La libre concurrence des idées

Avec la crise économique qui continue de frapper l’Occident, on assiste au naufrage de l’idéologie de l’économie de marché triomphante. Mais quelles sont les nouvelles tendances politiques émergeantes, et lesquelles réussiront ? s'interroge Gideon Rachman.

Publié le 10 janvier 2012 à 14:10

*“*La crise, c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître : dans l’interrègne, une grande variété de symptômes morbides feront leur apparition.” Cette citation du communiste italien Antonio Gramsci, tirée de ses Cahiers de prison, était la préférée des étudiants marxistes du temps où j’étais à l’université, dans les années 80. A l’époque, elle m’avait surtout semblé aussi pompeuse qu’absurde. Mais aujourd’hui, elle trouve un certain écho, en ces temps de confusion idéologique.

Les vieilles certitudes sur la marche en avant des marchés s’effondrent. Mais aucune nouvelle théorie n’a pu imposer son “hégémonie” idéologique, pour reprendre le concept rendu célèbre par Gramsci. Toutefois, certaines idées gagnent aujourd’hui en popularité.

Les quatre tendances émergeantes les plus puissantes, selon moi, sont, en termes très flous : le populisme d’extrême droite, le keynésianisme social-démocrate, l’hayekianisme libertarien et le socialisme anticapitaliste.

Des obsessions différentes

Chacune de ces nouvelles tendances est une réaction aux idées dominantes de 1978-2008. A l’époque, en dépit de toutes les différences nominales entre les communistes en Chine, les capitalistes à New York et la gauche molle en Europe, leurs ressemblances étaient plus frappantes que leurs différences.

Les dirigeants politiques du monde entier parlaient le même langage quand il s’agissait d’encourager le libre-échange et la mondialisation. L’élargissement du fossé inégalitaire était un prix considéré comme normal pour une croissance rapide. Deng Xiaoping avait donné le ton en déclarant : “Il est glorieux de s’enrichir.” Ronald Reagan ou Margaret Thatcher n’aurait pu dire mieux.

Mais dans l’Europe de l’après-crise, c’est le populisme d’extrême droite qui a le vent en poupe — depuis le Parti de la Liberté aux Pays-Bas au Front National en France et à la Ligue du Nord en Italie. Les populistes sont antimondialisation, anti-UE et anti-immigration — le fil conducteur étant que toutes ces forces sont considérées comme hostiles aux intérêts de la nation. L’hostilité à l’islam rattache l’extrême droite populiste à certains éléments du mouvement du Tea Party aux Etats-Unis.

Il existe une intersection entre les populistes et les hayekiens libertariens, mais les deux mouvements n’ont pas les mêmes obsessions. Aux Etats-Unis, Ron Paul, le franc-tireur républicain, brandit l’étendard des libertariens. Il se souvient avec émotion d’avoir dîné avec Friedrich Hayek en personne, et d’avoir assisté à une passionnante démonstration de Ludwig von Mises, un autre économiste de l’école autrichienne, contre le socialisme.

Ce qui permet de mieux comprendre l’étrange réflexion de Paul, à l’issue du caucus de l’Iowa, lorsqu’il a lancé : “J’attends le jour où nous pourrons dire que nous sommes tous autrichiens désormais.”

Les libertariens se distinguent, car ils affirment que la crise n’est pas due à un excès de capitalisme, mais à une trop grande intervention de l’Etat. A en croire l’école autrichienne, le “remède” keynésien à la crise du capitalisme est pire que la maladie.

Paul est le plus ardent partisan de cette idée qui, dans la droite américaine, veut que les Etats-Unis souffrent d’une hypertrophie de la centralisation. Ce désir de renvoyer le gouvernement au XVIIIe siècle à coups de réductions budgétaires est peu courant en Europe.

Sociaux-démocrates contre hayekiens

En revanche, la méfiance paulienne vis-à-vis des banques centrales, soupçonnées de vouloir saper les devises, trouve un vigoureux écho en Allemagne — où la droite hayekienne est horrifiée par le fonctionnement de la Banque centrale européenne et par les renflouements de pays en faillite.

Cette tendance idéologique n’est pas cantonnée à l’Ouest. Dans un article récent, Simon Cox, de The Economist, soutient que les débats politiques en Chine sur le rôle de l’Etat dans la relance de l’économie oppose également les hayekiens aux keynésiens.

En Occident, les adversaires les plus acharnés des hayekiens sont les sociaux-démocrates keynésiens. Convaincus que les dépenses publiques sont la solution pour stimuler l’économie, ils appellent souvent à une plus grande intervention de l’Etat.

En Europe, où l’heure n’est guère à une augmentation des dépenses publiques, les sociaux-démocrates réclament une réglementation beaucoup plus sévère de la grande finance, un renouveau de la politique industrielle et un regain de la lutte contre les inégalités.

S’il est idiot de vouloir présenter Barack Obama comme “socialiste”, on peut à juste titre le décrire comme un social-démocrate. Le président américain ne rejette pas le capitalisme, mais il s’efforce bel et bien d’en arrondir les angles par le biais d’une plus grande intervention de l’Etat, en promettant un système de santé universel et une fiscalisation favorable à la répartition des richesses.

Le fait que l’inégalité soit aujourd’hui un sujet d’inquiétude planétaire, de la Chine au Chili et de l’Inde à l’Egypte, prouve que cette tendance-là aussi s’est mondialisée.

L’incapacité de la gauche dure à capitaliser sur la crise économique démontre à quel point le communisme a été discrédité par la chute du système soviétique. Mais le chômage de masse en Europe pourrait créer les conditions nécessaires à la résurgence d’un mouvement anticapitaliste. Les deux partis grecs d’extrême gauche représentent actuellement 18 % des intentions de vote.

Les groupes hétéroclites qui font campagne sous la bannière d’Occupy Wall Street rassemblent pour certains d’authentiques socialistes. Et la Chine est le théâtre d’un puissant mouvement de la “nouvelle gauche” qui n’évoque le maoïsme que du bout des lèvres.

Les événements nous diront laquelle de ces tendances idéologiques donnera le ton de la nouvelle ère. La plupart des gens seront les jouets de leurs propres conditions de vie, et des informations.

Dans une situation normale, je soutiendrais sans doute plutôt la tendance sociale-démocrate. Le Tea Party n’est pas ma tasse de thé. Mais j’ai passé le week-end à lire des articles sur les sommes toujours plus pharamineuses qu’il faudra peut-être déverser sous forme de renflouements pour les banques et les pays d’Europe. Et à en voir d’autres traitant des appels à davantage de protectionnisme et de réglementation dans l’UE.

Histoire de me distraire, je suis allé voir The Iron Lady (La Dame de Fer), le nouveau film sur Margaret Thatcher. Et j’en suis ressorti en me sentant curieusement autrichien.

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