en Espagne, où le risque de désertification est le plus élevé d’Europe (74 %). Dans ce contexte, 31 % des exploitations espagnoles sont désormais irriguées et les oliveraies continuent de s’étendre le long des rives du Guadalquivir.
En Espagne, le potentiel de production est de 2,2 millions de tonnes, si l’on tient compte de l’augmentation des plantations depuis le pic enregistré lors de la campagne 2018-19 (près de 1,8 million). Mais cette perspective ne réjouit pas tout le monde. Du côté de Dcoop, par exemple, on pense que “des années de vaches maigres suivront le retour de la pluie” : une récolte record entraînerait la chute des prix de vente ainsi que le retour du vrac et des exportations vers l’Italie.
De leur côté, les agriculteurs italiens s'élèvent contre l'ibérisation de leur production, qui ne résiste pas au modèle super-intensif et monovariétal de l’Espagne. Mais ne bataillant plus depuis longtemps sur le terrain de la quantité, l’Italie, génie du marketing, mise avant tout sur la qualité de sa production.
Loin de s’éteindre, les guerres autour de l’huile d’olive font de plus en plus rage, à mesure que se développent les échanges et qu’augmentent les enjeux. À l’affût, la marque “Espagne” suit le sillage du made in Italy.
👉L’article original sur El Orden Mundial

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