Entretien Violence domestique

Amour et violence : conversation avec Lea Melandri

Les mobilisations #MeToo et féministes à travers le monde ont remis au cœur du débat un des slogans historiques du féminisme, "le personnel est politique". Comment parler de féminicide et de patriarcat sans prendre en compte l’importante et structurelle relation entre amour et violence ? Francesca Barca s'est entretenue avec Lea Melandri.

Publié le 4 mars 2024 à 11:59
Lea Melandri

Lea Melandri (1941) est une essayiste, écrivaine et journaliste italienne. Elle est l'une des figures historiques du féminisme italien. Son ouvrage Amore e violenza. Il fattore molesto della civiltà ("Amour et violence. De la société du harcèlement", qui sera traduit en français en juin par Sens Public) est paru en 2011 et réédité en 2024. Le texte a déjà été traduit en anglais. Pour ses autres écrits, consultez Lea's Archive

La "domination masculine" présente une particularité par rapport aux autres. Laquelle ? 

Lea Melandri: De tous les domaines que l'histoire a connus, le domaine masculin est tout à fait particulier en ce qu'il passe par les événements les plus intimes, tels que la sexualité, la maternité, les relations familiales. L'homme est l'enfant de la femme, il rencontre un corps autre que le sien qui l'a engendré au moment de sa plus grande dépendance et de sa plus grande impuissance.

Amour et violence, Lea Melandri

C'est le corps qui le tient à sa merci pendant les premières années de sa vie, qui peut lui donner des soins ou l’abandonner, [un corps] vécu à l'origine comme puissant, un corps qu'il rencontrera dans sa vie amoureuse d'adulte dans une position de pouvoir inversée. En enfermant la femme dans le rôle de mère, l'homme s'est aussi contraint à porter un masque de virilité toujours menacé, à contracter des liens d'indispensabilité même lorsqu'ils ne sont pas nécessaires. Le rêve de l'amour, comme appartenance intime à un autre être, unité à deux, prolongement du lien originel entre la mère et l'enfant, porte en lui le risque d'une déchirure violente, liée au besoin d'autonomie de chacun. 

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Les figures de genre, dans leur complémentarité et leur hiérarchisation, structurent les rapports de pouvoir et, en même temps, poussent vers un idéal, une réunion harmonieuse des parties inséparables de l'humain : le corps et la pensée, les sentiments et la raison, etc. C'est cette confusion entre amour et violence qui ralentit et entrave l'émergence d'une conscience du sexisme encore aujourd'hui.

Vous écrivez : "Au lieu de se contenter de déplorer la violence, de réclamer des peines plus sévères pour les agresseurs, plus de protection pour les victimes, peut-être serait-il plus judicieux de jeter un regard là où nous ne voudrions pas la voir apparaître". Quelles sont ces "zones", lieux de la politique et de l'âme ?

Il n'est peut-être pas inutile de commencer par ce qui a été le grand "défi" ou la grande révolution du féminisme dans les années 70 : la découverte que, pendant des millénaires, les expériences les plus universelles de l'être humain – la sexualité, la maternité, la naissance, la mort, les liens familiaux – avaient été considérées comme "apolitiques", confinées dans le "privé" et dans l'ordre de la "nature", et donc destinées à rester des "permanences". Ce que nous sommes encore enclins à considérer comme des "lieux de l'âme" a toujours appartenu à l'histoire, à la culture, à la politique. Le slogan "le personnel est politique" signifiait reconnaître que dans les vies individuelles, dans les expériences personnelles, ainsi que dans la mémoire du corps, il y a des trésors de culture à découvrir, il y a une histoire non écrite qui ne peut être trouvée dans aucun manuel, dans aucun des savoirs et des langages déjà donnés. 

C'est dans ces "zones" restées en dehors de la scène et du discours public, couvertes par la pudeur et l'ignorance, ou par l'"indicible", que la génération de ces années-là est partie à la recherche du fondement de la séparation entre politique et sexualité, entre le destin de l'homme et celui de la femme, ainsi que de l'origine de tous les dualismes : biologie et histoire, individu et société. 


“Face à la chaîne ininterrompue des féminicides, il est facile de crier au ‘monstre’, d'exiger un alourdissement des peines. Il est plus difficile de se demander si ce n‘est pas l‘amour, tel que nous l‘avons hérité, confondu avec le pouvoir, qui devrait être remis en question”


La première forme de violence dont nous avons pris conscience au cours de ces années ne pouvait être que ce que j'ai appelé la "violence invisible" ou la "violence symbolique" : une représentation masculine du monde que les femmes elles-mêmes ont fait leur, "incorporée" de force. Ce n'est pas un hasard si la victime parle la même langue que l'agresseur. Que pouvaient faire d'autre les femmes que de se caler dans ces rôles – "mères de", "épouses de" – en essayant d'en tirer un peu de pouvoir et de plaisir ?

Nous étions une génération qui s'est rebellée contre les mères, considérées comme des courroies de transmission de la loi des pères, et l'un des nœuds dans lequel nous nous sommes retrouvés à creuser le plus fort était, sans surprise, la relation mère/fille. Nous avons découvert que la dépossession la plus violente dont les femmes avaient souffert était celle d'être effacées en tant que "personnes", identifiées au corps – corps érotique, corps maternel – et réduites à des "fonctions". Il aurait alors fallu ouvrir les portes du foyer, interroger les relations de couple, les liens familiaux dans toute leur ambiguïté, faire apparaître la violence sous ses formes "manifestes" : maltraitance, exploitation, féminicide.

Si nous n'avons abordé la violence domestique que bien plus tard, au début des années 2000, c'est parce que l'amour a manifestement agi comme un voile, même pour ceux qui, comme dans mon cas, avaient été témoins pendant des années de la violence à l'égard des femmes de leur famille. Aujourd'hui, face à la chaîne ininterrompue des féminicides, il est facile de crier au "monstre", d'exiger un alourdissement des peines. Il est plus difficile de se demander si ce n'est pas l'amour, tel que nous l'avons hérité, confondu avec le pouvoir, qui devrait être remis en question. Mais ce n'est pas un hasard si l'amour est aussi resté un "tabou" pour le féminisme.


Comment expliquer que les hommes qui tuent les femmes qu'ils aiment le féminicide est en quelque sorte le drame ultime, mais avant lui (et même sans lui) il y a des formes de violence et de contrôle qui s'installent dans les amours "normales" et "heureuses" sont les "enfants sains du patriarcat" ? 

Après un demi-siècle de théories et de pratiques féministes, ce n'est qu'aujourd'hui que nous commençons à parler du patriarcat comme d'un "phénomène structurel". C'est un grand pas en avant que de parler des féminicides non pas comme des "faits divers", une pathologie de l'individu ou le résultat de cultures arriérées, mais il reste beaucoup à faire pour reconnaître que la violence "manifeste" n'est que l'aspect le plus sauvage, le plus archaïque d'une culture répandue qui est devenue la "normalité". 

J'ai toujours préféré le terme de "domination masculine", ou de "sexisme", à celui de "patriarcat", peut-être à cause de l'hésitation à affronter l'ambiguïté d'un pouvoir qui a vu se confondre le visage d'un fils chéri avec celui d'un père-maître. Si les hommes n'étaient que le sexe vainqueur et confiant, ils n'auraient pas besoin de tuer ; si les femmes ne voyaient dans l'homme qui menace leur vie qu'un meurtrier, elles n'hésiteraient pas tant à dénoncer les violences qu'elles subissent. Aujourd'hui, les hommes tuent parce que face à la liberté des femmes – au fait qu'elles ne sont plus un corps à leur disposition, jusqu'alors considéré comme un privilège masculin "naturel" – ils découvrent leur fragilité et leur dépendance.

Libres sur la scène publique, avec d'autres hommes, ils ne semblent jamais avoir perdu ce cordon ombilical qui fait qu'à l'intérieur des maisons, ils restent essentiellement des enfants, même de femmes épouses ou d’amantes beaucoup plus jeunes qu'eux. Nous pouvons maintenant dire que le "patriarcat" est la vision du monde qui a façonné le savoir et le bon sens, qui porte la marque d'une communauté historique composée uniquement d'hommes, mais que les femmes elles-mêmes ont intériorisée. S'il est devenu la "normalité", c'est parce qu'il est longtemps resté dans le "privé" et le calme des lois naturelles.

Vous citez cite Bourdieu La domination masculine, 1988 qui parle de l'amour comme de "la forme suprême, parce qu'elle est la plus subtile, la plus invisible des violences symboliques".

Avant de lire La domination masculine de Pierre Bourdieu – un livre que j'ai adoré et dont j'ai fait la critique bien qu'il n'ait pas eu la diffusion qu'il méritait en Italie – le thème de l'amour avait déjà largement pénétré mon parcours personnel et politique. À la fin de la décennie des années 70, largement consacrée au problème de la sexualité et de l'homosexualité, au centre de pratiques telles que la conscience de soi et la pratique de l'inconscient, je me suis rendue compte d’à quel point le besoin d'amour était important pour moi et combien il était lié, plus fortement qu'il ne l'est [vraiment], au "rêve de l'amour" : la fusionnalité, l'appartenance intime à un autre être. 

Au début des années 80, j'ai entamé une longue analyse, découvert le Journal d'une femme de Sibilla Aleramo et tenu une rubrique "courrier du cœur" dans un magazine pour adolescents, Ragazza In. C'est à cette époque que j'ai écrit ce que je considère comme mon livre le plus personnel : Come nasce il sogno d’amore ["Comment naît le rêve d’amour", non traduit en français]. En fait, j'aurais dû l'intituler Comment se termine l'illusion amoureuse, ce rêve d'"unité à deux" qu'Aleramo définirait, après l'avoir poursuivi pendant un nombre indescriptible d'"amours" et d'"erreurs", comme un "acte sacrilège du point de vue de l'individualité".

Depuis lors, j'ai souvent écrit sur le rêve de l'amour comme "violence invisible", en me demandant si c'était là la force ou la faiblesse des femmes, si leur "esclavage" le plus profond ne devait pas être recherché précisément dans le pouvoir de se rendre indispensable à l'autre, de rendre la vie "bonne" pour l'autre. Tel est le "dévoilement" qui traverse le Journal d'Aleramo, l'extraordinaire parcours d'"auto-analyse" d'une conscience féminine anticipatrice, qui a eu le courage de faire descendre, pour reprendre ses termes, "l'amour dans la mêlée", de dire l'"indicible" de cette oscillation entre "extase" et "gel" qui a rendu et rend encore si difficile pour les femmes la "fastidieuse obligation de vivre pour soi".


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Le mérite du livre de Bourdieu est d'avoir analysé en profondeur les constructions du genre, du masculin et du féminin, dans ces "permanences" que l'on retrouve dans les contextes historiques et politiques les plus divers, d'avoir reconnu comment la domination masculine a été une colonisation des esprits comme des corps, et, en particulier, d'avoir interrogé l'ambiguïté du rêve amoureux. Dans le dernier chapitre du livre, Bourdieu se demande si l'amour, en tant que fusion, perte dans l'autre, est une "trêve", une "oasis" dans la guerre des sexes, ou la forme suprême, parce que la plus invisible et donc la plus insidieuse de la "violence symbolique". C'est la même conclusion à laquelle j'étais arrivée dans mon parcours féministe, et que ce soit un homme qui le reconnaisse ne pouvait que me réjouir. 

Peut-on parler de l'amour autrement, pour libérer la langue avant tout ? 

Je pense que les alternatives ne commencent à apparaître que lorsqu'on a analysé le mal en profondeur et, en ce qui concerne le lien pervers entre l'amour et la violence, je pense qu'il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. Le livre À propos d’amour de bell hooks est très intéressant de ce point de vue-là, tout comme les essais de François Jullien De l’intime. Loin du bruyant Amour et  Près d'elle, Présence opaque : présence intime.

Qu'est-ce qui a changé ces dernières années, après #MeToo et après les derniers faits divers ? Lorsque nous nous sommes téléphoné le débat sur le meurtre de Giulia Cecchettin était frais vous m’avez dit "j'entends dans les journaux les discours que nous, les féministes, tenons depuis des années". Que s'est-il passé ? 

Un grand changement est venu, plus encore que de #MeToo – qui risquait de devenir un simple procès médiatique de personnalités connues – des dernières vagues générationnelles du féminisme, à partir du début des années 2000. En 2007, en Italie, il y a eu la première grande manifestation, promue par le groupe "Sommosse", au cours de laquelle sont apparues des banderoles sur la violence domestique et le slogan "Le meurtrier a les clés de la maison". 

Ils avaient enfin porté leur regard sur ces intérieurs familiaux, sur ces relations de couple, où apparaissait sans équivoque la violence qui les habitait depuis toujours et que le lien ambigu avec la vie intime avait jusqu'alors occultée. En faisant entrer le sexisme dans le discours politique, les rapports nationaux et internationaux sur les causes de la mort des femmes ont beaucoup compté, tout comme, malheureusement, la suite ininterrompue des féminicides.

La naissance en 2017 du réseau Ni una menos, qui a vu le jour en Argentine, a été importante. Depuis, chaque année, le 8 mars et le 25 novembre, d'immenses manifestations sont organisées, qui n'ont toutefois jamais eu l'importance qu'elles méritaient.

Dans cette dernière "marée" féministe, ce que j'ai trouvé de nouveau, c'est l'élargissement du discours à toutes les formes de domination : sexisme, classisme, racisme, colonialisme, etc. Les exigences radicales posées par le féminisme dans les années 70 sont revenues, lorsqu'il s'agissait de "changer le Moi et le monde" : le défi était de partir de l'endroit le plus éloigné de la politique, le Moi, l'expérience personnelle, afin d'investir et de "bouleverser" les savoirs et les pouvoirs de la vie publique. 

On pensait et on évoluait beaucoup sur le Moi à l'époque, mais le monde était encore loin, et ce n'est qu'aujourd'hui que les jeunes générations en voient toute l’horreur et la dévastation. 


La guerre des sexes a trouvé dans la famille sa plus forte racine et en même temps sa plus forte couverture, en raison de la confusion entre l‘amour et la violence


Le saut "inattendu" dans la conscience historique, tout en reconnaissant l'héritage essentiel d'un demi-siècle de féminisme, s'est produit en Italie avec le féminicide de Giulia Cecchettin, l'étudiante tuée par son ex-petit ami le 11 novembre 2023. Ce sont les paroles d'Elena, la sœur de la victime, et de son père, Gino Cecchettin, qui ont ouvert une brèche inattendue dans une culture et une information encore fondamentalement masculines comme celles de l'Italie

L'histoire d'un nouveau féminicide, au lieu de se clore dans l'intimité d'une famille blessée, a vu pour la première fois les portes du foyer, du domestique, s'ouvrir pour laisser s'exprimer des paroles jusqu'alors uniquement entendues dans les manifestations du féminisme. 

L'adjectif "imprévu", utilisé au début des années 70 par Carla Lonzi pour décrire l'apparition des femmes en tant que "sujets politiques" sur la scène publique, revient aujourd'hui à la mode à propos de la domination millénaire d'une communauté historique composée uniquement d'hommes. 

Seul un "père" capable de dépasser son rôle parental et de se penser comme un "homme" parmi les hommes, unis par une culture virile qui les oblige aujourd'hui à se remettre en question face à ses manifestations les plus violentes, pouvait éclipser la figure du patriarche, à laquelle certains se réfèrent encore avec un regret mal dissimulé. La guerre des sexes a trouvé dans la famille sa plus forte racine et en même temps sa plus forte couverture, en raison de la confusion entre l'amour et la violence.

C'était au tour des figures du père et de la fille de briser l'armure des rôles familiaux, de remettre en question la "normalité" des préjugés ataviques qui ont "privatisé" et "naturalisé" les relations de pouvoir historiques. Les paroles de la sœur de Giulia ont constitué en elles-mêmes un tournant irréversible : il s'agissait des slogans et des vérités criés par des générations de féministes qui sortaient pour la première fois de sphères restreintes et ignorées pour être entendus et repris dans les lieux les plus divers de la vie publique. 

Un monstre", a déclaré Elena, "est une exception, une personne dont la société ne devrait pas assumer la responsabilité. Les monstres ne sont pas malades, ce sont des enfants sains du patriarcat, de la culture du viol. Le féminicide n'est pas un crime passionnel, c'est un crime de pouvoir. Nous avons besoin d'une éducation sexuelle et affective généralisée, nous devons enseigner que l'amour n'est pas la possession.” 

À partir de la lettre d'Elena au Corriere della Sera, tous ceux qui tentent encore de ramener la violence à l'égard des femmes à la pathologie de l'individu, à la crise des valeurs familiales traditionnelles ou à l'absence de sanctions adéquates, quelle que soit la manière dont ils essaient d'échapper à l'évidence de l'ordre social, culturel et politique dans lequel ils évoluent, ne seront plus crédibles.

En partenariat avec European Data Journalism Network

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