Nous, le peuple européen disparu

Aller vers “plus d’Europe” pourrait aider le continent à sortir de la crise. Mais encore faudrait-il créer les Européens. Pour retrouver ce sens d’une destinée commune, que nous avons perdu le siècle dernier, il convient de miser sur l’Education, les échanges culturels et les initiatives politiques, explique un journaliste français.

Publié le 6 mars 2013 à 12:14

Ainsi la Grèce ne s’est pas effondrée et l’Europe a commencé à souffler. Mais pas pour longtemps. Les électeurs rebelles d’Italie, qui ont opté pour un milliardaire extravagant et un clown, nous ont rappelé la semaine dernière combien la crise que traversait le continent était profonde.

Pendant ce temps, la France fait cavalier seul au Mali, ou presque, et la Grande-Bretagne parle ouvertement de quitter le navire Europe. Ce n’est pas seulement la monnaie de l’Europe qui est en crise, c’est son âme.

Si tant est qu’elle ait jamais existé, la vision embryonnaire d’une Europe unie se désagrège du fait de l’absence de soutien de ses peuples. Chacun nourrit ses propres ressentiments ou ses propres soupçons à l’égard de ses partenaires. Mais tous souffrent du même manque : très peu de leurs citoyens se considèrent d’abord et avant tout comme des Européens.

L'Europe de 1913, davantage cosmopolite

Comment est-ce possible ? L’histoire européenne de ces cinquante dernières années est généralement décrite comme une progression pas à pas vers un avenir commun. Mais peut-être, pour comprendre où nous en sommes arrivés aujourd’hui, faudrait-il faire commencer cette histoire plus tôt – non pas avec le rapprochement franco-allemand dans les années 1960 -, mais avec le modèle d’Europe qui prévalait pendant la décennie précédant le cataclysme de 1914.

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A bien des égards, l’Europe de 1913 était plus cosmopolite et plus européenne que l’Europe d’aujourd’hui. Les idées et les nationalités se brassaient et convergeaient les unes vers les autres dans un creuset de créativité.

Cette année a vu l’apogée du futurisme, les débuts de l’abstraction avec Braque et Picasso, la présentation du "Sacre du Printemps" de Stravinsky, la publication de "Du côté de chez Swann" de Proust. Les collaborations visant à percer les secrets les plus profonds de la science franchissaient aisément les frontières. L’architecture de l’Autriche impériale et de la France républicaine faisait des émules dans de petites villes-joyaux à travers l’Europe centrale et méridionale ; on parlait de "petites Vienne" ou de "petits Paris".

Il y avait également de vastes communautés d’expatriés cosmopolites – des "passeurs" entre les cultures, notamment les Juifs, ainsi que des minorités allemandes, disséminées à travers l’Europe centrale et orientale.

Mais la plupart des Juifs ont été massacrés, et les Allemands – à l’instar d’autres groupes ethniques – ont été expulsés vers leur pays d’origine. A côté de leurs crimes plus importants, Hitler et Staline ont contribué à éradiquer l’idée du cosmopolitisme au sens où l’entendait la vieille Europe.

L'enthousiasme s'est essoufflé

Le point de départ généralement admis de l’histoire européenne moderne – les décombres de 1945 – n’en est que plus poignant. Renforcé par la Guerre froide, l’impérieuse nécessité de la reconstruction a soudé l’Europe occidentale et mis l’Allemagne de l’Ouest sur le devant de la scène. Les Européens ont prospéré dans un marché toujours plus commun. Mais l’élément unificateur était moins l’optimisme que la peur. C’est la crainte d’une autre guerre les opposant ou d’une expansion soviétique qui a poussé les Européens de l’Ouest à aplanir leurs divergences lorsqu’elles se présentaient.

Après la chute du Mur de Berlin, l’Europe de l’Ouest s’est élargie à l’Est et a donné l’impression de se diriger sereinement vers la fin de l’histoire – la paix, la prospérité, la sécurité sociale, la démocratie, autour d’un symbole unificateur, l’euro, de Helsinki, en Finlande, à Séville, en Espagne. Pour ses 400 millions d’habitants et plus, l’Europe est devenu un parc à thème, un musée, et un supermarché – le continent EasyJet : efficace, rapide, ouvert à tous et à petit prix.

Mais, aujourd’hui, l’Europe réclame des sacrifices et de la solidarité, et elle se découvre sur le déclin. Partout, populistes et nationalistes gagnent du terrain. Gérer l’austérité, combattre la dette – ce n’est pas là, a-t-on découvert, le bon moyen d’unifier l’Europe. Peut-être les dirigeants européens auraient-ils dû s’alarmer davantage lorsque l’enthousiasme en faveur de l’unité a commencé à s’essouffler avant même la crise.

En 2005, les électeurs français et néerlandais ont mis des bâtons dans les roues de la constitution européenne. Pendant ce temps, les pays récemment libérés d’Europe centrale et orientale – "l’Occident kidnappé" de Milan Kundera, défiguré par 45 ans d’occupation soviétique – avaient moins ré-européanisé que mondialisé leurs économies et leur société. La même chose vaut également pour la génération montante de l’Europe ; elle connaît les plaisirs de l’économie moderne. Mais ceux-ci sont disponibles dans le monde entier pour quiconque possède le même niveau de richesse et de privilèges. Si ce ne sont les euros qu’ils ont dans les poches, les jeunes Européens ne sentent pas la présence de l’Europe au quotidien.

Les leaders d’opinion, le secteur privé et les Etats s’accordent à dire que le continent pourrait tirer profit d’une plus grande unité politique, puisque la mondialisation s’organise autour de blocs continentaux. Mais les nations et les peuples d’Europe devraient pour cela abandonner de vastes prérogatives, et rien ne les y a préparés. Au train où vont les choses, si l’on demande aux Européens de militer en faveur de l’unité, ils refuseront.

Pour une unité spirituelle du continent

C’est pour cette raison que l’Europe doit trouver une idée neuve, une nouvelle vision, un ciment pour l’avenir. Les nobles principes auxquels nous sommes habitués ne suffiront pas. Les droits de l’homme, le pluralisme, la liberté de pensée, la démocratie sociale de marché – apparaissent tous dans les constitutions nationales ; les citoyens n’ont pas besoin de l’Union européenne pour en bénéficier. Comment, dans ces conditions, développer des liens affectifs avec l’Europe ?

La réponse réside peut-être dans la conception d’une Europe plus charnelle, une Europe qui a des couleurs, des odeurs, un folklore, une force poétique. Et de la diversité. Cet objectif ne s’articule pas sur des principes connus – une langue, une histoire ou des lignées communes – mais sur l’exact opposé : une entente culturelle et un cadre de référence qui dépassent les frontières et sont fondamentalement européens. Au sujet de l’Europe, Milan Kundera parle d’un "maximum de diversité dans un minimum d’espace" – une affirmation peut-être aussi forte que "liberté, égalité, fraternité", ou "tous les hommes sont égaux".

Ce type d’idéal fondateur est la condition sine qua non de l’unité politique du continent.
Il pourrait être mis en œuvre en instituant un programme d’éducation civique européenne dans les écoles ; en mettant l’accent sur l’apprentissage des langues étrangères ; en améliorant les programmes d’échanges ; en favorisant la mobilité ; en harmonisant les régimes de retraite et de santé européens ; en élisant des représentants européens qui seraient directement responsables devant leurs électeurs ; en veillant à l’égalité de traitement des travailleurs étrangers et des immigrés.

Voilà qui donne matière à réflexion. François Hollande, Angela Merkel et surtout David Cameron : souvenez-vous des passeurs ! Encouragez la création d’un espace public et culturel européen commun. Offrez un horizon aux peuples d’Europe : incitez-les à rêver de ne plus former qu’un seul peuple et délestez-vous de vos ambiguïtés. Si vous aspirez sincèrement à une Europe politique, comme vous le prétendez, ayez le courage d’assumer vos responsabilités et proposez-nous une vision qui aille au-delà des prochaines élections et du prochain soubresaut de l’économie.

Faites campagne en faveur de l’unité spirituelle du continent, articulée autour de sa diversité.

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