Voice of Europe : la propagande russe déferle sur le continent européen

Une machine de propagande russe visant l’Europe a été découverte à moins de 50 jours des élections européennes. Mais qui est concerné par ce vaste réseau d’influence ?

Publié le 25 avril 2024 à 11:58

Dans la guerre hybride qu’elle mène actuellement contre l'Occident, la Russie a réussi à former un réseau d’influence complexe destiné à influencer le public européen. Une nébuleuse à la fois tentaculaire et subtile, qui s’étend au monde politique, aux entreprises et aux ONG, et n’hésite pas à faire preuve d’intimidation ou de violence si nécessaire. Mais une partie de ce réseau a été sectionnée en mars 2024 : le Service de sécurité et de renseignement tchèque (BIS), en collaboration avec d’autres agences européennes, a révélé au grand jour les opérations de Voice of Europe (aucun lien avec notre projet collaboratif “Voices of Europe 2024”).

Derrière ce nom se cache un organe de presse de façade qui servait non seulement de support à la propagande russe, mais aurait prétendument versé de l’argent à des journalistes et à certains candidats aux élections européennes pour orienter les débats vers des thèmes favorisant les intérêts russes en matière de politique étrangère.

Des politiciens européens à la solde de Poutine. Des Russes ont tenté d’influencer les élections européennes depuis Prague”, titre Deník N. Ce quotidien tchèque de tendance libérale, le premier à avoir dévoilé les agissements suspects du serveur de nouvelles en septembre 2023, estime qu’il s’agit de l’une des opérations d’ingérence les plus importantes menées par la Russie au cours de ces dernières années. 

Le site web de Voice of Europe jouait un rôle moteur en la matière, en propageant l’idée selon laquelle le soutien continu à l’Ukraine ne faisait que prolonger le conflit et constituait un obstacle à la paix. Cette plateforme se faisait l’écho d’opinions éminemment pro-russes, émises notamment par des décideurs politiques européens. 

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Le but était d’influencer les prochaines élections du Parlement européen. À cette fin, de l’argent liquide aurait été remis à des politiciens européens antisystème (allemands pour la plupart) à Prague, afin d’obtenir leur allégeance. Au cœur du réseau, le Service de sécurité et de renseignement tchèque a identifié deux hommes politiques d'affaires ukrainiens connus pour leurs liens étroits avec la Russie : Viktor Medvedtchouk, un ami de longue date de Vladimir Poutine, et son associé Artyom Marchevsky. 

Le média d'investigation tchèque Hlídací Pes note qu’en dépit de ces révélations sur les principaux instigateurs de la campagne d’influence russe, les véritables auteurs des contenus du site de Voice of Europe restent tapis dans l’ombre et pourraient refaire surface à tout moment dans la sphère publique, peut-être sous un nouveau nom. 

Dans un éditorial intitulé Les idiots utiles se multiplient, paru dans Hospodářské noviny, le chroniqueur Petr Honzejk souligne le caractère nuancé de la propagande russe véhiculée par Voice of Europe. Loin des louanges exacerbées à Poutine ou des célébrations à tout-va des manœuvres militaires russes, le site adopte une démarche de questionnement systématique – ce qui représente une forme d’influence plus subtile encore. Le public visé n’est pas la partie ouvertement pro-russe du public européen, mais la majorité de la population, l’objectif étant de lentement saper l’opposition à l’agression provoquée par la Russie.

Pour Honzejk, la stratégie géopolitique du Kremlin ne s’appuie pas sur la recherche d’alliés, mais s’efforce plutôt de rallier à sa cause des observateurs passifs qui, comme le Hongrois Viktor Orbán et le Slovaque Robert Fico, seraient plutôt enclins à fermer les yeux sur les événements en Ukraine. Alors que le service de contre-espionnage tchèque a réussi à bloquer la propagande venant directement de Russie, la façon de lutter contre ses collaborateurs plus furtifs – aussi appelés “idiots utiles” – est une question qui devra se résoudre dans les urnes. 


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En Allemagne, la presse s’est particulièrement intéressée aux versements d’argent présumés du Kremlin à des responsables politiques allemands et aux liens étroits entre les leaders du parti d’extrême droite Alternative pour l'Allemagne (AfD) et des intermédiaires russes. En s’appuyant sur des informations du quotidien tchèque Deník N, Die Zeit révèle que les services de renseignement tchèques possèdent des enregistrements sonores suggérant que Petr Bystron, un homme politique allemand d’origine tchèque, aurait reçu des versements en espèces et des cryptomonnaies en lien avec la plateforme Voice of Europe

Pour le quotidien berlinois Tagesspiegel, Claudia von Salzen se penche sur les liens solides qui unissent Maximilian Krah, député européen et figure marquante de l'AfD, et Viktor Medvedtchouk, un oligarque ukrainien connu pour ses positions pro-russes. Avant l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie, ce dernier était un acteur politique important, appelé à gouverner Kiev en représentation de Poutine en cas de succès de l’opération militaire. En janvier 2020, au Bundestag, Krah a mis sur pied une “conférence pour la paix en Ukraine”, orchestrée en coulisses par Medvedtchouk, à laquelle n’ont assisté que des membres de l’AfD et deux députés du Parti social-démocrate allemand (SPD). Ce même Maximilian Krah a également permis l’entrée au Parlement européen de Janusz Niedźwiecki, un citoyen polonais qui sera ensuite inculpé d’espionnage pour la Russie. 

Le scandale a eu des répercussions dans toute l’Europe. Dans le quotidien espagnol El País, Maria R. Sahuquillo évoque la possible implication d’hommes et de femmes politiques non seulement tchèques et allemands, mais aussi français, polonais, néerlandais et hongrois, dans le réseau d’influence russe. 

Des politiciens d’autres Etats membres de l’UE pourraient aussi y être mêlés. En effet, Voice of Europe n’a pas ménagé ses efforts pour organiser des conférences et des colloques ou pour publier interviews et articles mettant à l’honneur des députés européens et des candidats aux prochaines élections européennes, notamment de partis d’extrême droite comme l’AfD (Allemagne), le Rassemblement national de Marine Le Pen (France), le Fidesz de Viktor Orbán (Hongrie) et la Lega de Matteo Salvini (Italie). Toujours selon El País, ces opérations s’inscrivent dans la volonté de la Russie de remettre sur pied son réseau de renseignement au sein des pays de l’OTAN, sérieusement mis à mal suite à la vague d’expulsions ordonnées dans toute l’Union européenne après l’invasion de l’Ukraine. 

De même, le quotidien espagnol lie cette affaire aux récentes accusations d'espionnage à l'encontre de Tatjana Ždanoka, une députée européenne de Lettonie soupçonnée de collaborer avec les services secrets russes, ainsi qu’au Qatargate, un scandale qui a éclaté il y a plus d’un an. À l’époque, des personnalités influentes à Bruxelles, dont plusieurs députés européens, avaient été accusées d’avoir été soudoyées pour redorer l’image du Qatar auprès de l’UE. 

Selon El País, le Kremlin profite de ces opérations sur deux tableaux : en passant inaperçues, celles-ci consolident ses intérêts stratégiques et, même une fois découvertes, permettent de jeter le discrédit sur les démocraties et les institutions occidentales, accusées d’être fondamentalement viciées et gangrenées par la corruption.

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Mais les Etats rivaux ne sont pas les seuls à vouloir influencer l'opinion des Européens. Il s’avère en effet que les contribuables hongrois ont indirectement participé à l’acquisition d’Euronews, une chaîne de télévision pan-européenne multilingue. En collaboration avec les quotidiens portugais Expresso et français Le Monde, le média d'investigation hongrois Direkt36 révèle que l’Etat hongrois a apporté près d’un tiers des 150 millions d’euros déboursés par l’homme d’affaires portugais Pedro Vargas Santos David pour acquérir la chaîne en 2022.

Cet apport étatique, auquel s’ajoutent des fonds d’entités liées à des projets de propagande du gouvernement hongrois, révèle un effort concerté de modeler le discours des médias. Bien qu’Euronews affirme que son indépendance éditoriale demeure inchangée, la confusion des intérêts financiers entre l’Etat hongrois et des organismes proches du gouvernement suscite des inquiétudes quant aux risques d’ingérence et à l’orientation politique de ses contenus.

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