À première vue, on pourrait y voir un paradoxe. Dans le Guardian, Deborah Cole rapporte que l'Allemagne revendique, contre la Turquie, le döner kebab comme patrimoine national allemand.
Cette prise de position fait suite à la demande d'Ankara, en avril 2024, de voir ce plat reconnu comme “spécialité traditionnelle protégée” du pays, au même titre que le jamón serrano pour l'Espagne ou la pizza pour l'Italie.
Si la demande turque venait à être acceptée, le prix d’un authentique döner kebab pourrait encore augmenter en raison des spécifications à respecter qui seront introduites (de l'épaisseur du morceau de viande au type d'épices employées).
En Allemagne, où les ventes de kebabs représentent sept milliards d'euros par an et où l'on estime à 1,3 milliard le nombre de kebabs consommés annuellement, le prix de ce plat représente un bon indicateur du coût de la vie (passant d'environ quatre euros à dix euros dans certaines villes). À tel point que le parti Die Linke (gauche) avait proposé de baisser le prix des kebabs à 4,90 euros.
Et ce n'est pas qu'en Allemagne, car le kebab est un plat “populaire”, avec toutes les contradictions et les préjugés que cet adjectif implique. Populaire parce qu'il est bon marché, mais aussi populaire parce qu'on le trouve dans les quartiers où vivent des personnes à faibles revenus. Populaire aussi parce qu'il est associé, dans certains cas, à ce que l'on appelle la “malbouffe”. Une nourriture “bon marché”, sans prétention, mais qui remplit le ventre.
En 2012, le Los Angeles Times qualifiait le kebab de “cadeau des migrants turcs à l'Allemagne”, et si le premier réflexe est de dire que “c'est donc un plat turc”, la réalité est une recette bien plus complexe.
Dans le Tageszeitung (un journal progressiste et de gauche, rappelons-le), le journaliste Eberhard Seidel voit la demande turque comme une “tentative de réorganiser le monde du kebab, développé depuis des décennies par des producteurs turco-allemands”. Il s'agit, selon lui, d'un “projet autoritaire, qui fixe des normes d'en haut, en Turquie, avec des idées nationalistes de pureté et des revendications de propriété”. Selon Seidel, la demande d'Ankara “ne tient pas compte du fait que le kebab n'est pas une invention turque, mais un produit de l'empire ottoman, dans lequel les Turcs, les Grecs, les Albanais, les Juifs, les Arméniens, les Kurdes et les Arabes ont regardé dans les casseroles des uns et des autres, se sont volés et ont appris. Le résultat est la trinité : kebabs, gyros et shawarma.”
La revendication turque part de l'initiative de la Fédération internationale des döners (UDOFED), fondée en 2019 par Mehmet Mercan qui fut aussi président provincial du parti d'extrême droite Büyük Birlik Partisi (Parti de la grande unité, BBP), rapporte Christophe Bourdoiseau dans Libération.
“Quand les travailleurs turcs ont apporté le döner kebab en Allemagne, ils ont fait un pas de plus vers la tolérance interculturelle. Ils ont pris quelque chose qu'ils connaissaient de la Turquie et ont créé quelque chose de complètement nouveau : le döner allemand”, poursuit Seidel. “Des millions de personnes ont contribué à sa forme actuelle dans le cadre d'un processus participatif. Le döner allemand est exactement ce que les gens veulent qu'il soit. C'est pourquoi il est populaire, c'est pourquoi c'est un succès mondial, c'est pourquoi c'est un succès d'exportation de l'Allemagne et non de la Turquie.”
En Allemagne, une loi de 1989, la “Berliner Verkehrsauffassung für das Fleischerzeugnis Döner Kebap”, réglemente les produits qui peuvent, ou non, être appelés kebabs.
Lors de la visite du président de la République fédérale d’Allemagne Frank Walter Steinmeier (Parti social-démocrate d’Allemagne) en Turquie en avril 2024, l’homme d’Etat a amené avec lui le restaurateur Arif Keles et un kebab de 60 kilogrammes, précisément pour célébrer les “100 ans de relations diplomatiques” et atténuer les divergences entre les deux pays.
En Europe, le kebab fait partie du paysage alimentaire commun. Selon Euronews, qui cite les données de l'Association européenne des producteurs de döners turcs (ATDID), qui représente le secteur depuis 1996, l'économie du döner en Europe représente 3,5 milliards d'euros. Et chaque jour, environ 400 tonnes de döner kebab sont produites en Europe, selon l'association.
Pourtant, le kebab (en tant que plat, restaurant, fast-food et concept) sème une discorde parfois profonde, réunissant racisme, traditions et normes, et produisant une sorte de conflit de faible intensité pour la “nourriture traditionnelle” et “nos traditions” qui a balayé l'Europe au cours de la dernière décennie.
Kebab contre tradition “judéo-chrétienne”
En juillet 2024, plusieurs médias européens – France24, Sky News, RFI, The Times – ont rapporté le cas du village austro-hongrois de Pfösing, en Basse-Autriche, où des restaurants proposant une cuisine “traditionnelle” ont pu bénéficier de ce que l'on a appelé la “prime schnitzel”. En vigueur depuis 2023, il s'agit d'une sorte d'aide économique aux commerces “traditionnels”, qui doivent être protégés en tant que “lieux de rencontre” pour sauvegarder le patrimoine local.
Derrière le romantisme de cette vision de la table et de la communauté locale, on retrouve un gouvernement de droite (coalition du parti populaire conservateur ÖVP avec le parti d'extrême droite FPÖ) qui a les yeux rivés sur les élections législatives du 29 septembre et qui tient à la défense de la “Leitkultur”, un concept venu d'Allemagne, repris surtout à droite, qui oppose une forme sanctifiée de culture dominante (entendue comme “locale” et “légitime”) à une culture globale et multiple qui la menacerait.
Revenons une dizaine d'années en arrière.
À Béziers, le maire d'extrême droite Robert Ménard voulait interdire les restaurants de kebabs dans le centre historique de la ville dès 2015, et ce pour défendre la cuisine traditionnelle “judéo-chrétienne”. Tout cela dans un pays où, en 2012, le kebab était le troisième plat le plus consommé au déjeuner (après le sandwich et le hamburger) et où, jusqu'en 2022, le plat préféré était le couscous.
L'année suivante, à Padoue (nord-est de l'Italie), Massimo Bitonci, alors maire affilié au parti Lega (extrême droite), proposait d'obliger les restaurants du centre-ville à offrir “au moins 60 % de produits” d'origine locale.
Depuis les années 1990, date à laquelle ces restaurants ont également commencé à ouvrir en dehors de la ville, le kebab “est considéré comme un indice de la visibilité et de la présence des populations immigrées”, explique une étude de la Fondation Jean Jaurès. Cette association entre un sandwich et un type de population “a été rapidement politisée et dénoncée par le Front national (aujourd'hui Rassemblement national, extrême droite), dont les candidats s'opposent depuis des années à ces restaurants, estimant qu'ils signent le déclin de la civilisation judéo-chrétienne et annoncent une forme de “grand remplacement gastronomique”, en référence à la théorie nativiste du complot islamique qui prendrait le relais des populations européennes d'origine.
La liste des exemples est longue, elle s’allonge encore aujourd'hui et – je le crains – continuera de se remplir demain : à Forlì (nord de l'Italie), dans le centre historique, des affiches racistes sont apparues sur des commerces, notamment des kebabs, à la fin du mois d'août 2024.
Et l'on pourrait remonter à la guerre en ex-Yougoslavie, comme l’explique le journaliste Leonardo Bianchi dans cette newsletter, où le slogan “Remove Kebab” s’est décliné en une chanson et en bien d’autres dérivés, utilisés sur un ton raciste et islamophobe.
Et le kebab devint “cool”
Si les classes populaires mangent le kebab normal (ou devrait-on dire “traditionnel” ?), les classes moyennes urbaines mangent quant à elles un kebab “sain”, fait avec des produits “sélectionnés” (par qui, on se le demande) et d'”origine locale”. Un kebab “gourmand”, en somme, à l'instar de ce qui s'est déjà passé avec la pizza, street food bon marché par excellence.
Abraham Rivera en parle dans le quotidien espagnol El Confidencial, à l’occasion de l'ouverture d'un nouveau restaurant dans la capitale espagnole. Son slogan : “Kebabs, pero bien” (“Des kebabs, mais bien faits”). Dans l'article, le journaliste Sergio C. Fanjul, explique que les kebabs sont “traditionnellement” la nourriture des “gens [qui] n'ont pas le temps de bien manger, qui souvent n'ont même pas la culture de savoir bien manger [...] ce type de nourriture abonde dans les quartiers les plus pauvres”.
“Prendre le kebab et l'amener dans les quartiers riches, c'est un peu comme prendre un aliment ‘ghetto’ et le gentrifier. [...] Cela implique aussi de ne pas aller dans ces quartiers pour avoir à le manger”, développe-t-il.
S’il est ici question de Madrid, le phénomène touche de nombreuses villes européennes.
Après tout, il semble que l'on puisse faire n'importe quoi avec un kebab. Au final, appropriation ou réappropriation ?
À Lyon, dans le sud de la France, le cas d'un kebab qui devient si “local” que le sandwich est fait avec du porc – à la place du bœuf ou du mouton – une occasion qu'un ancien candidat du parti souverainiste et d'extrême droite Reconquête n'a d’ailleurs pas manqué pour créer la polémique.
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