L’affaire Almasri, quand l’Europe combat le trafic d’êtres humains – mais pas trop

En invoquant l’urgence de la “crise migratoire” et le pragmatisme, nos politiques courent le risque permanent d’autoriser toutes sortes de mesures. Quitte à brader certains fondements de la “communauté de valeurs” que l’UE entend être, ainsi que le prouve le cas du chef de la police judiciaire libyenne en Italie.

Publié le 21 mars 2025

Osama Almasri Najim ; si le nom ne vous dit peut-être rien, il est bien connu en Italie. C’est celui du chef de la police judiciaire libyenne, un homme visé par un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) qui l’accuse d’être responsable des – très critiqués – établissements pénitentiaires de Tripoli pour des cas de meurtre, de torture et de violences sexuelles. Ce qui n’a pas empêché le suspect d’être relâché par la police italienne et renvoyé dans son pays quelques jours seulement après son interpellation à Turin.

Une affaire qui remonte jusqu’au sommet de l’Etat italien, comme l’explique Filippo Gozzo pour Euronews. Je recommande d’ailleurs son article, qui retrace les déplacements d’Almasri ainsi que les soupçons qui pèsent sur l’exécutif.

Domani a recueilli les réactions des ONG et des personnalités politiques italiennes sur la question. Le constat de l’opposition est accablant. “Les appels et les demandes adressés au gouvernement par l'opposition, ainsi que par les ONG qui travaillent dans le sauvetage en mer, pour qu'il livre à La Haye le général libyen, à la tête de plusieurs centres de détention d'où sont sortis des témoignages de torture et de traitements inhumains et dégradants, n'ont pas servi à grand-chose”, résume, amer, le quotidien italien. 

“‘Une protection honteuse’ a été accordée au chef de la police judiciaire de Tripoli par le gouvernement italien, commente Mediterranea Saving Humans, une ONG active dans le sauvetage en mer”, continue-t-il. Une personne recherchée pour crimes contre l’humanité, accusée de trafic d’êtres humains et de torture, relaxée ? Pour l’ONG que cite Domani, l’affaire révèle l’hypocrisie de l’exécutif italien, qui dit lutter contre la traite avec ses politiques migratoires.

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Dans un éditorial non moins impitoyable publié dans Il Manifesto, Andrea Fabozzi réagit à la position de l’exécutif italien. “Celui qui est un bourreau pour la Cour pénale internationale est un collaborateur valable des autorités italiennes”, lance-t-il. “Un protagoniste de cette ‘politique mortelle’ [...] pour laquelle les flux migratoires de la Libye vers l'Italie s'ouvrent ou se ferment, et les migrants risquent de mourir de torture dans les centres de détention sur le continent ou de se noyer en mer, sur la base d'une logique de pur profit et de chantage.” 

Tout est écrit, tout est connu, en plus des rapports et des actes d'accusation de la Cour pénale internationale, il y a des vidéos, des photos, des milliers de témoignages : les violences les plus terribles sont monnaie courante dans les centres libyens”. 

La présidente [du conseil Giorgia] Meloni avait promis de déclencher une chasse mondiale aux trafiquants d'êtres humains, mais elle se contente d'arrêter quelques survivants désespérés en mer, identifiés comme ‘passeurs’”, rappelle-t-il. “Nous protégeons et ramenons chez eux les vrais criminels, à condition qu'ils continuent leur travail. En silence.

Le passeur de migrants, le meilleur ennemi

Le passeur de migrants : voilà la figure quasi-mythique qui sous-tend toutes les politiques migratoires européennes. Freiner la migration serait, avant tout, un moyen de freiner la traite des êtres humains, d’arrêter les passeurs et, in fine, de sauver des vies. C’est dans l’optique de stopper le trafic de personnes migrantes que la Commission européenne a présenté, le 28 novembre 2023, une proposition de directive posant les bases d’un cadre légal et européen. Mais le texte est-il pertinent ? Une étude de de la professeure Violeta Moreno-Lax (INCREA-Universitat de Barcelona et Queen Mary University of London) remet en question les fondements du texte.

Moreno-Lax met également en avant plusieurs recommandations : rappeler la directive le temps qu’un examen plus approfondi ait été mené, réaligner le texte avec la définition du trafic d’êtres humains des Nations unies, préciser le vocabulaire législatif employé pour décrire le trafic d’êtres humains et les personnes qui en sont accusées, protéger les ONG, les pourvoyeurs de services “de bonne foi”, la solidarité, etc. 

Au-delà du deux poids, deux mesures pratiqués au niveau national et international, c’est l’approche de nos institutions au regard du trafic (et de la traite) d’êtres humains qui est critiquée. Comme le résume David L. Suber dans openDemocracy, la lutte contre celui-ci se révèle souvent contre-productive. “Les politiques de lutte contre la traite des êtres humains échouent parce qu'elles n'essaient pas réellement d'arrêter [celle-ci]”, explique-t-il. “Elles tentent d'arrêter l'immigration. Assimiler les deux, ou supposer que dissuader l'un revient à dissuader l'autre, c'est se méprendre fondamentalement sur le problème.

Pour le chercheur et journaliste, ces politiques tendent à rendre les routes migratoires plus dangereuses et les passeurs plus nécessaires encore. Sans que l’accumulation des risques ne parvienne à décourager les personnes migrantes. 

Nous devrions – et nous pouvons – faire les choses différemment”, espère-t-il. “Les politiques migratoires hautement sécuritaires et violant les droits ne devraient pas être inévitables. Elles consomment des ressources précieuses qui pourraient être réorientées vers des voies d'immigration sûres et répondre aux préoccupations des États en matière de sécurité.

Mais pour que tout cela change, nous devons commencer par reconnaître que le trafic de migrants devient un phénomène nécessaire dans un monde où les déplacements ont été criminalisés”, souligne-t-il également. Bon gré mal gré, les passeurs remplissent une fonction essentielle pour les personnes fuyant la guerre, la famine et les persécutions. “Et quel que soit la dangerosité du chemin qu’[elles] ont à parcourir, [elles] essaieront.”

Il n’est évidemment pas question d’offrir une amnistie aux criminels profitant de la détresse des exilés, ou de cautionner des pratiques dégradantes et meurtrières comme celles ayant cours dans les camps libyens. Mais plutôt de se poser une autre question : qui attaque-t-on en criminalisant la migration ? Les bourreaux, ou leurs victimes ? 

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