Idées Raphaël Glucksmann et la crise de l’Union
Raphaël Glucksmann à Bruxelles, le 9 décembre 2016.

“Il faut un nouveau contrat social à l’échelle de l’Europe”

Pour l’essayiste français, le seul moyen d’éviter que l’Union ne se délite sous les coups de boutoir des partis populistes et nationalistes, c’est un ressaisissement des forces démocratiques et une vision capable de “parler au cœur des Européens”.

Publié le 14 décembre 2016 à 10:38
Raphaël Glucksmann à Bruxelles, le 9 décembre 2016.

Face à une crise sociale, on peut sortir par le haut, en renouvelant le contrat social, soit par le bas. Force est de constater aujourd’hui que la sortie par le haut a du mal à s’exprimer, alors que la sortie par les bas, par le nationalisme, par la xénophobie, par la peur a pignon sur rue.

Dans les années 1930, après que la crise de 1929 eut provoqué des millions et des millions de chômeurs à travers l’Occident, il y avait une vraie crise politique, sociale et économique de toutes les démocraties occidentales. Il y avait deux manières d’en sortir : la manière de Franklin D. Roosevelt, avec le New Deal, l’invention d’un nouveau contrat social ; et il y a eu l’autre manière, qui s’est conclue par des millions de morts.

Le problème aujourd’hui, c’est que les partis progressistes qui pourraient porter l’idée d’un nouveau contrat social ont du mal à faire entendre leur voix et on assiste à un tsunami nationaliste. Chaque élection semble nous surprendre ; pourtant, nous devons sortir du déni et cesser de se dire que des phénomènes comme le Brexit, ou la victoire de Donald Trump à la primaire républicaine aux Etats-Unis, puis son élection à la Maison-Blanche, ne sont pas possibles ; tout comme il faut arrêter de penser que Marine Le Pen ne sera pas présidente de la France en 2017 et qu’elle ne peut pas l’être. Nous devons sortir de cette attitude et comprendre que oui, c’est possible, que tout est possible. Y compris la fin du projet européen.

Confrontés à cette situation, il faut bien sûr combattre les mensonges et la propagande nationaliste qui sévissent notamment sur les réseaux sociaux. Mais cela ne suffit pas. Face à un discours d’extrême droite, le fact-checking de la partie opposée n’est pas suffisant. La dénonciation morale n’est pas suffisante. Le recours à la mémoire sombre des années 1930 n’est pas suffisant non plus. Deux choses sont indispensables : il faut premièrement comprendre d’où vient la crise. Et cette crise, elle vient de nous, de notre incapacité à donner du sens au projet européen et aux démocraties européennes et occidentales en général, de notre incapacité à tenir les promesses que nous avions faites. Il dépend donc de nous d’avoir un diagnostic juste sur la crise et, ensuite, face au discours de l’extrême droite, de proposer non seulement une dénonciation morale, mais aussi une vision, un projet, qui soient opposés au projet nationaliste.

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Comment en sommes-nous arrivés là ? Il faut revenir à une époque où tout semblait aller pour le mieux : nous sommes les 11 et 12 décembre 1998 à Vienne. Les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne sont réunis pour un sommet. A l’époque, il n’y a ni Kaczynski, ni Farage, ni Orbán, ni Boris Johnson ; il n’y a même pas Berlusconi ni Sarkozy : il n’y a que des gens biens. A l’époque, l’Europe est rose, dominée par dirigeants sociaux-démocrates, pro-européens et ouverts sur le monde. Ils s’appellent Jospin, Blair, D’Alema ou Schröder. On pourrait imaginer qu’ils discutent des moyens de rendre l’Europe plus démocratique, de créer une Europe sociale et écologique. Or, comme le racontera le président du Conseil italien Massimo D’Alema au terme du sommet, “c’est un désastre : pendant 90 % du temps, nous avons parlé de duty free et du sort des magasins de duty free dans les aéroports dans le contexte du marché unique.” Il y avait toute la gauche moderne et européenne réunie et, au lieu de parler de démocratie européenne, de créer une puissance européenne et une société européenne plus juste, et ils ont discuté de duty free.

En fait, ils discutaient d’un petit problème parce qu’ils pensaient fondamentalement qu’il n’y aurait jamais de grand problème, que la paix éternelle était acquise, que la démocratie ne serait jamais remise en cause et qu’en substance, ils domineraient culturellement l’Europe pendant des siècles. Ils avaient adhéré, sans le dire, à la vision de Francis Fukuyama, proclamée à la chute du Mur de Berlin, sur la fin de l’histoire : celle-ci courait sur des rails tout tracés et il suffisait de laisser faire pour que la construction européenne continue toute seule et que des sociétés démocratiques éternelles se créent. Cette gauche-là, cette élite-là, a échoué.

Et nous en sommes là car, lorsque l’extrême droite n’était pas – encore – au pouvoir dans nos têtes, avant de l’être peut-être dans les faits, nous n’avons pas su donner du sens, un sens plus juste, à la construction européenne et à nos sociétés. Nous avons devisé du vivre ensemble, mais nous ne l’avons pas pratiqué. Nous avons pensé que les droits de l’homme étaient acquis et nous ne nous sommes pas mobilisés lorsqu’ils étaient violés. Ainsi nous avons vidé nos propres slogans de leur substance. C’est pour cela que l’extrême droite, les réactionnaires, les nationalistes ont aujourd’hui pu prendre possession du discours public et des âmes des Européens.

Il faut donc prendre au sérieux leurs critiques. Lorsque les souverainistes nous disent qu’il est aberrant et antidémocratique qu’il y ait une monnaie unique sans gouvernement politique démocratique de cette monnaie, ils ont raison. Quand ils disent qu’avoir aboli les frontières entre les Etats européens sans créer des services de justice et un parquet communs, ni des moyens communs de se protéger , à la lumière des attentats terroristes des dernières années, ils ont raison. Quand ils disent qu’avoir un marché commun sans normes sociales et environnementales communes crée du dumping, ils ont encore une fois raison. On ne peut donc pas faire face à leurs arguments en leur disant simplement qu’ils ont tort, car ils ont parfois raison. Ils ont raison parce qu’ils visent nos propres incohérences.

Que fait-on, alors ? On admet que nous sommes à la fin d’une sorte d’entre-deux dans lequel se trouve la construction européenne aujourd’hui. Mais là où les souverainistes ont tort et où il faut les combattre, c’est qu’ils déduisent de l’absence d’un parquet commun la nécessité de restaurer les frontières. Là où ils ont tort, c’est lorsqu’ils pensent qu’il faut sortir de la monnaie unique, car nous n’avons pas de gouvernement de la zone euro. Au contraire, ce parquet, ce gouvernement, il faut les créer. Et face à eux, la défense de l’entre-deux actuel ne marchera pas : c’est pour cela que nous devons créer une vision ; assumer une vision qui soit aussi cohérente que celle des souverainistes, des nationalistes, des réactionnaires. Il faut assumer complètement cette vision ; c’est à dire qu’il faut accepter de ressortir du caniveau dans lequel ils végètent, tous ces termes que la gauche, les progressistes au sens large, ont abandonné. Des termes et des idées comme cosmopolitisme, vivre-ensemble, Europe fédérale. Il faut les reprendre et leur donner du sens, pour que cette fois-ci ils veuillent réellement dire quelque chose et qu’ils soient vraiment déclinés dans un projet cohérent.

Jusqu’ici, en effet, que propose-t-on aux peuples à l’occasion des différents référendums européens ou des élections ? On propose une sorte de statu quo défendu par la plupart des socialistes et des conservateurs européens et on l’oppose à la vision cohérente et symbolique du retour aux Etats-nations. Nous sommes sûrs de perdre, car on oppose quelque chose qui ne fait pas sens à quelque chose qui, lui, fait sens. Le souverainisme national fait sens. Il parle au cœur des gens. L’Europe telle qu’elle est ne parle pas au cœur des gens. C’est pour cela que, même si les sondages indiqueront toujours que les gens spontanément sont pro-européens au début, nous finirons par perdre les élections, car les campagnes sont basées sur l’enthousiasme. Or, comment voulez-vous susciter l’enthousiasme pour un projet qui ne s’assume pas jusqu’au bout. La seule manière d’empêcher ce tsunami nationaliste et souverainiste, c’est d’assumer une Europe cohérente, démocratique et écologique, bien plus que nous ne l’avons fait jusqu’ici.

Tant que cette Europe ne sera pas capable de changer les ponts que nous avons sur nos billets de banque pour des visages qui seront capables d’exprimer quelque chose ; tant que nous ne serons pas capables de nous mettre d’accord même sur cela, nous serons incapables de nous livrer au combat symbolique que nous livrent les souverainistes. Nous avons perdu d’avance.

L’Europe a un problème avec les symboles. Avec la capacité à créer un récit commun. Avec la capacité à parler aux gens, à leur cœur, à leurs tripes et pas uniquement à leur raison. Et cela est lié au rapport au monde – un esprit louable, ouvert, qui doute et qui ne veut pas tomber dans le dogmatisme – qui vient des années 1960-70. A l’époque, la génération de nos parents ont voulu déconstruire les vieux mythes qui étouffaient la société. Ils ont déconstruit le mythe nationaliste, le mythe étatiste, et même le mythe marxiste-léniniste révolutionnaire. Mais ensuite, ils n’ont pas reconstruit ni inventé d’autres symboles. Et la génération qui a suivi n’a pas été capable elle non plus d’inventer le moindre horizon politique, le moindre symbole qui puisse mobiliser les gens. Aujourd’hui, nous payons ce vide symbolique dans lequel le projet européen a cru qu’il pouvait continuer à avancer sans faire sens, sans parler au cœur et aux tripes des citoyens.

En parlant de symboles, on a longtemps affirmé qu’alors que des générations d’Européens se sont battus et sont morts pour leur drapeau national, personne ne s’est sacrifié au nom du drapeau européen. Jusqu’au jour où, lors de la révolution ukrainienne, des jeunes étudiants meurent avec dans les mains ce drapeau européen qui soi-disant ne parle pas au cœur des gens. Pourtant, aucun dirigeant européen – y compris à gauche – n’a saisi cet événement et sa portée symbolique pour raconter à ses concitoyens que des gens qui pourtant n’étaient pas dans l’Union européenne étaient prêts à mourir juste pour porter ce drapeau. Aucun, car nous sommes incapables de produire du symbole, et même de le voir lorsqu’il existe.

Quant aux mots, nous devons leur rendre leur sens, sinon, des expressions comme vivre-ensemble par exemple ne veulent plus rien dire. Les Français, tout comme les Européens, ne partagent plus grand-chose à travers les classes sociales et les environnements dans lesquels ils vivent. C’est pour cela que je milite pour un service civique européen universel et obligatoire. Il faut obliger les jeunes à se rencontrer et à se fréquenter : on ne pourra pas construire une société cosmopolite et une Europe unie si l’on ne sort pas les jeunes de leur environnement pour qu’ils se mélangent. Même les partis politiques, qui jadis assuraient ce brassage, ne le font plus. Les syndicats, qui jadis réalisaient une forme d’intégration, ont quasiment disparu.

Avant de dire donc que certaines populations ne sont pas intégrables à priori, analysons et réalisons que nous sommes face à une crise de nos structures d’intégration. La désintégration ne concerne pas uniquement les enfants des immigrés récents, mais également les personnes vivant dans les zones périurbaines, qui, pour exprimer leur désintégration, votent pour l’extrême droite. Il est impossible de parler de l’Union européenne avec ces personnes, car tout ce qu’elles sentent, c’est qu’il y a deux mondes sur un même territoire : un monde qui profite de cette ouverture des frontières, et un autre qui n’a jamais été aussi sédentaire, parce qu’il est cantonné dans son quartier et son environnement, qu’il s’agisse d’une banlieue ou d’un village.

Et cela, c’est le résultat d’une erreur de la part de la démocratie libérale, qui consistait à laisser que se développe l’esprit individualiste fomenté par l’ouverture des marchés et des frontières colonise l’espace public. A partir du moment où l’espace public est colonisé par cet esprit individualiste, il n’y a ni structure, ni récit qui fassent un sens commun et qui permettent de créer et de souder les peuple. C’est dans ce contexte qu’émerge la figure du chef, qui dira “c’est la faute de tel ou tel et la seule structure qui permettra de vous faire sentir un peuple, c’est moi”. C’est ce que nous disent Vladimir Poutine et Donald Trump, qui se présentent comme les seuls garants de l’identité nationale. La même chose risque de nous arriver si nous ne sommes pas capables de reconstruire ces structures et ce récit commun.

Partout en Europe, il y a l’énergie, le désir d’aller vers l’autre pour le faire. Mais cette énergie, ces initiatives qui émergent çà et là, sont encore complètement éclatées. Dès lors, notre mission est d’assurer un débouché littéraire, intellectuel et politique à ces initiatives. Sinon, nous perdrons. Les prochaines élections nationales sont à mon sens perdues d’avance : la prochaine échéance qui compte vraiment pour ceux qui croient en l’Europe, ce sont les élections européennes de 2019. Il faudra que chacun comprenne que les structures politiques existantes ne sont plus suffisantes et qu’il faudra en créer de nouvelles qui représentent toutes ces initiatives et qui offrent une vision, à partir de ces initiatives, qui puisse se battre contre celle, cohérente, des souverainistes, des réactionnaires et des xénophobes.

Nous vivons une crise structurelle du modèle de développement de l’Occident, des démocraties libérales occidentales et nous avons vraiment besoin d’un nouveau deal. Les crises économiques cycliques peuvent déboucher sur des crises identitaires, économiques et sociales profondes. On n’en sortira pas avec des simples effets cycliques. La fracture est beaucoup plus profonde et on ne s’en sortira qu’avec un nouveau contrat social à l’échelle de l’Europe. Ceux qui pensent que cette vague populiste et xénophobe va passer se trompent sur la nature de cette vague : ce n’est pas juste du mécontentement, du ras-le-bol. Cela fait trente ans que les souverainistes, les réactionnaires et les nationalistes travaillent au corps la société, qu’ils ont exprimé leurs concepts, qu’ils les ont renforcés et qu’ils sont partis au combat. Aujourd’hui, ils sont plus forts. Ils sont plus motivés et ils sont davantage prêts, car les faits semblent leur donner raison. Cette vague ne partira que s’il y a, parmi les progressistes, un sursaut qui traduise dans les faits les mots qu’ils emploient.

Ce texte est la transcription de l’intervention de Raphaël Glucksmann lors de la conférence “Relancer l’UE”, le 9 décembre 2016, à Bruxelles.

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