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Tatiana Țîbuleac : “En Europe de l’Est, nous ne sommes pas très doués pour surmonter nos traumatismes”

Figure de proue de la littérature contemporaine moldave,Tatiana Țîbuleac raconte son parcours d’écrivaine et sa relation avec la migration et le langage, alors que le processus d’adhésion de la Moldavie à l’UE progresse et que la guerre continue dans l'Ukraine voisine.

Publié le 2 septembre 2024
Tatiana Tibuleac

Née en 1978 à Chișinău, en Moldavie, Tatiana Țîbuleac est une journaliste et écrivaine habitant à Paris. Ses livres ont été récompensés en Roumanie et en Espagne. En 2019, elle a remporté le Prix de littérature de l’Union européenne avec son roman Grădina de sticlă (“Le Jardin de verre”, 2018, Editions des Syrtes). Voxeurop a publié sa contribution à la rubrique Archipel URSS.

Votre roman L’été où maman a eu les yeux verts (Editions des Syrtes, 2017), est l’histoire très européenne d’une famille de migrants polonais installée en France. Pourquoi n’avez-vous pas relaté une histoire sur vos compatriotes ?

Tatiana Țîbuleac : Peut-être car j’ai écrit ce livre à Paris, peu après m'y être installée. J’étais moi aussi une migrante et tout me paraissait très cosmopolite. Durant vos premières années à l’étranger, vous souhaitez incarner une personne venant de partout, et pas seulement d’un endroit en particulier. Le roman est né de mon éloignement géographique, entre autres, de la Moldavie et de Chișinău, le lieu où je suis née et où je suis devenue écrivaine.

Je reviens souvent à ces thèmes, notamment dans mon deuxième roman, Le Jardin de verre. Je me sens très proche de mon livre L’été, même après Le Jardin de verre, l’ouvrage auquel on m’identifie le plus souvent. Je ressens une forte proximité avec cet univers, car cette histoire aurait pu arriver à n’importe qui, n’importe où. J’ignore si l’on peut la considérer comme une histoire européenne, c’est un récit sans lieu. Je voulais créer des personnages n’étant ni pauvres, ni complètement malheureux, des individus sans problèmes apparents, touchés par une tragédie après l’autre et non pas toutes à la fois.

D’après le dernier recensement en date (en 2024), la population en Moldavie est passée sous la barre des 2,5 millions d’habitants, soit presque un million de personnes en moins comparé à 20 ans en arrière. Pourquoi les Moldaves émigrent-ils ?

Les Moldaves émigrent depuis au moins 30 ans. C'est très important de parler des différences entre les premières vagues de migrants et les dernières. Ils s’exilent en grande partie à cause de la pauvreté, mais pas celle des années 1990, à l’époque où les salaires restaient impayés, et où, dans les villages, les femmes partaient pour être en mesure de nourrir leurs enfants, de leur acheter des vêtements et des fournitures scolaires.

Les gens ont toujours cherché une vie meilleure, c’est leur droit. Ceux qui migrent aujourd’hui partent avec leurs papiers en règle, car ils peuvent se permettre d’étudier à l’étranger, parce qu’ils savent qu’ils trouveront du travail et un système de santé adéquat. C’est un type de migration distinct, similaire à celle d’autres pays européens plus pauvres, comme l’Espagne, l’Italie et la Grèce.

La première vague de migrants était complètement différente : ils sont partis illégalement et, dans la moitié des cas, ils ont été réduits en esclavage ou ont été victimes de la traite des êtres humains. Les femmes ont fini prostituées ou étaient vendues comme telles, victimes du trafic. Cette migration a laissé de profondes blessures en Moldavie. Mais l’une des migrations les plus douloureuses — et qui n’a pas encore fait l’objet d’études approfondies — est celle qui a laissé de nombreux enfants sans parents.

Cette génération, qui a grandi sans mère ni père, abandonnée aux seuls soins de ses grands-parents, frères et sœurs, ou d’enfants plus âgés, est désormais adulte et commence à raconter son histoire. Une immense tristesse et une grande souffrance marquent ces récits. Il serait évidemment préférable que personne ne soit contraint d’émigrer, et que chacun puisse vivre confortablement auprès de ses parents et de sa famille. Mais je n’irai pas jusqu’à diaboliser la migration. Elle devrait être vue comme un droit humain. Je suis une migrante, mais je ne peux pas dire que j’ai fui mon pays. Si la Moldavie adhère un jour à l’Union européenne, les choses deviendront plus nuancées.

Quel rôle les enfants restés en Moldavie jouent-ils dans la société aujourd’hui ? Ont-ils fini par partir eux aussi ?

Certains ont quitté le pays, d’autres s’y trouvent toujours et n’ont pas vu leur mère, ou leurs deux parents, depuis l’âge de sept ou huit ans. Pouvez-vous imaginer un enfant abandonné à cet âge-ci, grandissant en ne recevant de sa mère que de l’argent, des oranges, des téléphones portables et des chewing-gums ? Quel type d’adulte devient-il ? Nous, les écrivains, pouvons émettre des suppositions, mais ce sont des histoires importantes qui doivent être racontées. La société ne tire pas parti de cette situation, ces adultes porteront toujours en eux un traumatisme permanent, et nous devons encore comprendre comment y faire face. En Europe de l’Est, nous ne sommes pas très doués pour surmonter nos traumatismes, comme on l’a vu lors des épisodes de violence, de famine, de déportations.

Nous n’en parlons jamais, nous préférons passer à autre chose, les dissimuler, parfois pour survivre, parfois par désintérêt. Mais nous avons dans les deux cas affaire à une génération n’en sachant rien. C'est grave pour une nation d'oublier son passé.

Vous vivez en France depuis de nombreuses années. Quelle est votre relation avec ce pays ?

C'est une question que l'on me pose souvent et à laquelle je réponds différemment selon les périodes. Quand mes enfants étaient jeunes, j'avais beaucoup à faire avec le système social, qui fonctionne peut-être mieux en France qu'ailleurs. Maintenant qu'ils sont plus grands et que mon expérience a changé, je m'intéresse davantage à d'autres aspects comme la stabilité politique, je ne pense pas encore à la retraite car j'en suis encore loin. Mais la France est un endroit où, culturellement, je me sens bien. C'est un grand centre culturel où je peux satisfaire mes intérêts et mes passions présents et futurs. Cependant, ce n'est pas le pays où je me vois vieillir, non pas parce que les personnes âgées en France ne vont pas bien. Je me sens bien à Paris parce que ma famille y est et que je n'ai pas à m'inquiéter du fait que mes enfants restent dans un autre pays. C'est un pays qui m'a accueilli dignement. Mais à l'avenir, je me projette dans un village isolé, ni en France, ni en Moldavie.

Que signifie être un auteur roumain en France et représenter un pays tiers ? Vous arrive-t-il de devoir l'expliquer ?

Oui, cela m'arrive, mais je pense que la meilleure explication se trouve dans mes livres. Si ceux qui les lisent se retrouvent dans ces histoires ou apprécient mon style, une amitié se crée entre nous. Je ne pense pas avoir besoin de leur expliquer pourquoi j'ai écrit ce que j'ai écrit. La France est un pays où la lecture est une activité intime, les gens lisent davantage à la maison et ne tiennent pas compte uniquement des recommandations des journaux et des magazines littéraires.


Les divisions entre les Russes, les Roumains et les Gagaouzes, sans cesse fomentées par certains partis pro-russes, ne dominent plus


Je n'ai pas vu de grandes communautés se créer autour des librairies, des écrivains ou des événements. Celles-ci me semblent beaucoup plus froides et distantes que ce que j'ai pu voir, par exemple, en Espagne, où ces communautés sont très présentes. Avec les auteurs français, je ne peux pas dire que je communique beaucoup, je ne pense pas que mes livres se vendent mieux ou sont plus aimés en France. Ce n'est pas l'endroit où j'ai eu le plus de publicité, je n'ai même pas essayé. Peut-être que mes écrits s'enracinent davantage dans d'autres pays.

Le 21 mai 2023,vous avez participé à une grande manifestation pro-européenne à Chișinău, lors de laquelle la Moldavie a été déclarée comme faisant partie de l’Europe. Y croyez-vous ?

J’ai confiance en l’Europe, je suis persuadée que la place de la Moldavie se trouve en Europe et que les Moldaves peuvent être, et sont, Européens. En plus, la possibilité de se retrouver une fois de plus sous l’influence russe serait tragique. Même si je ne vis plus dans mon pays et n’y retourne jamais, je ne voudrais pas le voir retomber sous le joug de Moscou. Si nos voisins n’avaient pas résisté, la Moldavie aurait clairement pu connaître l’année dernière des événements similaires à ceux se déroulant en Ukraine. Je suis européenne, et j’aimerais que mes amis puissent eux aussi intégrer l’UE sans être forcés de quitter leur vie en Moldavie.

Le parcours européen de la Moldavie a officiellement commencé le 25 juin, avec le début des discussions sur l’adhésion à l’UE. Cet événement marque-t-il une étape importante ?

Importante oui, et difficile évidemment. Nous ne pouvons pas déclarer que 100 % des Moldaves souhaitent rejoindre l’Europe, certains votent pour des partis pro-russes et ne condamnent pas la guerre en Ukraine. Mais ils ont des passeports européens ou des papiers roumains et profitent de tout ce qu’offre l’Europe. Je ne peux que déplorer cette attitude hypocrite venant de ceux qui envoient leurs enfants étudier en Europe, ont accès à l’assurance maladie ou possèdent une propriété dans des pays européens, mais condamnent ceux qui n’ont pas ces possibilités et qui sont contraints de subir ce qu’il se passe en Ukraine.

Cette guerre ignoble a toutefois mené à un phénomène très positif en Moldavie. Les divisions entre les Russes, les Roumains et les Gagaouzes, sans cesse fomentées par certains partis pro-russes, ne dominent plus. Les gens ont réalisé que les bombes ne font aucune distinction. Si certains ont envie de se retrouver à nouveau sous l’autorité russe, c’est leur droit. Mais il est peut-être juste de dire que la Russie a changé également et que tous les Russes ne ressemblent pas à Poutine. Je n’éprouve dans mon cas aucune nostalgie du passé. Je souhaite que la Moldavie fasse partie de l’Union européenne.

La Moldavie a accueilli environ 100 000 citoyens ukrainiens lors des premiers mois de l’invasion russe. Qu’est-ce qui lie les Moldaves à ce pays ?

Les Moldaves sont unis à l’Ukraine à bien des égards. Les premières vacances des Moldaves ont toujours eu lieu en Ukraine. Odessa est une ville chère à mon cœur. Avec ma famille, je n'allais pas au bord de la mer en Roumanie, mais en Ukraine. Nous sommes liés par des amitiés, des entreprises, des familles, des souvenirs, des films, et un sens de l’humour. Ce pays nous a toujours été proche. C’est pour cette raison que je me sens mal en voyant des Roumains ou d’autres Européens déclarer qu’“après tout, la vérité se trouve au centre”, que “les deux parties sont coupables dans cette guerre”, ou qu’“en fin de compte, les Ukrainiens sont Russes”.

Non, c’est faux, la vérité ne se trouve pas au centre, elle est même plutôt évidente et douloureuse. La vérité est que la Russie est en train d'exterminer l'Ukraine, voilà ce qui se passe. C’est peut-être arrogant de se sentir fier que son pays ait agi pour les autres, mais pour moi, l’exemple moldave est extraordinaire. L’union des forces face au danger et la mobilisation de la population pour accueillir les Ukrainiens me rendent fière de mon pays.

Les élections présidentielles et le référendum sur l’adhésion à l’UE se tiendront le 20 octobre. En raison de l’interférence du Kremlin et de la désinformation russe, la réélection de Maia Sandu (l’actuelle présidente de la république de Moldavie, membre du Parti action et solidarité, pro-européen) n’est pas encore actée. Les jeunes Moldaves peuvent-ils faire la différence ? 

Bien sûr. Mais tout le monde peut changer la donne. On assiste, comme vous le dites, à de la manipulation. Des intérêts financiers évidents sont en jeu. Certains veulent à tout prix se raccrocher au passé. Il s’agit plutôt de nostalgie, et beaucoup en Moldavie sont payés pour l’alimenter et pour désinformer. J’ai attristée et inquiète lorsque ce sont des intellectuels qui choisissent d’agir ainsi, car c’est ce qui s’est produit en Russie. Tout s’est dégradé quand ces derniers ont intégré la machine de propagande. Personne ne met en doute le talent, mais que faire de son talent est une question que toute personne impliquée dans la création artistique doit se poser. La Moldavie prendra la bonne décision, j’en suis convaincue.


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Comment la Moldavie est-elle perçue en Europe ? Prêtons-nous assez attention à ce pays ?

Regardons les choses en face : les Européens n’en savent pas beaucoup sur la Moldavie. Beaucoup viennent seulement de découvrir où elle se situe sur la carte. Il en va de même pour l’Ukraine. Depuis des années, les journaux citent les Moldaves dans des affaires de vols, de traite d’êtres humains ou de prostitution. Tout cela n’inspire pas vraiment confiance, et les Européens ne se montreront pas immédiatement ravis par cette nouvelle arrivée dans l’UE. Mais cela s’est produit avec tous les pays appartenant à une culture différente. Avec le temps, les choses se sont plus ou moins calmées. Les Moldaves peuvent selon moi s’épanouir dans l’UE, respecter ses règles et apporter leur propre contribution.

L’adhésion de la Moldavie à l’UE représente-t-elle une opportunité de réunification avec la Roumanie ?

Je ne sais pas, je ne suis pas femme politique. Au vu de la situation actuelle, les chances me semblent minces. En réalité, ça a toujours été compliqué. J’aurais aimé que cela se produise, nous avons manqué tellement d’occasions. J’aurais apprécié une réunification de la Roumanie et de la Moldavie, mais les probabilités que cela ait lieu sont aujourd’hui encore plus faibles qu’auparavant. Qui sait, les politiques trouveront peut-être d’autres moyens et cela arrivera.

Qu'est-ce qui vous lie à la Roumanie ? Vous sentez-vous écrivaine moldave ou roumaine ? 

Je me suis toujours présentée en tant qu’écrivaine roumaine. Il n’existe qu’une seule littérature roumaine. Même si l’on parle souvent de moi comme d’une autrice moldave, je n’ai jamais renoncé à la définition“écrivaine roumaine originaire de Moldavie”. Si j’omets “originaire de Moldavie”, il reste “écrivaine roumaine”. Si la Moldavie devient un Etat membre de l’UE, je ne pense pas me considérer immédiatement comme une “Moldave” à la suite du processus. Une sensation de tendresse me lie à la culture roumaine. Nous, les Bessarabiens, sommes de nature sensible. J’aime être une écrivaine roumaine.

Avez-vous le sentiment d’être une autrice européenne ?

Non, car je ne crois pas en l’existence d’une identité européenne. Pour moi, l’Europe signifie pouvoir écrire dans sa propre langue et être compris par les personnes rédigeant dans leur langue. Je connais des auteurs à Paris qui écrivent en italien, en hongrois, en bulgare et qui se considèrent comme Européens. Dans mon cas, c’est différent. J’ignore si vivre en Europe fait de moi une autrice européenne. Je pense être une écrivaine roumaine.

Quelle relation entretenez-vous avec la langue russe ?

Ce rapport évolue selon les événements se produisant au nom de cette langue. Je ne peux pas dire aujourd'hui que je ne l'ai pas apprise, que je n'ai pas grandi avec, que je ne l'aime pas ou qu'elle ne signifie pas grand-chose pour moi. La langue russe a incarné tout cela. J’ai été fortement influencée par des écrivains russes, et j’aime toujours certains films en russe. J’ai des amis russes. Distinguer le régime de Poutine de la langue russe est fondamental.

Même si je dois reconnaître ne pas avoir lu en russe depuis un bon moment – non pas que je veuille brûler des livres. Ça n’arrivera jamais. Ils symbolisent les livres de mon enfance. Je garde également les ouvrages roumains écrits en cyrillique, car ils font partie de ma vie. C’est précisément parce que le russe comptait énormément pour moi que je traverse une période confuse et complexe. Ce sont des questions subjectives auxquelles tout le monde ne peut répondre de la même façon. Je connais des écrivains en Moldavie ayant complètement abandonné la langue russe, du moins c’est ce qu’ils avancent. Je ne pense pas qu’il en sera de même dans mon cas.

Vous sentez-vous mieux à Paris ou à Chișinău ?

J'ai vécu presque autant d'années à Paris qu'à Chișinău. Cela ne veut pas dire que Paris remplacera un jour ce que j'ai vécu là-bas. Ce sont comme deux dimensions, deux pièces complètement différentes d'une même maison, j'entre tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre. Elles ne se rencontrent que dans l'écriture, pas autrement. Je ne retourne pas souvent en Moldavie, c'est ma mère qui me rend visite. Mais pour moi, la langue roumaine signifie avant tout Chișinău, c'est là que je présente mes livres lorsqu'ils sortent et que je vois pour la première fois celles et ceux qui les ont lus dans leur version originale. C'est un lien très important et sans égal. Le marché éditorial est petit à Chișinău, mais pour moi c'est le plus grand, parce que les gens lisent mes mots exactement comme je les ai écrits.

À l'avenir, je ne me vois pas vivre en France, mais je ne me vois pas non plus vivre en Moldavie. Ceux qui ont quitté un endroit ont le droit de continuer à l'aimer comme ils l'ont toujours aimé. C'est le lieu de mon enfance et d'une bonne partie de ma jeunesse. Oui, Chișinău reste une ville importante pour moi.

Cet article est publié dans le cadre du projet collaboratif Come Together

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