Route migratoire espagnole : nécropolitique européenne et liberté de circulation

La route migratoire la plus meurtrière de 2024 part des côtes de l’Afrique de l’Ouest pour rejoindre les îles Canaries. À qui la faute ? Comment repenser notre conception de la migration ?

Publié le 15 janvier 2025

Le pouvoir de dire “qui pourra vivre et qui doit mourir”. Voilà comment l’historien et politologue camerounais Achille Mbembe définit la “nécropolitique”. Le terme, que Mbembe a été le premier à explorer en profondeur, est aujourd’hui utilisé pour décrire, entre autres, les agissements de gouvernements en guerre ou les politiques migratoires, notamment européennes. Pour le penseur camerounais, ce “droit de tuer” que s’arrogent les Etats représente “l’expression ultime de la souveraineté”. 

Mais le concept atteint rarement les médias grand public ; d’où ma surprise en le voyant repris par le magazine espagnol El Salto pour décrire la politique de l’Etat ibérique en matière de migration.

“‘La nécropolitique migratoire de l’Etat [espagnol]’ a coûté la vie à 1 538 filles et garçons et à 421 femmes”, lance le média, reprenant les chiffres – et le terme – du collectif de défense des droits des personnes migrantes Caminando Fronteras. Car l’Espagne est aujourd’hui au cœur d’un drame migratoire qui, dans une relative indifférence, entraîne la mort de milliers de personnes cherchant à rejoindre ses frontières. 

Le nombre de 10 457 personnes tuées [en 2024] sur les voies d'accès au territoire représente une augmentation de 58 % de la mortalité sur ces routes par rapport à 2023”, explique El Salto, toujours sur base des chiffres de Caminando Fronteras. “La plupart de ces victimes se concentrent sur la route des Canaries, où 9 757 personnes sont mortes, une fois de plus”. Ce qui, selon le collectif, en fait la route migratoire la plus meurtrière au monde. 

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Elles viennent de Mauritanie, du Maroc, de Gambie ou du Sénégal. Selon leur point de départ, ces personnes en exil embarquent pour un voyage qui prend d’une à plusieurs semaines, traversent parfois des milliers de kilomètres de haute mer pour rejoindre les côtes espagnoles des îles Canaries. Beaucoup meurent – une personne toutes les 45 minutes en 2024, selon des chiffres du collectif, ici repris par le quotidien canarien La Provincia.

Une fois arrivés, les migrants trouvent un système d’accueil exsangue et des autorités dépassées par la situation. Si le gouvernement espagnol – socialiste – innove en adoptant la régularisation de centaines de milliers de migrants sans-papiers ou en proposant la répartition des mineurs migrants au sein des communautés autonomes espagnoles, reste que la situation semble, pour l’heure, lui échapper.

En 2024, 63 970 personnes sont arrivées en Espagne illégalement, dont 46 843 via les îles Canaries. C’est dans l’optique de freiner les arrivées depuis l’Afrique de l’Ouest que le pays a signé, en août 2024, des accords de coopération avec la Gambie et la Mauritanie visant à lutter contre les passeurs, encourager les arrivées régulières et à enrayer les départs. Un accord qui n’est pas sans rappeler le partenariat passé entre l’UE et la Mauritanie en début d’année dernière.

La tragédie est telle qu’elle se retrouve dans les pages de médias non-européens. Pour le magazine américain de gauche Jacobin, le journaliste Eoghan Gilmartin livre un compte-rendu déchirant de la situation. Témoignages de migrants à l’appui, il retrace le périple entrepris depuis les côtes africaines, les morts jetés à la mer, l’impossible décompte des disparus. Et d’expliquer : “Le phénomène de mort de masse aux frontières de l'Espagne ne peut pas être simplement compris comme une série de tragédies isolées. Ceux qui ont perdu la vie sont des victimes du régime frontalier brutal de la Forteresse Europe qui, au nom de la dissuasion des déplacements des migrants et des réfugiés du Sud, les oblige à s'exposer à des dangers mortels de plus en plus grands.”

Pour Gilmartin, l'augmentation des départs vers les Canaries prouve l'efficacité limitée de “ces politiques d'endiguement qui, tout en condamnant tant de personnes à la souffrance et à la mort, prétendent frauduleusement s'attaquer aux raisons profondes qui poussent les gens à prendre le risque d'un tel voyage”. Nécropolitique.

Dans une tribune publiée dans le quotidien espagnol El País, la socialiste et ancienne eurodéputée Anna Terrón i Cusí défend une meilleure compréhension du phénomène migratoire, en particulier les mécaniques qui le sous-tendent et ses conséquences réelles. “Au sein de l'Union, nous pourrions voir comment les visas liés à l'emploi ont continué à augmenter. En 2022, les Etats membres de l'UE ont délivré 1,6 million de premiers titres de séjour liés à l'emploi.

L'ouverture vers l'extérieur permettrait de dépasser les accords purement transactionnels avec les pays d'origine et de transit”, continue-t-elle, défendant une compréhension de la migration comme un ressort de la politique étrangère européenne. “Connaître et prendre en compte la réalité des différentes dynamiques migratoires locales, régionales et internationales permettrait de les prendre en compte comme un autre élément de la stratégie européenne de développement. Ce n'est qu'en reconnaissant la nature structurelle des migrations et leur rôle en tant qu'élément de la géoéconomie que nous pourrons progresser dans leur gouvernance.

Changer de perspective, c’est également ce que suggère Sertan Sanderson dans Deutsche Welle. Selon lui, peu de grands récits, parmi ceux qui dominent la politique aujourd’hui, “examinent la nature de la migration où elle commence, en prenant en compte les points de vue des personnes qui souhaitent quitter leur foyer et ce qu’elles laissent derrière elles”. L’activiste Hardi Yakubu, de l’organisation Africans Rising – interrogé par Sanderson – résume bien cet angle mort dans notre conception du sujet, qui “a fait des migrants l'un des groupes les plus privés de leurs droits et les plus incompris au monde”.

Au risque de me répéter au fil des revues de presse, il faut rappeler que le changement de perspective n’est pas la route empruntée par une bonne partie des Etats membres européens, ni par l’UE elle-même. La trajectoire préférée est celle des “idées radicales sur la migration”, doux euphémisme accordé par Giovanni Legorano dans Foreign Policy. Le journaliste nous livre ici un essentiel compte-rendu des politiques européennes en matière d’externalisation de la migration et de rapatriement, et des obstacles que celles-ci rencontrent et sont vouées à rencontrer à l’avenir.

Il est urgent, pourtant, de dépasser les habituels débats sur les (nécro)politiques migratoires de l’Europe Forteresse et le tout répressif ; les solutions de repli appelant à une intensification de l’accueil sont elles-mêmes imparfaites et nécessitent une discussion apaisée sur leur faisabilité et leur cohérence. Même le discours mainstream le plus charitable en matière de migration, qui voit celle-ci comme un moyen de lutter contre le vieillissement de la population et la pénurie de main-d'œuvre, n’échappe pas à la critique. Car si l’intention peut sembler bonne – et elle l’est parfois –, elle traduit tout de même d’une certaine vision transactionnelle de la migration, la place des personnes migrantes en Europe et leur liberté de circuler dépendant de la faculté de celles-ci à combler les besoins de potentiels pays d’accueil. Un migrant-ressource, en somme – drôle de conception d’une migration plus “humaine”.

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