Le retrait des Etats-Unis de leur rôle sur la scène mondiale a relancé d’intenses conversations sur une Europe davantage “géopolitique”. Elles se sont concentrées sur la position de l’Union européenne par rapport aux grandes puissances, parfois au détriment d'endroits où la politique étrangère de l'UE a un impact plus immédiat, étendu et durable.
Cette situation pourrait changer quelque peu cet automne, lorsque la Commission européenne dévoilera une nouvelle stratégie pour le voisinage méditerranéen. C'est l'occasion d'inverser une stratégie à court terme qui a rendu l'Europe et ses voisins plus – et non moins – instables.
Dix ans se sont écoulés depuis le sommet qui a donné naissance au Fonds fiduciaire d’urgence de l'UE pour l'Afrique, qui a contribué à faire évoluer la politique régionale européenne vers une approche plus court-termiste, transactionnelle et au final contre-productive, où les erreurs ont été répétées sans que l'on puisse en tirer des leçons.
Les lacunes de l'approche européenne n'ont jamais été aussi évidentes qu'en Libye, qui a expulsé en début d'année plusieurs agences d'aide internationale, dans le cadre d'une campagne gouvernementale de répression de la migration. Celle-ci s'est par ailleurs accompagnée d'une flambée de violence.
L'UE a demandé à la Libye de coopérer en matière d'accès au pétrole, de contrôle des migrations et de lutte contre la criminalité organisée.
Cependant, le pays reste profondément instable et il est chaque jour plus évident que les fonds européens sont canalisés vers le crime organisé, dans un environnement où la frontière entre les institutions de l'Etat et les milices reste ténue.
De nombreux acteurs étatiques et non étatiques sont impliqués dans l'exploitation des migrants et la traite des personnes, comme le confirment les témoignages des exilés et les rapports des organisations humanitaires. Les violations des droits humains et du droit international humanitaire à grande échelle sont monnaie courante et sont souvent liées à des groupes criminels organisés.
Des personnes haut placées dans l'Etat libyen sont impliquées dans ces violations, qui comprennent l'exploitation du travail, le travail forcé, l'esclavage, la traite des personnes, la détention, l'enlèvement contre rançon, la violence sexuelle et sexiste, la torture et l'extorsion.
Leur modèle économique consiste à organiser le départ des migrants tout en recevant des fonds internationaux. La fragmentation et la diversité des acteurs en Libye font qu'il est difficile de dresser un tableau clair de la situation. Les migrants et les réfugiés passent fréquemment par de multiples intermédiaires, y compris les centres du Département de lutte contre la migration irrégulière (DCIM), et se dirigent souvent vers le nord en direction de la mer Méditerranée, même si l'Europe n'était pas leur destination initiale.
Parallèlement, les garde-côtes libyens jouent un rôle important dans l'interception et le renvoi des migrants en Libye, ce qui accroît le risque d'une retombée dans la traite.
Le financement accordé aux autorités libyennes pour la gestion des frontières et des migrations manque de supervision, ce qui entraîne des abus et renforce l’exploitation des migrants. L'UE s'est involontairement rendue vulnérable au chantage et a ainsi déstabilisé davantage la Libye.
La Libye n’est pas un cas isolé
Il ne sera pas simple de réparer l'atteinte à la réputation de l'UE dans les pays du Sud en raison de ses liens avec la torture, l'esclavage, la violence et la mort en Libye. Et malheureusement, l'histoire de la Libye n'est pas un cas isolé mais plutôt le reflet d'une approche plus générale de la politique étrangère.
Après la révolution libyenne, Agadez, au Niger, est devenue une plaque tournante pour les migrants d'Afrique de l'Ouest en partance pour la Libye et l'Europe.
En 2015, l'UE a fait pression sur le gouvernement nigérien pour qu'il criminalise le trafic de migrants. Cela a conduit à la mise en œuvre de la loi 2015-36, qui a bouleversé l'économie de la migration à Agadez. La loi visait principalement les facilitateurs de migration du bas de l’échelle, tels que les chauffeurs et les passeurs (en français dans l’original), ou les guides, plutôt que les hommes d'affaires influents impliqués dans des réseaux de contrebande plus importants.
Cela a conduit à la professionnalisation et à la consolidation du trafic organisé, tandis que les personnes ordinaires fournissant des services commerciaux ont été criminalisées. Cette évolution a contribué au développement d'une économie de guerre, les groupes armés locaux exerçant un contrôle croissant sur l'activité économique.
En 2019, le Comité des droits humains des Nations unies a signalé que la loi nigérienne 2015-36 contre le trafic de migrants, soutenue par l'UE, avait "contraint les migrants à entrer dans la clandestinité et à faire face à des conditions qui les exposent à de nombreuses formes d'abus et de violations des droits humains".
Les exilés ont dû emprunter des chemins plus dangereux et plus détournés à travers le désert pour éviter d'être repérés, ce qui a entraîné un plus grand nombre de décès. La répression a également provoqué une perte de revenus pour de nombreuses personnes à Agadez, poussant les anciens passeurs et les personnes impliquées dans l'économie de la migration à se tourner vers l'exploitation de mines d'or [illégales] et d'autres activités illicites.
La criminalisation a exacerbé des tensions anciennes, les populations locales percevant les actions du gouvernement comme privilégiant les intérêts européens au détriment des leurs. Les relations entre les autorités locales et nationales se sont ainsi tendues et le mécontentement à l'égard de la communauté internationale a augmenté.
Retour de bâton contre l’UE
Ce retour de bâton est loin d'être le seul facteur qui a porté au pouvoir, lors d'un coup d'Etat en 2023, un nouveau gouvernement davantage hostile aux intérêts de l'UE en général. Il est frappant de constater que l'abrogation de cette loi impopulaire a été l'une des premières mesures prises par la junte au pouvoir – et il semble déjà que cette mesure ait pu rendre les déplacements plus sûrs.
Une fois de plus, la diplomatie transactionnelle européenne semble avoir causé du tort, n'a pas atteint ses objectifs et risque d'accroître la perception de l'UE en Afrique comme une force néocoloniale, à un moment où Bruxelles a un besoin urgent de construire des ponts dans le Sud.
Dans toute la région, de l'Egypte à la Tunisie en passant par la Mauritanie, l'UE a relégué au second plan les droits humains et les valeurs démocratiques afin d'atteindre des objectifs à court terme dans ses négociations.
Cette perte de crédibilité morale est dangereuse pour l'UE et risque de se retourner contre elle, même dans l'immédiat, car le mécontentement lié à la politique européenne pourrait provoquer une réaction aussi soudaine que brutale chez ses partenaires, et pousser ces derniers à se rapprocher des rivaux de l'Europe.
Il est urgent que les dirigeants aient le courage de défendre les droits humains et les valeurs universelles, à un moment où trop nombreux sont ceux qui les abandonnent
L'approche actuelle coupe également les ponts avec la société civile et les alliés potentiels, tout en plaçant les intérêts stratégiques européens entre les mains d'acteurs peu fiables qui peuvent abuser de leur influence – ce qu'ils ne manquent d'ailleurs pas de faire.
Si l'UE continue à placer des objectifs immédiats tels que le contrôle des migrations et l'accès aux ressources naturelles au centre de sa politique méditerranéenne, elle finira par les compromettre. Elle perdra également des occasions de contribuer à la création d'une région plus stable et prospère.
Le Pacte pour la Méditerranée, qui constitue un nouveau cadre pour les négociations européennes dans la région, offre la possibilité de changer de cap.
Le Pacte pour la Méditerranée est une nouvelle stratégie européenne qui vise à “renforcer l'espace commun de paix, de prospérité et de stabilité dans la région méditerranéenne” en coopération avec les pays du sud de la mer Méditerranée. Pensé comme un ensemble d'accords bilatéraux anciens et nouveaux, il identifiera des thématiques clés sur lesquelles l'UE et les pays partenaires pourront travailler, comme le commerce, l'énergie, l'éducation, la sécurité, la migration, etc. Le Pacte associe l'Algérie, l'Egypte, Israël, la Jordanie, le Liban, la Libye, le Maroc, la Palestine, la Tunisie et la Syrie, avec la participation des pays du Golfe et de la Turquie. Il doit être présenté par la Commission européenne à l'automne 2025. |
En ces temps dangereux au niveau mondial, il est urgent que les dirigeants aient le courage de défendre les droits humains et les valeurs universelles, à un moment où trop nombreux sont ceux qui les abandonnent. L'Europe peut commencer à le faire dans son propre voisinage.
Nous avons besoin d'une stratégie qui cesse d'essayer de résoudre des problèmes isolés, tels que le trafic de migrants, par la force et qui, au lieu de cela, se penche sur les liens entre les risques systémiques et tente de les résoudre dans l'intérêt de toutes et tous.
Un mélange complexe d'insécurité climatique et écologique, de systèmes d'échange inégaux et de fragilité politique et économique continue de provoquer des conflits, des déplacements et des crises des deux côtés de la Méditerranée.
Grâce à des investissements à long terme, à un engagement en faveur des droits humains et de l'Etat de droit, à des partenariats internationaux mutuellement bénéfiques qui incluent les communautés et la société civile, et à une tentative sérieuse d'améliorer la qualité de vie, l'Europe peut faire évoluer positivement la situation vers une véritable sûreté et une sécurité pour toutes et tous.
👉Lire l'article original sur EU observer
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