Une image de "Girlfriend in a coma" écrit, produit et réalisé par Annalisa Piras et co-écrit par Bill Emmott. Les animations sont de Phoebe Boswell.

Un pays dans le coma

Dans son documentaire "Girlfriend in a coma", l'ancien directeur de The Economist, Bill Emmott, analyse les raisons de l'insurmontable résistance de l'Italie à procéder à des changements nécessaires. Un comportement qu'elle partage avec beaucoup de pays européens et qui explique en partie que Silvio Berlusconi veuille reprendre du service.

Publié le 11 décembre 2012 à 16:32
Phoebe Boswell  | Une image de "Girlfriend in a coma" écrit, produit et réalisé par Annalisa Piras et co-écrit par Bill Emmott. Les animations sont de Phoebe Boswell.

Si quelqu'un m'avait dit, il y a une dizaine d'années, que j'écrirais et que je travaillerais, sans parler de faire un film, non pas sur le Japon, la Chine ou l'un de mes autres vieux dadas, mais sur l'Italie, je lui aurais certainement demandé ce qu'il avait fumé. Pourtant, en y réfléchissant aujourd'hui, et en pensant à l'importance que revêtent les législatives qui s'annoncent en Italie, je me rends compte que ce que j'ai fait de ces dernières années n'a rien d'étonnant au fond.

La raison ne tient pas seulement à ces deux mots infâmes, “Silvio” et “Berlusconi”. C'est aussi parce que l'Italie est emblématique de tout ce qui m'inquiète depuis longtemps quant à l'avenir de l'Occident, dans son ensemble.

Intérêts privés tentaculaires

Si dans un premier temps je me suis enflammé pour l'Italie, c'est bien à cause de Silvio Berlusconi. The Economist, mon journal, l'avait déclaré “inapte à diriger l'Italie” sur une Une d'avril 2001 pour des raisons de principe, sans lien avec les scandales sexuels qui devaient plus tard faire son indigne réputation en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis […]. Il s'agissait pour nous de nous opposer à l'accaparement des pouvoirs, dans une démocratie occidentale, par un seul homme et ses intérêts privés tentaculaires, et de nous opposer à la sape de l'Etat de droit par ces intérêts. Comme le dit Umberto Eco dans mon film, nous avons nous aussi, dans d'autres pays, des magnats de la presse, une forte concentration des médias et des lobbys puissants, et cela constitue un danger aussi, hier comme aujourd'hui, pour la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et bien d'autres.

C'est donc avec cette Une de The Economist qu'a débuté mon périple italien, périple égayé par deux procès en diffamation intentés par Berlusconi (et remportés par le magazine), mais qui devait par la suite devenir plus intense pour moi, à mesure que je découvrais plus en profondeur la nature des problèmes de l'Italie, qu'ils soient économiques, politiques ou moraux. La tâche s'est révélée fascinante et souvent amusante, mais elle a parallèlement eu deux autres effets : celui d'accroître mon pessimisme, et de me rendre encore plus inquiet des maux qui rongent l'Occident.

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Des raisons d'être pessimiste

Si mon périple italien m'a rendu peu à peu plus pessimiste, c'est parce que je prenais de plus en plus conscience de la formidable résistance des groupes d'intérêts en tous genres au changement et à la réforme en Italie. Cette résistance est d'ailleurs le principal problème auquel est confronté le Président du conseil Mario Monti depuis un an.

Il était convaincu que s'il parvenait à persuader ces groupes d'intérêts, syndicats ou grandes entreprises, corporations professionnelles ou retraités, que tout le monde allait accepter de faire des concessions et de renoncer à certains privilèges au nom du bien commun, alors ils s'y résoudraient tous – un peu comme les négociations sur le désarmement conduisent les pays à renoncer à leurs chars et à leurs missiles. Pour l'heure, cela n'a pas marché.

Cela n'a pas marché, parce que Monti dépendait au Parlement de partis qui refusaient le changement afin de plaire à leur électorat de base, ou simplement pour le plaisir de mécontenter les autres. Ca n'a pas marché, aussi parce que tous savaient que le gouvernement Monti n'était pas là pour durer : faites traîner, demain il fera jour, comme on dit. Même les autorités locales ont eu recours à cette tactique en retardant la mise en œuvre de nouvelles lois, sachant que des élections seraient bientôt organisées.

Je suis devenu plus pessimiste pour une autre raison. Pendant de longues années, jusqu'à ce que la crise du marché de la dette, en 2011, contraigne les élites à prendre la mesure du mal économique qui frappe l'Italie, j'avais remarqué chez les Italiens une tendance forte et très répandue au déni de réalité, marqué par le recours à des statistiques fausses ou désuètes pour se rassurer et se convaincre de la solidité du pays : forte épargne des ménages (qui en fait a diminué de moitié), riches familles (essayez donc de vendre la demeure qui fait cette “richesse”), industrie forte (qui ne représente qu'un septième du PIB et dont la compétitivité ne fait que baisser), créativité innée des Italiens (en fait, la méritocratie n'existe plus, et les jeunes diplômés les plus créatifs partent pour Berlin, Londres ou New York).

Refus de la vérité

L'électrochoc de la crise de la dette a semblé changer la donne. Mais est-ce vraiment le cas ? Si des groupes d'intérêts continuent de bloquer les réformes avec tant de véhémence, c'est certainement qu'ils pensent que le changement n'est pas nécessaire, au fond.

Dans mes accès d'optimisme, je me dis que chaque groupe d'intérêt ne fait que temporiser dans l'espoir d'être relativement plus puissant que les autres au lendemain des élections de 2013. A moins qu'ils n'espèrent simplement un coup de baguette magique qui permettra d'éviter le changement : un remède miracle proposé par Mario Draghi et la Banque centrale européenne, ou une Allemagne qui accepterait subitement d'effacer une partie de la dette des pays d'Europe du Sud, ou quelque chose dans ce genre. On continue de refuser la vérité.

Ces tendances, celle des groupes d'intérêt qui se cramponnent à leurs droits et à leurs privilèges, et celle des élites qui refusent à toute force de regarder la réalité en face, ne sont pas propres à l'Italie. Ce sont des problèmes que connaît l'ensemble de l'Occident. L'Amérique attend en spectatrice de voir comment le Congrès va se dépatouiller avec le “gouffre budgétaire” (je sais qu'on dit beaucoup "falaise fiscale" ces temps-ci, mais franchement..) dans lequel fonce tout droit l'économie à partir du 1er janvier prochain, et c'est en spectatrice aussi qu'elle regarde les groupes d'intérêt défendre leurs privilèges et les élites nier la réalité.

La différence est qu'en Italie, cela dure déjà depuis très longtemps (20 ans, pour être exact) et que pendant ce temps, d'autres forces économiques et sociales sont tombées en déliquescence. Le phénomène est en revanche récent aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, et je crois que nous pouvons encore l'éviter. Mais l'Italie, comme le dit le titre de mon film, a plongé dans le coma.

Moment crucial

En sortira-t-elle ? La décision de Berlusconi de se présenter aux élections contre l'austérité budgétaire incarnée par Mario Monti laisse penser que le déni de réalité reste fort, en tout cas à droite. Les élections seront un moment crucial, révélateur et peut-être historique. Elles diront si les partis politiques, et les groupes d'intérêt qui les soutiennent, ont vraiment pris la mesure des problèmes de l'Italie et compris qu'il n'est plus possible de persister dans les vieilles politiques. Elles diront si l'appel lancé par les électeurs en faveur d'idées nouvelles, d'une transparence nouvelle et même de têtes nouvelles a été entendu. Et pour tous les pays occidentaux, elles diront si nous avons raison de croire à la capacité des démocraties à corriger leurs erreurs.

Le Premier ministre Monti a raison de démissionner et d'accélérer ainsi ce processus révélateur. Car il ne peut plus, il ne doit plus, être remis à plus tard.

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