Migration et santé mentale : la grande inconnue des politiques d’accueil

Les attaques au couteau ou à la voiture bélier commises par des personnes migrantes qui émaillent l’actualité sont souvent l’occasion d’affirmer un supposé lien entre migration et violence. Le rapport entre ces tragédies, les troubles mentaux dont souffrent les suspects et la souffrance induite par les conditions d’accueil, quant à lui, reste souvent ignoré.

Publié le 15 avril 2025

Le 22 janvier 2025, deux personnes étaient tuées lors d’une attaque au couteau dans un parc de la ville d’Aschaffenbourg en Allemagne. Le suspect, un homme de 28 ans connu pour des faits de violences, était afghan. Le drame a instantanément évoqué les attentats de Solingen et de Mannheim dans l’esprit d’une société allemande surchauffée par la période électorale. L’origine des responsables présumés de chaque drame a quant à elle alimenté une petite musique de plus en plus audible outre-Rhin : ces drames seraient la conséquence de l’immigration massive, incontrôlée, et constituée d’individus fondamentalement violents.

Un sentiment nourri par la conviction qu’il existerait une corrélation entre migration, criminalité, religion et violence – des idées reçues bien connues que nous avons d’ailleurs vérifiées dans Voxeurop. Mais un point pourtant essentiel semble ne pas avoir trouvé grâce aux yeux des médias grand public et des politiciens de courte vue : le lien entre les agressions et la souffrance psychologique.

Le média en ligne Infomigrants a interrogé plusieurs experts peu après l’attaque d’Aschaffenbourg, et rappelle que l’agresseur “souffrait de troubles mentaux, selon les autorités, et a été interné après son arrestation. Des troubles psychiques ont également été diagnostiqués chez un Afghan qui avait attaqué un candidat d'extrême droite en mai à Mannheim (ouest), tuant un policier.

Des agresseurs qui, selon Ulrich Wagner, professeur en psychologie sociale à l'université de Marbourg, pourraient souffrir “de vastes problèmes psychiques, indépendamment de leur parcours de migrant”. Si celui-ci précise ne pas excuser les actes, il appelle toutefois à en définir les causes profondes. L’une d’entre elles pourrait être “leurs conditions de vie en Allemagne”, qui ont "manifestement favorisé de tels troubles mentaux” : difficulté d’accès aux lieux de thérapie ambulatoire, manque de moyens, hébergement de premier accueil avec manque d’intimité, inactivité, impossibilité de structurer sa vie par un travail ou par des interactions sociales … La liste est longue.

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Sans vouloir justifier les agresseurs, le peu de considération accordée à la question de la vulnérabilité psychologique de ces derniers invite à en poser une autre : celle du traumatisme que représente la migration.

Dans le Taggespiegel, Nora Ederer interroge la médecin et professeur de psychiatrie interculturelle Meryam Schouler-Ocak à propos de la santé mentale des réfugiés en Allemagne. Elle confirme également l’ampleur du problème, citant notamment la barrière linguistique, les discriminations vécues par les migrants et la lourdeur bureaucratique de l’accueil comme autant de facteurs aggravants. Et de souligner que les coûts de l’accueil, eux, sont inégalement répartis. “Les interprètes ne sont pas prévus dans le système. Dans notre clinique externe, nous les payons sur notre propre budget”, relate-t-elle. “C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles certains thérapeutes, lorsqu’ils ont le choix, préfèrent accepter des patients avec lesquels ils ont moins d’efforts.

Les problèmes ne commencent pas une fois arrivés dans le pays d’accueil ; pour de nombreux déplacés, le périple joue un rôle majeur dans la dégradation de leur santé mentale. Dans une longue et exhaustive analyse, le Center for Strategic and International Studies (CSIS) – ici reprise dans iMEdD Labdécrypte le phénomène de “goulot d’étranglement” entre la Tunisie et l’Italie. Là, de nombreux exilés se retrouvent freinés dans leur périple ; des blocages provoqués, entre autres, par les politiques européennes d’externalisation et dont les conséquences sont tout sauf anodines. “Coincés dans un cercle vicieux entre la Tunisie et [l’île italienne de] Lampedusa, sans alternative sûre à l’horizon, de nombreux migrants et réfugiés subissent un traumatisme supplémentaire”. Citant une étude de 2019 sur la santé mentale des réfugiés en Tunisie, l’analyse précise que “si la migration n'entraîne pas automatiquement de traumatisme ultérieur, elle constitue une transition de vie profonde qui exige une adaptation importante de la part du migrant. L'impact de la vie d'un migrant sur sa santé mentale évolue au fil du temps, la migration étant caractérisée par des périodes d'équilibre relatif et d'autres de stress.

Le lien entre précarité et santé mentale est aujourd’hui bien établi. En matière de troubles dépressifs, par exemple, une analyse d’Eurostat révèle qu’en 2019, “les personnes appartenant au premier/plus bas quintile de revenus (les 20 % de la population ayant les revenus les plus faibles) étaient les plus susceptibles de signaler des symptômes dépressifs”. 10,6 % d’entre elles seraient concernées ; un chiffre “un peu plus de trois fois supérieur à celui des personnes appartenant au cinquième quintile de revenus le plus élevé”.

D’autant que les conséquences psychosociales de la migration sont encore mal connues. Le simple fait de quitter son pays pour une durée indéterminée en laissant tout une vie derrière soi pourrait entraîner un “deuil migratoire” pouvant par la suite engendrer un stress réactif. Dans le magazine espagnol Ethic, Ana Mangas appelle ce dernier le “syndrome d’Ulysse”, reprenant ainsi le terme consacré par le psychiatre, professeur et auteur Joseba Achotegui.

Le syndrome n’étant à ce jour pas considéré comme un trouble mental, il se distingue des pathologies comme la dépression, explique Mangas. Achotegui, qu’elle a interrogé, précise que ce syndrome peut être déclenché par “la solitude forcée , la peur, l'impuissance et le manque d'opportunités”. Les symptômes sont quant à eux variés : tristesse, anxiété, insomnie, douleurs musculaires, troubles digestifs, problèmes de mémoire …

Les conditions d’accueil peuvent également contribuer à nourrir ce stress : le poids des démarches administratives, de la nécessité de raconter encore et encore des expériences traumatisantes, des discriminations, etc. Selon Mangas, lutter contre le syndrome d’Ulysse implique de davantage comprendre les liens entre migration et santé mentale, d’établir un système de santé décent pour toutes et tous et, in fine, d’“humaniser” la migration.

Si les études concernant les troubles mentaux subis par certaines personnes migrantes existent, elles restent dispersées dans l’espace et dans le temps. Un portrait général de la situation reste cependant possible.

Dans une revue de 21 études menées sur le sujet, Farah Abdulrahman, Mary Birken, Naomi Glover, Miranda Holliday et Cornelius Katona de l’University College de Londres démontrent comment les conditions de logement temporaire influencent la santé mentale des migrants. Difficulté à s’acclimater à un nouvel environnement ; sentiment d’emprisonnement ; manque d’activité ; érosion du sentiment de sécurité et de la confiance : tous ces facteurs, selon les chercheurs, expliquent le fardeau que peuvent représenter les déplacements forcés et les conséquences sanitaires dont ces derniers peuvent être la source.

Si, comme le démontre leur travail, une large part des personnes déplacées souffrent d’un trouble de la santé mentale (anxiété, dépression, trouble du stress post-traumatique), il n’est évidemment pas question de dire que toutes les personnes migrantes, du fait de leur bagage traumatique, représentent des agresseurs en puissance. Mais le lien entre les agressions qui ont défrayé la chronique et la question de la santé mentale des suspects gagne à être exploré.

Trop souvent, les raisons de ces attaques ont été expliquées par le profil personnel, ethnique et religieux des agresseurs, occultant les indispensables questions de vulnérabilité sociale, psychologique et économique et, in fine, le caractère profondément systémique de la souffrance vécue par les personnes migrantes.

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