Depuis l'aggression à grande échelle de la Russie contre l'Ukraine, une question ne cesse de refaire surface : que pensent les "Russes ordinaires" de la guerre ?
Sergueï Medvedev, intellectuel russe en exil, estime que ses compatriotes ont désormais pris conscience de la guerre en Ukraine. Certains agitent la main et disent qu'ils ne s'intéressent pas à ce qui se passe, feignant une sorte de neutralité caricaturale. D'autres sont réellement contre la guerre, mais seulement dans leur tête – une sorte d'exil intérieur. À l'extérieur, dans le monde réel, toute critique se heurte à l'ostracisme social, à la persécution et à l'emprisonnement.
Pour Medvedev, ces différentes attitudes sont fondamentalement similaires en ce qu'elles fuient toute velléité d'action. Il ne s'agit donc que de nuances différentes dans la palette du consentement à la guerre, explique-t-il dans un entretien qu'il m'a accordé pour Nowa Europa Wschodnia (“Nouvelle Europe de l'Est”). Pour les Russes, la guerre est comme un lourd manteau inconfortable qu'ils portent de toute façon faute d'autre chose dans leur garde-robe. Elle est comme un trou noir béant qu'ils essaient d'éviter et de ne pas regarder ; de temps en temps, quelque chose y tombe, perdu à jamais.
Il serait irréaliste de s'attendre à un soulèvement populaire démocratique anti-guerre en Russie dans un avenir proche, tout comme il est insensé d'espérer que la mort de Poutine résoudra tous nos problèmes. Mais la guerre a néanmoins déclenché des changements majeurs dans la société russe. Pour mieux les comprendre, le laboratoire de sociologie publique (PS Lab, organisation ayant le statut d'agent étranger en Russie) mène des recherches depuis le début de l'invasion de l'Ukraine en 2022. Ses derniers résultats, basés sur des enquêtes qualitatives menées à l'automne 2023, viennent d'être publiés.
Des chercheurs du PS Lab ont passé un mois dans trois régions de Russie : le kraï de Krasnodar, l’oblast de Sverdlovsk et la république de Bouriatie. Ils ont écouté ce que les gens avaient à dire sur la guerre, en les interrogeant et en observant leur vie quotidienne. Les médias indépendants russes ont d’ailleurs repris les principales conclusions de ce rapport de plus de 200 pages.
“Qui a besoin de la guerre ? Personne !”
Une tendance évidente se dégage : les Russes évitent le sujet de la guerre et sont réticents à en parler, que ce soit en privé ou en public, même lorsque les circonstances s'y prêtent. Le rapport cite l'exemple particulièrement étrange d'une fête d'adieu pour un citoyen russe engagé dans l'armée. L'événement, auquel l'un des chercheurs a assisté, a été organisé par le cercle de connaissances de la recrue.
Le chercheur note que la réunion ressemblait plus à une fête d'anniversaire qu'à un adieu avant le déploiement en temps de guerre. Au cours de la réunion, la guerre elle-même n'a été mentionnée qu'une seule fois, sous la forme d'une citation tirée d'une chanson populaire : "Qui a besoin de la guerre ? Personne !"
Il serait irréaliste de s’attendre à un soulèvement populaire démocratique anti-guerre en Russie dans un avenir proche, tout comme d’espérer que la mort de Poutine résoudra tous nos problèmes
Dans les régions où l'étude a été menée, les chercheurs ont constaté une autre chose : la disparition de l'imagerie de guerre. La lettre "Z" a disparu des façades des bâtiments, y compris des bâtiments gouvernementaux. Les autocollants pro-guerre ont disparu des voitures. Pourtant, il existe un mouvement croissant de volontaires pour soutenir les soldats au front.
C'est en Bouriatie que ce phénomène est le plus évident : cette petite et pauvre république russe est la source de nombreux contrats et soldats mobilisés, et a subi un nombre disproportionné de morts. Aujourd'hui, les femmes bouriates se réunissent pour tisser des filets de camouflage, et des collectes sont organisées dans les bureaux et sur les lieux de travail pour financer l’achat d'autres fournitures.
Mais même dans ce cas, la situation n'est pas sans paradoxe, puisque des opposants à la guerre s'engagent également dans ces efforts. Pour leur propre bien-être mental, pour ne pas faire de vagues ou tout simplement pour aider leurs proches au front, ces dissidents choisissent de faire des dons ou de préparer des colis pour le front aux côtés d'autres volontaires. Les liens communautaires sont particulièrement importants en Bouriatie. Dans une analyse du rapport, le magazine en ligne Holod écrit :
"Le chercheur, qui a séjourné en Bouriatie, a conclu que, pour les résidents locaux, l'armée russe et les résidents mobilisés de la république ne sont pas la même chose. Pour eux, être contre la guerre ne signifie pas qu'ils doivent abandonner leurs parents ou connaissances qui y participent contre leur gré. Un habitant d'Oulan-Oudé (capitale de la république de Bouriatie) opposé à la guerre a déclaré au chercheur qu'il était lui-même prêt à aller au front ‘par solidarité avec les autres victimes de cette guerre injuste’.”
Les chercheurs ont également constaté une diminution des tensions entre les partisans et les opposants à la guerre qui sont restés en Russie, alors que le ressentiment à l'égard de ceux qui ont quitté la Russie s'est accru. Il semble que ceux qui sont restés aient été unis par leur expérience commune de la survie quotidienne dans un pays en guerre.
Les auteurs du rapport divisent les Russes non pas en opposants et en partisans de la guerre, mais plutôt en opposants et en non-opposants. Dans la lignée des réflexions de Sergueï Medvedev, cette dernière catégorie comprend non seulement les Russes qui soutiennent ouvertement le conflit, mais aussi ceux qui cherchent à le justifier ou du moins à éviter de le juger. Les chercheurs concluent que le groupe le plus important, dont le nombre augmente, est celui des personnes ayant une attitude ambiguë à l'égard de la guerre. De quoi tirer une autre conclusion : face à celle-ci, les Russes ne sont ni mobilisés ni inspirés par l'idéologie. Ils se désintéressent de la situation.
Ce fait suscite de nombreuses critiques au sein de ce que l'on appelle la "communauté Z" : les plus ardents partisans de la guerre, qui veulent combattre non seulement l'Ukraine, mais aussi l'Occident et, si nécessaire, le monde entier. Ivan Filippov suit de près la sphère médiatique de ce milieu, partageant ses observations dans les pages du journal Holod mentionné plus haut. Récemment, il a remarqué que les blogueurs Z fulminaient contre l'attitude de la société russe.
Filippov cite un long billet de l'expert militaire et membre du Club d’Izborsk Vladislav Chourigine, qui écrit que l'ennemi principal n'est pas les Etats-Unis, l'OTAN ou même l'armée ukrainienne, mais plutôt "un fonctionnaire borné, sourd et indifférent qui ne se soucie de rien d'autre que de sa poche, de son fauteuil et des souhaits de son supérieur, dont dépend son bien-être". À côté de cette caricature de fonctionnaire en service, il y avait un autre personnage détestable : le gros Russe de classe moyenne qui, en vacances en Turquie, est prêt à discuter d'opérations spéciales avec ses semblables, mais seulement après avoir demandé quand sera enfin décidé un cessez-le-feu.
Dans les milieux favorables à la guerre, l'article de Chourigine a provoqué un tollé et de nombreuses complaintes quant à l'attitude fautive de la nation russe. Sur Holod, Filippov note :
"Les Russes au combat et ceux qui les aident commencent à se rendre compte que rien ne va changer. À l'approche de trois années de guerre totale, l'opinion publique ne s'est pas mobilisée et il est peu probable qu'elle le fasse. En effet, elle refuse catégoriquement la guerre. Dans les milieux favorables au conflit, cela provoque la fureur et une anxiété compréhensible quant à l'avenir".
Face à la guerre, les fascistes russes espéraient une mobilisation populaire massive qui verrait les Russes tout abandonner, y compris le shopping et les vacances, pour gagner celle-ci. Cela semble être le reflet de la croyance tout aussi naïve de l'Occident qui, à la suite de l'invasion, espérait voir la population se rebeller contre la guerre et rétablir la démocratie et l'Etat de droit dans leur pays.
Ces deux vaines projections trouvent leur origine dans l'expérience de la Seconde Guerre mondiale. Avec beaucoup de persévérance, la Russie a transformé sa soi-disant Grande Guerre patriotique (de 1941 à 1945) en une véritable religion d'Etat ne tolérant aucune critique. L'un de ses principes est la conviction que, quoi qu'il arrive, la Russie triomphera de ses ennemis, parce qu'elle dispose de ressources illimitées, y compris des hommes qui se mobiliseront jusqu'au dernier face à l'ennemi.
Cette légende russe est si répandue qu'elle déforme aujourd'hui la réalité. La guerre des années 1940 ne ressemble en rien à la campagne menée actuellement contre l'Ukraine, et la Russie d'aujourd'hui n'est pas l'URSS stalinienne. La Russie de Poutine ne dispose pas de ressources illimitées, qu'elles soient humaines ou financières, et elle ne pourra pas faire la guerre indéfiniment.
Il n'en reste pas moins vrai que l'Ukraine peut compter sur encore moins de ressources. C'est elle qui subit l'occupation, la destruction des villes et des infrastructures, les déplacements de population et les pertes en vies humaines, tant sur la ligne de front qu'à cause des bombardements ignobles menés contre les civils. En tant que pays attaqué, c'est l'Ukraine qui supporte le coût de cette guerre.
Mis à jour le 8 juillet 2024
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