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En Moldavie, la guerre en Ukraine fait “remonter à la surface et éclater les peurs du passé“

Rapporté à sa population, la Moldavie a accueilli plus de réfugiés ukrainiens que n'importe quel autre pays. Mais depuis que la guerre a éclaté, la crainte d’une nouvelle reprise du conflit transnistrien refait surface, tout comme les souvenirs de la famine et des déportations de l'époque soviétique, explique l'auteure moldave Emanuela Iurkin.

Publié le 28 juillet 2022 à 10:17

Le premier matin de la guerre ne fut qu’horreur, choc et indignation. Les arguments me manquèrent ; c’était comme si un missile avait frappé mon langage et en avait brisé chaque mot jusqu’au dernier. L’avenir était déjà sombre auparavant, mais ce qui arriva le 24 février était bien pire. Quand je pus enfin parler, je lâchai un juron. Quelques semaines plus tard, et voilà que les prières silencieuses ont remplacé les injures.

Je doute même que les ardents défenseurs de la Russie présents à Chișinău s’attendaient à ce qui s’est passé. Dans la soirée du 23 février, ils célébraient le Jour du défenseur de la patrie, puis fêtaient le début de la guerre le lendemain, à coup de vodka et de "za pobedu", “pour la victoire” en russe – la potentielle source du symbole "Z" peint sur les véhicules militaires russes. 

Les autres semblaient dépités, tristes et inquiets. Nous autres moldaves sommes d’une nature profondément émotionnelle : nous voyons les choses différemment, nos engagements sont approximatifs mais fermes et notre colère est bouillonnante. L'augmentation de la pauvreté ne fait qu’accroître cette impulsivité.

La plupart des réfugiés venus d’Ukraine ont transité par la Moldavie, et quelques-uns y sont restés ; en pourcentage de notre population, nous avons accueilli plus de réfugiés que n’importe quel pays voisin. Les prix ont grimpé – en partie à cause des spéculateurs locaux – et l’angoisse s’est installée. Les Moldaves étaient paralysés par la peur ; notre instinct de survie historique s’est réveillé, nous criant d’aller chercher refuge à Iași et au-delà. 

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Le 26 février, le niveau d’organisation de ces citoyens lambdas commençant à rassembler des objets de première nécessité à l’attention des réfugiés nouvellement arrivés m’a émue. Mais la peur persistait. Je voulais rassembler mes affaires, dans l’éventualité où je devrais m’enfuir. Je n’en étais pas fière, mais j’ai préparé un sac d’évacuation avant d’aller déposer mes dons au centre de réfugiés. Sur le chemin du retour, j’ai eu la confirmation aux infos que les trains en direction de Iași continuaient de circuler normalemetn. J'ai suggéré à ma mère qu’on patiente encore quelques jours : nous ne connaissions personne à Iași, mais si la situation dégénérait, nous prendrions le train le lundi. 

J’ai défait mon sac le 9 mai. Depuis, j’ai lu la liste d’armes nécessaires aux Ukrainiens publiée sur Twitter par Mykhaïlo Podoliak, un conseiller du président ukrainien. J’ai lu au sujet des bombardements stratégiques russes, des villes rasées, de celles quasiment annexées. Je me suis peut-être précipitée en défaisant mon sac.

La peur était – et est jusqu’à ce jour – le sentiment le plus palpable en Moldavie. La peur ressentie par le passé est remontée à la surface et a éclaté. Les souvenirs de la famine, de la déportation et de la collectivisation forcée se sont transformés en un cauchemar vivant consistant à regarder la guerre se dérouler sous nos yeux à travers les écrans de nos mobiles.

Durant les premiers jours, les nouvelles étaient pour la plupart horribles, mais une image en particulier m’a marquée. Impossible de détourner le regard, et la photo est depuis devenue emblématique à mes yeux : à l'un des points de contrôle frontaliers vers la Moldavie, une mère et son enfant traversaient depuis l'Ukraine. Le petit garçon tenait une petite plante d'intérieur. Il avait été contraint de fuir de chez lui et avait emporté le pot. Cette photo m'a aidée à garder la tête hors de l'eau tandis que des images cauchemardesques ne cessaient d’affluer jour et nuit.

Le mois de mars de cette année a marqué le trentième anniversaire de l'intensification de la guerre en Transnistrie. Un cessez-le-feu a été déclaré au bout de trois mois à peine, mais le conflit n'a jamais cessé de ronger la population. En mars, nous avons également appris les terribles crimes commis à Boutcha et dans toute l'Ukraine. Les habitants de Chișinău ont commencé à parler des abris anti-aériens qui existeraient supposément en Moldavie, ainsi que l’état dans lequel ils se trouveraient. Les gens ont commencé à chercher des coupables.

La maison d'édition Cartier a annoncé sa célébration annuelle de la “Open Book Night” le 8 avril. Les livres seraient vendus à prix soldés, et les gens se rassembleraient au sous-sol de la Libraria din Centru (librairie du Centre), près du ministère de l'Intérieur. Tout le monde y parlait de barbarie et de guerre. Quant à moi, j'ai compris que la Librairie du Centre était peut-être le meilleur abri contre les bombes qui nous était offert. L’idée de mourir entourée de tous ces livres apaiserait n’importe qui.

Maman a commencé à repeindre la salle de bain. Je m’y suis opposée, bien entendu. Je lui ai dit que nous ne savions pas ce qui allait se passer, que nous vivions trop près de l'hôpital et de la base militaire – des cibles potentielles pour les frappes russes, etc. “Je donne juste un coup de neuf. Arrête de lire autant les infos. Ce n'est pas bon pour toi.” La voix de ma mère était d’un calme absolu ; elle a continué à peindre. Pendant ce temps, j’ai fait cuire le paska – le pain de Pâques – , et la guerre a semblé s’éloigner un instant pour nous laisser respirer.

Puis le soir du Samedi saint, pleine de colère, je me suis retrouvée en larmes, à lire comment fabriquer des coktails Molotov. J'avais lu ce jour-là un article sur le bombardement d'Odessa. Une grand-mère, une mère et un bébé avaient été tués dans un appartement. Mais le Christ, lui, était ressuscité !

Quelques jours plus tard, je suis allée à la campagne pour le Radonitsa, le jour des défunts. Oncle Vasile m'a demandé quand la catastrophe nous atteindrait. Il avait combattu en 1992 sur le Dniestr. Je lui ai dit que l’invasion n'arriverait pas ici, que les explosions en Transnistrie n'étaient qu'une sorte de répétition théatrale. Que les séparatistes là-bas ne faisaient qu’observer notre réaction. Après tout, ils ne veulent ni perdre leur emprise sur le pouvoir, ni se battre. Pour eux, seul l’argent compte.


La peur était – et est jusqu’à ce jour – le sentiment le plus palpable en Moldavie. La peur ressentie par le passé est remontée à la surface et a éclaté


Une diseuse de bonne aventure à Edineț a prédit que j’allais mourir dans quelques mois. J'espère que je mourrai avant que le chaos n'arrive. Après la guerre de 1992, j'en ai eu jusque là !”, s’est plaint Oncle Vasile en levant la main pour accompagner ses propos. J'ai essayé de le calmer : “La dame ne faisait que son travail. Elle avait besoin de gagner de l'argent. Ne sois pas crédule.” Oncle Vasile a hoché la tête en allumant une cigarette, a soupiré puis est parti boire. Quelques heures plus tard, je l'ai entendu crier dans la rue : “La Bessarabie brûle ! La Bessarabie brûle !

J'étais anxieuse à propos de ce qui allait se passer le 9 mai, Jour de la Victoire. Mais ladite journée est finalement passée avec sa parade de rubans noirs et orange, couleurs de l'ordre militaire russe de Saint-Georges, son arrogance et son insensibilité habituelles. Les gens avaient été payés pour monter dans les bus et se rendre en ville pour les célébrations. Cela m'a rappelé les pots-de-vin en périodes électorales pour inciter les gens à voter pour certains candidats.

De plus en plus de gens ont commencé à parler de dons d'armes depuis l'étranger. La Moldavie est un pays neutre, mais cela ne veut pas dire qu'elle reste indifférente quant à sa propre sécurité. Les meilleurs experts militaires et les généraux moldaves répétaient sans cesse la même phrase : “Nous ne courons aucun danger d'être envahis par l'armée russe”. Le plus grand danger auquel sont confrontés les Moldaves pour l'instant, ce sont les escrocs. Certains arborent des rubans noirs et orange, d'autres pas.

Les déportations massives de Moldaves ont commencé en juin, il y a 81 ans. Nous ferions bien de nous en souvenir, alors même où nous regardons les Ukrainiens contraints de fuir leur pays. “Suite à ce qui s'est passé à Boutcha, nous adopterons une journée spéciale de commémoration nationale. Nous n'oublierons plus. Nous n'oublierons jamais”, écrivait récemment Iuri Andruhovâci dans le magazine roumain Dilema Veche. J'espère que les Moldaves feront de même.

Alors que les immeubles s'effondrent en Ukraine et que les prix montent en flèche en Moldavie, Maman a commencé à faire des stocks ; je lui ai dit que nous ferions mieux de refaire nos valises. Les gens ont commencé à acheter tout ce qui leur tombait sous la main. Dernièrement, un couple de personnes âgées derrière moi se disputait à propos de pois secs. La femme a dit de les reposer à leur place. “Les pois prennent plus de temps à bouillir et le gaz coûte cher. Nous nous contenterons de la panade et des nouilles.

Les gens pourront parler de cette guerre plus tard. Ils seront capables de bien l'analyser. J'espère qu'ils le feront honnêtement. Pour l'heure, j'ai bien peur que nous ne commencions à nous y faire, lentement mais sûrement, à la terreur de tous ces événements. Quant à la pauvreté, nous y sommes habitués depuis bon moment.

Traduit avec le soutien de la European Cultural Foundation
En partenariat avec S. Fischer Stiftung

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