D’après des documents confidentiels recueillis par Investigate Europe, la France, les Pays-Bas, le Danemark, Malte, et la République tchèque auraient fait pression sur leurs conseillers négociateurs respectifs pour durcir les règlements qui composent le Pacte sur la migration et l'asile (voté par le Parlement européen le 10 avril 2024). Mais pour plusieurs organisations militantes, de même que pour l’Organisation des Nations unies (ONU), ces modifications pourraient porter atteinte aux dispositions de la Convention relative aux droits de l'enfant signée par tous les pays européens.
De telles réformes ont été proposées sans succès à maintes reprises, mais elles pourraient aujourd’hui être adoptées en avril. Elles devraient réduire le nombre de migrants pénétrant sur le territoire européen, et permettraient aux Etats de décider plus librement de l’issue des cas individuels. Cet accord, “historique”, d’après Roberta Metsola, présidente du Parlement européen, mais “cruel” selon les groupes de défense des droits humains, a été conclu entre le Conseil de l’Europe et le Parlement européen le 20 décembre 2023, après des mois de discussions à huis clos.
Ces négociations ont principalement été menées par le Coreper, un comité d’ambassadeurs européens chargés de négocier les propositions de loi. Les procès-verbaux de ces réunions, obtenus par Investigate Europe, révèlent que plusieurs gouvernements se sont évertués, dans la plus grande discrétion, à durcir les mesures proposées.
Lors d’une réunion tenue le 15 mai 2023, le représentant français présent lors des discussions a par exemple salué la décision de supprimer la limite d'âge pour la détention des migrants aux frontières. L’étude des procès-verbaux retraçant les rencontres organisées entre mai et décembre 2023 démontre que les Pays-Bas, le Danemark, et la République tchèque se sont rapidement rangés du côté de la France.
Le 18 décembre, au moins onze pays se prononçaient toujours en faveur d’une inclusion des mineurs dans le processus de traitement des migrants. Un mois plutôt, le représentant maltais qualifiait même une possible dérogation de “très contestable et difficile à appliquer en raison de la possibilité de fraude” – des migrants qui se feraient passer pour des mineurs. Son homologue néerlandais faisait alors chorus : “Les Pays-Bas n’approuvent pas le recours à des exceptions généralisées quant aux procédures réglementaires pour les migrants mineurs et leurs familles.”
L’Allemagne en revanche, affirmait que le retrait de cette exception était “inacceptable”, un point de vue partagé par le Portugal, l’Irlande, et le Luxembourg, qui déclarait d’ailleurs qu’il était “absolument hors de question de détenir des enfants.”
“Cette proposition correspond à une généralisation de l’approche hotspot”, déplore Federica Toscano, membre de l’organisation Save The Children Europe. Ces centres de rétention, très répandus en Grèce et en Italie, ont déjà été critiqués pour leurs problèmes de surpopulation, de soins inadéquats, et de criminalité. “Ce système, et ce mélange d’adultes et de mineurs, a déjà mené aux pires violences à l’encontre des enfants : viols, agressions …”
Un porte-parole du gouvernement luxembourgeois a pour sa part déclaré que c’était “dans un esprit de compromis” que celui-ci avait soutenu ce texte : “Nous espérons que d’un point de vue global, ces lois et ces nouvelles règles seront respectées par tout le monde et feront progresser la situation sur le terrain.” La Suède a également cautionné l’ajout de cette clause.
Les Pays-Bas auraient, d’après leur porte-parole, soutenu la mesure parce qu’elle permettrait d’identifier les personnes ayant peu de chance de se voir accorder l’asile. “Les Pays-Bas ont plaidé en faveur de l’inclusion de ce groupe, afin d’empêcher qui que ce soit de tenter de se soustraire à la procédure en amenant ses enfants en Europe”, précise-t-il.
La France, le Danemark, Malte, et la République tchèque se sont pour l’instant abstenus de tout commentaire.
Ces lois porteraient également atteinte aux enfants interceptés seuls aux frontières. Aujourd’hui, le droit interdit la détention de mineurs non accompagnés – même si la situation était bien différente dans la pratique. Ces propositions autorisent la détention d’enfants non accompagnés pour une durée maximale de trois mois si ceux-ci représentent un danger pour la sécurité nationale – une qualification laissée à la discrétion des Etats.
Une fois de plus, la France a été le fer de lance de ces initiatives. Le 15 mai, lors d'une réunion du Coreper, son représentant déclarait que “ne pas appliquer les procédures aux frontières aux mineurs [constituerait] un risque majeur pour la sécurité de nos territoires, et pourrait exacerber le problème du trafic d’enfants migrants.” Le nombre de mineurs non accompagnés arrivant en Europe grimpe chaque année un peu plus : d’après les chiffres d’Eurostat, il est passé de 25 000 en 2021 à 39 000 en 2022.
Par ailleurs, de nouveaux critères permettraient aux Etats d’accélérer le traitement des dossiers et éventuellement, de renvoyer ces enfants vers leurs pays d’origine plus rapidement, par exemple s’ils viennent d’un pays considéré comme “sûr”, s’ils présentent de fausses informations ou documents ou si 20 % ou moins des ressortissants de leur pays se sont vus accorder une protection internationale suite à une demande.
À titre d’exemple, les enfants tunisiens, turcs, albanais, indiens ou serbes relèvent de ces dispositions, puisque leurs pays ont été déclarés “sûrs”. “On ne peut pas faire de généralités quand il s’agit d’asile”, regrette Gianfranco Schiavone, avocat et membre de l'Association d'études juridiques sur l'immigration en Italie. “Un jeune Tunisien peut très bien faire l’objet de violences ou de tortures dans son propre pays, peu importe le statut de celui-ci. Les dossiers d’asile devraient être examinés au cas par cas.” Pour Toscano, de l’ONG Save the Children Europe, les clauses proposées constituent une violation historique des protections qu’offre le droit international aux enfants.
Damien Carême, eurodéputé Verts/ALE, et rapporteur fictif sur l’un des cinq règlements du pacte, évoque une situation “désastreuse” : “Tout s’est déroulé dans l’opacité la plus totale. Nous avons été convoqués à 23h40 pour les négociations, qui ont ensuite été reportées à 1h30 du matin, puis 3h30. Enfin, à 6h30, les textes fin prêts ont été déposés sous nos yeux sans que nous ayons eu notre mot à dire.” Carême juge cette version qui lui a été présentée “inhumaine”, précisant par la suite que lobbying visait à obtenir l’appui du public en vue des élections européennes en juin.
Un représentant de l’Espagne, qui a assumé la présidence de l’Europe jusqu’en décembre, a vivement encouragé les membres du Coreper à mettre de côté leurs “réticences”, invoquant la nécessité de trouver un compromis avant les élections européennes.
“Nous devions aussi parvenir à un consensus avant que la Hongrie ne prenne le relais de la présidence européenne en juillet 2024”, explique une source présente lors des réunions, ajoutant que les négociateurs n’avaient aucune marge de manœuvre : “Non, ça ce n’est pas négociable”, entendaient-ils sans cesse.
Le 15 décembre, Gehad Madi, rapporteur spécial sur les droits humains des déplacés, a adressé une lettre aux présidents des trois institutions européennes majeures : Ursula von der Leyen (Commission européenne), Roberta Metsola (Parlement européen) et Charles Michel (Conseil européen). Pour lui, le pacte est contraire à la Convention des Nations unies relative aux droits de l'enfant – qui définit ce dernier comme “tout être humain âgé de moins de dix-huit ans” – et détenir des enfants sur la base de leur statut de migrants constitue une violation de leurs droits.
Jusqu’à maintenant, les autorités avaient l’interdiction de relever les empreintes biométriques des migrants et demandeurs d’asile âgés de moins de 14 ans, mais une nouvelle clause les autoriserait à le faire à partir de six ans. Plus important encore, elles pourraient user de moyens de “coercition” vis-à-vis des enfants qui refusent de se soumettre à ces procédures.
“La coercition est un concept vague, que la proposition de loi ne définit pas, mais peu importe la forme que prend cette coercition, elle constituerait une violation des droits que tous les Etats européens ont l’obligation de préserver”, commente Toscano.
Investigate Europe n’a pas pu se procurer les procès-verbaux des réunions au cours desquels le sujet des empreintes biométriques a été abordé. Impossible donc de savoir quels Etats ont prôné cette mesure.
Un porte-parole de la Commission européenne a déclaré qu’un “degré de coercition adapté” ne devrait être utilisé “qu’en dernier recours”, et plus globalement, que les Etats devraient toujours avoir les meilleurs intérêts des enfants à coeur.
Une autre clause, notamment soutenue par la France, les Pays-Bas, la Hongrie, le Danemark, et la Suède, stipule que le concept de “famille” ne comprendrait désormais que les parents et les enfants. Les frères et sœurs en sont dorénavant exclus. Plus concrètement, cela signifie que si un enfant arrive en Europe en compagnie d’un oncle, il ou elle ne pourra pas rejoindre ses frères et sœurs déjà résidents de l’Union européenne.
“C’est l’un des points qui a suscité le plus de controverse”, dévoile une source parlementaire ayant assisté à la phase finale des négociations. “Nous avons tenté à plusieurs reprises d’inclure les frères et sœurs, mais le Conseil a systématiquement refusé [et ce] jusqu’au dernier jour. [A été accepté] le regroupement familial aux mineurs isolés, qui auront la possibilité de rejoindre leurs frères et soeurs, contrairement à ceux voyageant avec leur famille. C’est absurde.”
Les organisations de la société civile ont également exprimé leur désarroi face aux nouvelles réformes. La Cimade, une ONG française dédiée à la protection des droits des migrants et réfugiés, résume son point de vue de la façon suivante : “Chaque fois que nous pensons avoir atteint le fond de l'inhumanité, nous comprenons être tombés encore plus bas”.
Cet article est la traduction de l’original disponible en anglais sur le site d’Investigate Europe. Il fait également partie de “EU under pressure”, une série d’articles publiée par Investigate Europe abordant divers enjeux majeurs avant les élections européennes en juin 2024.
👉 L'article original sur Investigate Europe
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