Opinion Justice

Investir dans le contentieux, ou comment tirer profit des procès susceptibles de rapporter gros

À travers le financement commercial des contentieux par des tiers, des sociétés spécialisées investissent dans des actions en justice pour le compte de personnes qui n’ont pas les moyens de se faire représenter par un avocat, et cela dans le seul but de remporter une part substantielle des indemnisations perçues. Une pratique qui a poussé le Parlement européen à se pencher sur la question.

Publié le 31 mars 2023 à 17:23

Les affaires de corruption qui secouent l'Union européenne ont détourné l'attention d'un problème plus inquiétant encore: l’exploitation de failles juridiques par les les riches de ce monde pour manipuler les tribunaux européens.

À Paris, la corruption n’est pas chose nouvelle. Si on s’est récemment penché sur les lois françaises sur la représentation d’intérêts pour déterminer si elles remplissaient leur rôle, on s’est en revanche moins intéressé à une forme plus insidieuse de trafic d'influence – le financement de procès par un tiers, qui permet à des acteurs privés de financer des actions en justice, qui constituent alors pour eux un investissement.

En septembre 2022, les parlementaires de l'UE ont approuvé une résolution appelant à une réglementation stricte du financement commercial des contentieux par des tiers (FCT). Cette résolution attire notamment l’attention sur le fait que "les tiers financeurs intervenant dans des procédures judiciaires pourraient agir dans leur propre intérêt économique, plutôt que dans l’intérêt des demandeurs."

Bien que ce financement par des tiers ait été salué comme une aubaine pour les demandeurs qui n'auraient autrement pas les moyens de se faire représenter par un avocat, les financeurs n’investissent dans une procédure que lorsqu'ils pensent pouvoir en tirer des bénéfices substantiels. Selon un rapport parlementaire australien – rappelons que le FCT a été inventé en Australie – les tiers financeurs peuvent réaliser des retours sur investissement allant jusqu'à 500 %, alors que les demandeurs sont souvent "les grands perdants" du mécanisme et voient leur indemnisation réduite une fois que la part des investisseurs prélevée.

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Par conséquent, comme le souligne la résolution du Parlement européen, les tiers financeurs "pourraient chercher à contrôler le contentieux et exiger une issue qui leur rapporte le plus possible et le plus rapidement possible."

Qui sont ces tiers financeurs ? Personne ne connaît précisément leur identité mais on sait qu’il s'agit de grands investisseurs, de banques et de fonds spéculatifs qui investissent dans des contentieux par l'intermédiaire de sociétés de financement de procès (SFP) chargées d'évaluer des contentieux pour choisir lesquels financer et de lever les fonds nécessaires aux procédures.

Ainsi, le FCT est devenu un marché mondial en pleine expansion, dont la valeur est estimée entre 40 et 80 milliards d'euros et qui est alimenté par des sociétés de capital-risque à la recherche de rendements lucratifs.

Cette situation représente un grave danger pour les systèmes juridiques de l'UE, qui sont censés rendre justice et non générer des profits.

Menace pour la sécurité nationale

À l'heure où les travailleurs français manifestent contre une réforme des retraites qui profite à des méga-compagnies d'assurance mais pénalisent les citoyens ordinaires, l'absence de réglementation du FCT pourrait poser des problèmes inattendus.

La Chambre de commerce des Etats-Unis a récemment tiré la sonnette d’alarme, affirmant que le FCT pourrait même constituer une menace directe pour la sécurité nationale, puisqu’il pourrait permettre à des intérêts étrangers opaques de manipuler l'Etat de droit en s’affranchissant de la séparation des pouvoirs caractéristiques de la démocratie.

Le Forum européen de la justice (European Justice Forum), basé à Bruxelles, s'est fait l'écho de telles préoccupations en publiant une déclaration commune au nom d'un réseau d'entreprises européennes demandant instamment à l'UE de "promouvoir l'accès à la justice tout en protégeant toutes les parties contre les contentieux opportunistes, de plus en plus alimentés par le financement des contentieux par des tiers (FCT)".

La menace représentée par le FCT trouve une de ses illustrations les plus frappantes dans la plus grande affaire d'arbitrage jamais entendue en Espagne, qui a abouti à la deuxième plus grande décision jamais rendue contre le gouvernement de Malaisie. Mi-mars, des huissiers français se sont présentés devant l'ambassade de Malaisie à Paris pour exécuter une ordonnance de saisie visant à confisquer plusieurs biens immobiliers appartenant au gouvernement malaisien. Cette même affaire avait déjà conduit, au Luxembourg, à la saisie d’actifs appartenant à Petronas, l'entreprise publique malaisienne du secteur de l'énergie.

Le cas du sultan de Sulu

L'affaire remonte à février 2022, date à laquelle Gonzalo Stampa, l'arbitre nommé par un tribunal espagnol, accorde 14,92 milliards de dollars aux héritiers du défunt sultan de Sulu, région reculée des Philippines, au détriment du gouvernement malaisien.

Cette bataille juridique trouve son origine dans un accord de 1878 – datant donc de l'ère coloniale – par lequel le défunt sultan de Sulu accordait à la British North Borneo Company l'accès au territoire du Nord-Bornéo. Depuis le rachat de la compagnie par la Couronne britannique, ce territoire est connu sous le nom de Sabah. Il fait aujourd'hui partie de la Malaisie, devenue une nation souveraine indépendante en 1963.

Toute l'affaire repose sur l’interprétation par l'arbitre espagnol de cet accord de 1878 entre le sultanat de Sulu, disparu depuis longtemps, et la British North Borneo Company, accord dont Stampa a conclu qu'il s'agissait d'un contrat de bail commercial. Cependant, lorsqu’on prend en compte certaines réalités fondamentales, force est de conclure que cet accord datant de l'ère coloniale ne saurait légitimement être utilisé dans le cadre d’un arbitrage juridique.

En effet, l’accord de 1878 part du principe que le Nord-Bornéo a été légitimement cédé aux Sulus par le sultanat de Brunei. Or, c’est un fait contesté par les historiens. Sir Stamford Raffles, fonctionnaire colonial britannique connu pour avoir fondé la Malaisie et Singapour modernes, l'historien brunéien Jamil al-Sufri, l'historien philippin Cesar Adib Majul et l'historien britannique Leigh R. Wright concluent tous que le sultan de Brunei n'a jamais concédé le Nord-Bornéo aux Sulus. Cela signifie qu’aucune décision ne peut être prise sur la base de l'accord de 1878.

Qui plus est, des documents ultérieurs – le protocole de Madrid de 1885 reconnaissant les droits britanniques sur le territoire et la version renouvelée en 1903 du traité de Sulu avec les Britanniques – indiquent également que le territoire a été cédé et non pas loué.

Tout cela suggère que le principe de base de la décision de Stampa n'est pas valide et ne constitue en aucun cas un fondement légitime d’arbitrage. Ces questions relèvent d'une histoire coloniale complexe. 

L'idée qu'un magistrat d'une ancienne puissance coloniale puisse à lui seul "résoudre" ce différend en prenant une décision unilatérale sur une question dont les pays de la région et les historiens débattent encore aujourd'hui et ce, d'une manière qui viole la souveraineté de l'un des membres les plus influents de l'ANASE, ne manque pas de laisser pantois.

En cherchant à appliquer cette décision, les tribunaux français se rendent complices de la résurrection d'un accord défunt de l'ère coloniale qui n'a pas sa place dans le monde moderne.

Plus étonnant encore, M. Stampa fait actuellement l'objet de poursuites pénales de la part des autorités espagnoles pour outrage au tribunal car il a refusé de se conformer aux ordonnances des tribunaux espagnols annulant sa nomination en tant qu'arbitre et qualifiant sa décision d’invalide.

Le fait même que les tribunaux français continuent d'examiner cette affaire – qui a été introduite par des moyens que les procureurs espagnols considèrent comme criminels – contre un pays en développement souverain soulève toutes sortes de questions.

Des millions de dollars investis

Si l'affaire Sulu a pu voir le jour, c’est grâce à l’investissement de millions de dollars tiers orchestré par la société de financement de procès Therium, qui se taillera la part du lion du gain obtenu.

L'implication de Therium en coulisses n’est pas sans importance. En effet, cette société a été pointée du doigt par la Chambre de commerce des Etats-Unis pour avoir exploité les clauses du FCT afin de contrôler certaines procédures juridiques. Selon son rapport, les antécédents de Therium montrent que le FCT "menace de réduire un système judiciaire conçu pour promouvoir les intérêts des parties et juger les affaires sur le fond à un système de contentieux qui, dans les faits, est contrôlé par des tierces parties et soumis à leur service, tierces parties que seul intéresse le profit".

Pieter Cleppe, analyste politique basé à Bruxelles, souligne que Stampa entretient une relation de longue date avec le cabinet d'avocats espagnol B. Cremades & Asociados, qui représente les plaignants. Le fondateur du cabinet, le professeur Bernado M. Cremades, a été le mentor de M. Stampa pendant treize ans après l’obtention par ce dernier de son diplôme de droit ; ils ont même coécrit un livre sur l'arbitrage commercial. En novembre 2021, soit un mois après que M. Stampa a transféré le siège de l'arbitrage de Madrid à Paris, M. Cremades l’a invité à Kuala Lumpur pour intervenir lors d'une conférence juridique sur l'arbitrage international.

"Il est clair que le monde du droit de l’arbitrage est petit, mais certains peuvent se demander si une relation étroite entre le juge et la partie constitue un conflit d’intérêt qui pourrait nuire à l’impartialité de l’arbitre", fait remarquer M. Cleppe.

Cette affaire incarne de façon flagrante les dangers du FCT et montre comment ce mécanisme peut permettre une ingérence très discutable, voire criminelle, dans l'Etat de droit, mettant ainsi à mal les intérêts nationaux et la stabilité géopolitique. 

Accaparement de ressources

Fondamentalement, le FCT a permis à des sociétés de capital-risque non identifiées d'utiliser les tribunaux de l'UE pour entériner un accaparement de ressources au détriment d'un état souverain dans un ancien territoire colonial sur la base d'interprétations douteuses de documents obsolètes datant de l'époque coloniale.

Ce dangereux précédent pourrait mettre à mal les relations commerciales de l'Europe avec l'ASEAN au pire moment possible de la récession mondiale, ce qui aurait à son tour des répercussions négatives sur les économies européennes.

Il se peut que cette affaire ne soit que le début d’une longue série d’actions en justice à but lucratif qui abusent des systèmes judiciaires de l'UE. Cette situation va à l'encontre de la volonté de l'opinion publique française, puisque 57 % des Français interrogés sont favorables à l'introduction de nouveaux garde-fous pour encadrer le FCT et que 23 % souhaitent l'abolition pure et simple de ce système. Seuls 8 % sont satisfaits du statu quo.

Une réglementation adéquate du FCT est donc une priorité majeure. La Commission européenne doit agir plus vite pour évaluer et mettre en œuvre les recommandations de la résolution du Parlement européen sur la transparence. Les grands cabinets d'avocats ne manqueront évidemment pas d’en être contrariés. Mais c'est la crédibilité de l'ensemble du système judiciaire de l'UE qui est en jeu et, par là même, la position économique du continent.


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