Elles fondent des organisations bénévoles, obtiennent des diplômes de langue en passant des niveaux A2 à C1, lancent des entreprises et collaborent avec la collectivité, tout en s'engageant à maintenir vivantes les traditions de leur pays d'origine. Selon les estimations de l'Organisation internationale pour les migrations de l'année dernière, plus de 400 000 femmes bangladaises vivent en Europe ; nombre d'entre elles suivent leurs maris dans le cadre du regroupement familial, tandis qu'une minorité arrive avec des permis de travail ou d'études.
L'Italie est l'une des principales destinations de la diaspora bangladaise et compte près de 100 000 citoyens, dont la moitié sont des femmes. Bien qu'elles constituent la troisième nationalité étrangère la plus présente en Italie, selon le rapport Ismu qui traite des phénomènes migratoires et de l'intégration, les femmes bangladaises sont pour la plupart sans emploi. Les raisons semblent résider dans le faible niveau d'éducation, la faible intégration linguistique et les discriminations de genre subies tant dans leur culture d'origine que dans leur culture d'accueil.
15 000 Bangladais résident en Allemagne ; les femmes, bien qu'elles représentent une petite partie de la diaspora, ont la possibilité d'étudier et de travailler.
La barrière de la langue
Les femmes qui ont quitté le Bangladesh et que j'ai rencontrées en Italie et en Allemagne rencontrent le même obstacle : la connaissance de la langue. Depuis près de dix ans, les femmes de la communauté bangladaise de Monza, près de Milan (nord de l’Italie) suivent un cours d'italien organisé dans l'école de leurs enfants “afin d'apprendre les mots nécessaires pour être une bonne mère : c'est moi qui vais voir les enseignants, je dois les comprendre”, explique Amena Begum. Farida Yeasmin apprend l’italien en écrivant des poèmes qu’elle rédige également en bengali. Elle m’en montre timidement un dédié à la Monza : à la vue de la version originale, on imagine aisément l'effort que cet exercice lui demande.
Il en va de même pour la plupart des femmes bangladaises de la communauté de Rome, ou pour celles qui vivent en Allemagne.
Le niveau d'éducation n’est pas le seul facteur impactant l’intégration, comme le confirme Ayesha Siddika en racontant sa propre expérience. Bien qu'elle ait fait des études universitaires et qu'elle vive à Bonn depuis maintenant quatre décennies, elle peine encore à s'adapter à cet environnement, à la langue et à la culture allemandes. “La langue reste la principale difficulté d'intégration pour presque toutes, ce qui rend beaucoup d'entre nous extrêmement dépendantes de notre conjoint”, raconte-t-elle.
Au-delà de l'engagement individuel, il existe une différence entre l'Italie et l'Allemagne dans la gestion de l'enseignement de la langue, ce qui peut avoir un impact sur le temps nécessaire à l'intégration et à l'émancipation, pour autant qu'elles l'atteignent.
Officiellement, lorsqu'elles arrivent en Allemagne, les femmes bangladaises doivent suivre des cours obligatoires d'une durée totale de 700 heures (allemand et éducation civique) financés par l'Etat ; après trois ans, elles acquièrent une autonomie considérable et un avantage sur le marché du travail, si tant est qu'elles y accèdent.
En Italie, la réglementation sur l’apprentissage de la langue italienne pour les étrangers est confuse et les retards des administrations ne permettent souvent pas que les cours – pourtant obligatoires – se tiennent. Il arrive que les femmes bangladaises passent des décennies sans connaître l'italien, restant dépendantes des hommes de la famille pour s'exprimer.
À Rome et à Monza, il existe pourtant des cours de langue gratuits qui se transforment en espaces de dialogue. L'ONG Intersos a créé un espace sûr où le cours hebdomadaire d'italien est aussi l'occasion de passer quelques heures entre femmes, sans la charge mentale des tâches ménagères, et où chaque mot appris est un petit outil d'émancipation. Dans cet espace, comme le racontent les organisatrices, certaines femmes partagent des épisodes d'abus subis et entament un parcours pour sortir de la violence.
Permis ou pièges ?
Ce que la barrière linguistique ne parvient pas à faire, le cadre juridique s'en charge, en Italie comme en Allemagne. Le regroupement familial, outil précieux pour garantir l'unité familiale, cantonne cependant de nombreuses femmes au rôle d'épouses et limite leur autonomie.
En cas de divorce, par exemple, cette situation les expose à des désavantages supplémentaires, rendant leur situation encore plus précaire. Sultana, une entrepreneuse bangladaise installée depuis des années à Rome, raconte à ce titre des histoires d'indépendance et d'émancipation, mais aussi de maris “commandants” et de “jeunes femmes qui arrivent déjà mariées et restent piégées dans des relations de dépendance perpétuelles”.

En Allemagne aussi, de nombreuses femmes arrivent dans le cadre du regroupement familial. Pour rester, elles doivent néanmoins démontrer leur volonté d'apprendre la langue et de s'intégrer à la collectivité. Malgré cette timide “avancée” réglementaire vers l'émancipation, dans ce pays aussi, leur visa dépend toujours de leur conjoint. “Souvent, elles ne peuvent ni travailler ni apprendre la langue, ni même faire du vélo parce que leurs maris ne le veulent pas. Il arrive souvent que le mari accompagne sa femme au supermarché et aux visites médicales, ce qui limite encore plus son indépendance”, raconte Khaleda Parvin. Cette dernière réside à Francfort, et fait partie des femmes installées en Allemagne. Falguni Mridha décrit des conditions similaires à Bonn : une “vie enchaînée” et de “femmes bangladaises qui n'ont pas été autorisées à retourner dans leur pays pendant 30 ans pour voir leurs parents et leurs proches et qui ne peuvent pas dépenser leur argent comme elles le souhaitent”.
Outre les femmes au foyer qui se voient refuser la possibilité d'obtenir leur permis de conduire ou d'apprendre l'allemand jusqu'au niveau intermédiaire, Falguni Mridha évoque également “des étudiantes bangladaises qui travaillent dur pour commencer leur carrière, mais qui, dès qu'elles se marient, abandonnent tout pour s'occuper de la maison et des enfants”. Autre exemple, des “travailleuses qui ouvrent avec leur mari un compte bancaire commun, lui laissant le contrôle de chacune de leurs dépenses”.
Invisibilisées
Certaines femmes bangladaises qui vivent en Allemagne rapportent également des cas d'abus, de tortures physiques et psychologiques de la part de leur conjoint. Ces cas restent cachés “en raison des barrières linguistiques qui empêchent les victimes de les dénoncer”.
Des histoires semblables nous parviennent d'Italie, où des femmes racontent des formes d'enfermement invisibles de l'extérieur. À Rome, la densité de population des quartiers périphériques cache la souffrance de nombreuses femmes. À Monza, les femmes bangladaises sont près de 500, mais restent invisibles.
Même en se promenant “dans leur quartier”, comme le disent certains habitants, on n’en voit peu. Halima Naim est l’exception qui confirme la règle. Cette coiffeuse séparée de son conjoint et indépendante dévisage chaque personne italienne qui se présente à la porte de son petit salon bien tenu. Si elle ne se sent pas jugée, elle lui ouvre et lui parle du Women's Corner.
Créé il y a plusieurs années, ce groupe de femmes bangladaises de Monza accueille leurs compatriotes nouvellement arrivées et les aide à s'orienter dans leur nouvelle réalité, tant sur le plan pratique, avec des conseils utiles sur la gestion du quotidien, que sur le plan social, en apportant de la compagnie et en animant des conversations dans leur langue.
S’organiser de la sorte représente un défi : les hiérarchies internes à la communauté bangladaise, purement masculines, ne semblent pas vraiment fonctionner pour les femmes, tant en Italie qu'en Allemagne. Cependant, outre-Rhin, les initiatives semblent mieux organisées, en raison des ressources économiques et culturelles plus importantes. Une chaîne d'information bilingue, “Germa Bangla News Channel” informe la population, de nombreux festivals culturels et communautaires offrent aux femmes un moyen de participer et de se retrouver.
Les personnes de la deuxième génération, un espoir de changement
“Nous ne formons une communauté que lors d'occasions spéciales, sinon nous ne nous fréquentons pas beaucoup : en Italie, c'était différent, nous nous voyions presque tous les jours”, raconte Mukta Khatun. Elle a rejoint son mari en Italie, où elle est restée douze ans et a eu deux enfants. Aujourd'hui, elle vit avec sa famille en Allemagne. Son émigration en deux étapes lui permet d'avoir une vision globale des deux pays.
“L'Italie est belle et elle me manque, j'ai déjà dit à mes enfants que je veux y retourner quand je serai vieille, mais c'est justement en pensant à eux et au travail de mon mari que nous avons déménagé en Allemagne. Il y avait trop d'exploitation, aucun respect de la dignité et des règles, des salaires misérables et très peu d'opportunités pour l'avenir. Je veux que mes enfants en aient beaucoup”. Mukta Khatun a la nostalgie de la nourriture et du climat, des médecins “gentils comme des amis de famille” et de la sympathie improvisée de ceux qui essayaient de communiquer avec elle par gestes, “pour se comprendre même sans paroles”. En Allemagne, cependant, son mari a un emploi stable, régulier et décent, sa famille “n'a pas besoin d'aide sociale” et elle sait que si ses enfants font des études, “ils pourront choisir le métier qu'ils souhaitent”.
À travers son récit transparaît sa forte détermination à vouloir garantir à sa fille de douze ans un avenir libre. Née en Italie, Shaikh parle déjà quatre langues et passe de l'une à l'autre pour aider sa mère à communiquer. Les glaces et le soleil italiens lui manquent ; elle mime avec une grimace à quel point l'Allemagne est plus “ennuyeuse”, mais elle reconnaît les avantages de vivre là-bas.
Cette détermination est une caractéristique commune aux Bangladaises de deuxième génération, selon les ONG qui leur viennent en aide. De plus en plus de projets à but non lucratif veulent en faire un levier d'émancipation, même pour celles de première génération.
En Italie, par exemple, l'ONG Arci Solidarietà de Rome a organisé le projet FATIMA II afin de lutter contre les formes de violence liées à l’honneur. Pour Lintha, 21 ans, c’est un succès. Arrivée en Italie il y a deux ans avec sa mère dans le cadre d'un regroupement familial, elle travaille comme vendeuse et étudie la psychologie. Lintha a participé au projet parce qu'elle s'intéressait “aux questions des stéréotypes de genre et du consentement : toutes les filles ne peuvent pas en parler dans leur famille ; c'est l'occasion de partager tout ce qui nous frustre, nous les filles, et le contraste entre les deux cultures”. Selon elle, “dans la culture bangladaise, l'écart entre les sexes est plus marqué : parmi les femmes arrivées en Italie, beaucoup décident de devenir femmes au foyer simplement parce que les hommes les empêchent de sortir et d'apprendre la langue, y compris ma mère”.
Sans cacher son agacement lorsqu'on lui dit qu’elle parle bien l’italien, Lintha est convaincue que les choses peuvent changer, surtout avec les femmes de la deuxième génération. Celles-ci sont en effet conscientes d'avoir également la tâche d'“aider les filles moins intégrées à se sentir des membres de la communauté locale à part entière”, dit-elle.
La cohabitation dessinée à quatre mains
À des centaines de kilomètres plus au nord de l’Italie, un projet complètement différent est en train de voir le jour : Fili di storie. Ricami di pace (“Fils d'histoires. Broderies de paix”, en italien), créé par la coopérative Progetto Integrazione en collaboration avec les enseignants du CREI (Centre de ressources éducatives interculturelles) de l'Institut scolaire de Via Corregio (Istituto Comprensivo di Via Correggio) et de la municipalité de Monza, et avec le soutien de la Fondazione della Comunità di Monza e Brianza.

Cette initiative prévoit dès le départ la participation directe des femmes bangladaises, qui en sont également les principales utilisatrices. Sa particularité réside en effet dans le fait d’écouter leurs besoins d’entrée de jeu, sans décider au préalable de la manière dont il serait utile de les aider.
“Après avoir identifié comme priorités la nécessité de faire connaître leur culture et de trouver un emploi, nous avons mis en place diverses activités à partir d'un atelier scolaire de broderie traditionnelle bangladaise (ou katha, terme qui signifie “paix”) géré directement par trois des femmes qui y participent”, explique Cristina Rossi, référente du projet d'intégration. Ce sont les premières femmes “embauchées” par le projet et celui-ci est leur premier emploi “officiel”, sans compter les années de travail consacrées à s'occuper de leur famille que toutes ont derrière elles.
La broderie bangladaise s'avère être un exercice de concentration efficace pour les élèves de l'école : Katiuscia Melato, du CREI, explique à quel point il est important de créer des projets strictement consacrés aux femmes bangladaises et comment cet aspect a un impact considérable sur leur efficacité.
“Nous constatons un renforcement évident des relations interculturelles : auparavant, cela n'existait pas et cela ne se serait jamais créé spontanément devant l'école, simplement parce que des mères italiennes et non italiennes se trouvent au même moment au même endroit. Il est nécessaire de créer, ou plutôt de co-créer des opportunités”, explique-t-elle.
À long terme, le projet vise à offrir aux femmes une possibilité de carrière en tant que médiatrices culturelles. “Les Bangladaises sont rares et particulièrement recherchées dans les écoles, les hôpitaux, les centres anti-violence et partout où l'intervention d'opérateurs servant de pont entre les cultures est nécessaire. C'est également une profession souvent compatible avec les obligations familiales auxquelles beaucoup ne peuvent se soustraire. Nous voulons y parvenir étape par étape, par exemple en commençant à ouvrir le groupe à d'autres cultures et en organisant des ateliers Khata extrascolaires, également en collaboration avec les bibliothèques”, explique Rossi .
Ce projet pourrait-il vraiment devenir “un véritable laboratoire de dialogue interculturel”, comme le décrivent déjà Ilura, Moriam et Panna, trois femmes bangladaises qui y participent ? “Nous souhaitons maintenant faire connaître notre culture à tout Monza”, affirment-elles avec détermination, et dans les discussions entre deux ateliers, l'idée d'expérimenter des dîners bengalis en demandant l’implication de locaux et le soutien du cercle Arci de la ville fait également son apparition.
Que leur mari veuille les contrôler ou non, avant de qualifier les femmes bengalies de non émancipées, il convient de les rencontrer. Nous avons parfois du mal à les considérer comme des femmes libres, simplement parce que leur parcours ne correspond pas à celui des femmes dans les pays d'accueil. Pourtant, celles-ci s'efforcent de plus en plus souvent de créer leur propre liberté à partir de leur – petit, pour l’instant – monde quotidien. Certaines partent d'un quartier d'une ville de province comme Bonn ou Monza, d'autres du chaos multiethnique de métropoles comme Francfort ou Rome, mais nombreuses sont celles qui essaient.
Tous les noms ont été changés.
🤝 Cet article a été écrit avec la collaboration d'Abdul Hai et Fatama Rahman, avec le soutien du Journalismfund Europe.

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