Extrait d'une vidéo non datée d'une manifestation de Russie-Libertés contre la guerre en Ukraine, à Paris. | ©Russie Libertés demo russie liberté voxeurop

“Mais les Russes résistent” : voyage au sein de l’opposition à Poutine en exil

En Europe se déploie une galaxie vaste, diverse et fragmentée de Russes qui s'opposent à Vladimir Poutine et à la guerre en Ukraine. De Paris à Berlin, de Vienne à Munich, rencontre avec celles et ceux qui continuent à faire exister la société civile russe.

Publié le 14 mai 2025
demo russie liberté voxeurop Extrait d'une vidéo non datée d'une manifestation de Russie-Libertés contre la guerre en Ukraine, à Paris. | ©Russie Libertés

Dans la cour intérieure d'un palais haussmannien à Paris se trouve l'Espace Libertés/Reforum Space. On y trouve une partie de la diaspora russophone opposée à la guerre en Ukraine (principalement des Russes, mais aussi des Biélorusses, des Kazakhs et des Ukrainiens) et qui a dû quitter la Russie : opposants politiques, journalistes, artistes, membres de la communauté LGBTQIA+, transfuges.

La liste n'est pas exhaustive, et n’est d'ailleurs peut-être même pas pertinente, car il suffit de très peu aujourd'hui pour qu'un acte soit considéré comme subversif. “On peut être condamné à plusieurs années de prison juste parce qu'on [dit] ‘guerre’, et non ‘opération spéciale’, parce qu'on a mis un like, commenté une vidéo sur YouTube” ou encore “pour avoir donné dix dollars à l'armée ukrainienne”, explique Olga Kokorina, directrice du centre. En fait, c'est toute la société civile russe qui est menacée, simplement parce qu'elle existe.

Olga a fondé avec d'autres personnes l'association Russie-Libertés en 2012 : au départ, cette dernière entendait être “la porte-parole de la résistance et de l'opposition en exil et représenter la société civile russe” afin de sensibiliser la société française et européenne à la violation des droits humains dans la Russie de Vladimir Poutine.

Le tournant a été l'invasion de l'Ukraine : “Depuis l'invasion en grande échelle de l'Ukraine, on s'est rendu compte que notre association ne pouvait plus seulement répondre aux besoins d'informer la société française et la société européenne, et on s'est positionné aussi comme une association accueillant toute cette migration politique”.

En France, grâce à des organisations telles que Russie-Libertés et d'autres structures comme l'atelier des artistes en exil, l'obtention d'un titre de séjour est relativement plus simple – à une époque où acquérir ce genre de document est complexe et difficile – que dans d'autres pays européens, affirme Olga Slessareva, juriste et coordinatrice du centre.

L’Espace Libertés le prouve : les associations gèrent une part importante de l’accueil d'une communauté immigrée dans un pays. Le centre offre un espace de travail et l’assistance de bénévoles pour les résidents (ayant un projet concernant l'opposition à la guerre et à la Russie). À ce jour, plus de 400 personnes ont été accueillies.

On y trouve des cours de langue, une aide juridique pour apprendre à comprendre le système français, un soutien psychologique et un studio d'enregistrement. Maya, responsable du support technique, me fait visiter les lieux. Elle me montre le matériel et, assise à la table d'enregistrement, m'explique les différents types de contenus qui sont produits : des projets artistiques (vidéo et audio ; on trouve de nombreux réalisateurs parmi les personnes accueillies), mais aussi des articles pour des médias tels que Doxa ou Verstka. Des contenus produits par d'anciens soldats de l'armée russe expliquent également comment (tenter de) faire défection et fuir la Russie.

Russie-Libertés, de par son historique, témoigne de l'évolution du paysage politique russe : “En 2012, il y avait moins d'immigration politique ; il y avait surtout des Tchétchènes et des Ingouches, par exemple. C'était à l'époque où Ramzan Kadyrov avait pris le pouvoir à Grozny. La situation a ensuite changé lorsque le statut d’‘agent étranger’ a été créé. Petit à petit, nous avons commencé à avoir des défenseurs des droits humains, des journalistes, des activistes ...

L'année 2022 reste un tournant : si la transformation de plus en plus autoritaire du régime de Poutine était déjà perceptible auparavant, “le début de la guerre totale a été un point de non-retour : la Russie est devenue non seulement un pays autoritaire, mais aussi un pays fasciste, une dictature. La répression est devenue extrêmement violente”.

Selon la définition que l'on donne à la notion de prisonnier politique, les chiffres – à la baisse – parlent de 772 personnes concernées, recensées par l'ONG Memorial, ou 1 300 selon OVD-Info.

Une terreur généralisée règne en Russie, explique Matvei (le nom a été changé). “Ce n'était pas moi [la victime] hier, ce n'était pas moi l'année dernière, mais ça pourrait être moi n'importe quel jour”, résume-t-il. Matvei est un militant LGBTQIA+ de 26 ans. Il est arrivé en France il y a environ cinq mois. En Russie, une première loi contre la “propagande” LGBTQIA+ a été adoptée en 2013. “En 2022, la loi a été durcie, entraînant le retrait du marché des textes, films et œuvres considérés comme de la propagande”.

Letters addressed by Russie Libertés to political prisoners in Russia. | ©Russie Libertés
Lettres adressées par Russie Libertés aux prisonniers politiques en Russie. | ©Russie-Libertés

En 2023, la transition de genre a été interdite et la Cour suprême russe a condamné un prétendu “mouvement LGBTQIA+ international” pour “extrémisme”, ce qui a conduit à la fermeture des dernières associations actives. Des clubs gays ont été fermés et des personnes poursuivies en justice, parfois pour avoir commis le seul crime de poster une annonce sur un site de rencontres. On est loin de 2003, époque où la Russie avait envoyé à l'Eurovision le groupe t.A.T.u., qui basait clairement une part de son identité sur les codes queer (même si l'une des chanteuses, Yulia Volkova, a fait par la suite des déclarations homophobes).

Sur la question de la transition de genre, le retour en arrière est encore plus incroyable. Matvei m'explique que la Russie disposait auparavant d'une des lois les plus avancées au monde en la matière : adoptée en 1997, elle permettait, après quelques mois d’examens médicaux, sur simple décision administrative, de procéder à un changement d’état civil. Aujourd'hui, les personnes ayant bénéficié de cette loi depuis 1997 ne peuvent plus adopter ou avoir un enfant sous tutelle, tandis que les mariages de personnes transgenres célébrés avant 2023 sont annulés. Les cas de personnes forcées à suivre une “thérapie de conversion” sont de plus en plus nombreux.

Matvei insiste sur le “régime de terreur” en vigueur en Russie et sur le pouvoir de la propagande, qui devient aujourd'hui de plus en plus envahissante et ce “dès la maternelle”. La guerre détruit le pays, me dit-il, “même si c'est loin d'être ce que vivent les Ukrainiens, je pense que dans les vingt prochaines années, la Russie sera un endroit extrêmement triste, pauvre et détruit à cause des idées folles d'un seul homme”. Une réflexion politique intimement liée à de douloureuses histoires individuelles : “Ma mère est, par exemple, vaguement pro-Etat parce qu'elle ne s'informe que par les canaux officiels, alors que ma tante est profondément anti-guerre”.

Dans un même cercle social, les positions peuvent être – et sont souvent – très différentes. “Ma mère n'a pas vraiment apprécié que je parte, alors que ma tante m'a dit ‘va, cours et ne reviens pas’”, raconte Matvei. “Cheers to my aunt!” – A la santé de ma tante ! – lance-t-il en anglais.

Le refrain voulant que la “Russie soutient Poutine” domine dans le débat public et médiatique. Aucune donnée officielle concernant les Russes ayant quitté leur pays n’existe, mais il pourrait s’agir de centaines de milliers de citoyens.

Hormis les quelques données issues d’analyses sociologiques indépendantes, il est difficile de comprendre le vécu des Russes aujourd'hui, bombardés par la propagande et vivant sous un régime qui dure depuis plus de vingt ans. “Les gens ont peur, et ceux qui restent développent d'autres formes de résistance”, me dit Kokorina. “Je connais par exemple une dame de plus de 80 ans qui, dès qu'il y a une manifestation, prend son caddie et marche avec les gens. Et si la police arrive, elle dit qu'elle n'était là que pour faire ses courses”.

Des gens qui ne peuvent ou ne veulent pas partir, pour des raisons, parfois pratiques, dont il est impossible de dresser la liste.

Les gens essaient de contourner la censure. Par exemple, l'écologie, un combat qui n'est pas encore considéré comme terroriste, rassemble des personnes LGBTQIA+ et des féministes. Mais ils doivent faire attention à ce qu'ils revendiquent”, ajoute Kokorina, qui me parle aussi de nombreuses initiatives clandestines, comme un groupe qui, dans toute la Russie, s'occupe des évacuations d'urgence de personnes en danger et réunit plus de 8 000 personnes sur des messageries protégées et activées en cas de besoin. “Mais les Russes résistent. Nous ne les appelons plus des activistes, mais des résistants. Je ne saurais dire s'ils sont majoritaires ou minoritaires, mais en tout cas la société civile russe existe toujours”.

L’Espace Libertés existe depuis février 2024 et son existence est déjà menacée. Non pas à cause du régime dictatorial au pouvoir à Moscou mais, comme tant d'autres, victime du démantèlement de l’Agence américaine pour le développement international (USAID).

Le centre bénéficie d'une subvention de la Free Russia Foundation, un groupe de réflexion américain (considéré comme “terroriste” en Russie) qui rassemble certains des noms les plus connus de l'opposition au Kremlin, dont Vladimir Milov et Vladimir Kara-Mourza. La Free Russia Foundation disposait auparavant de plusieurs antennes locales en Europe, notamment à Tallinn, Berlin, Varsovie, Kiev, Tbilissi et Vilnius. Aujourd'hui, il n'en reste que trois.


La montée des partis d’extrême droite liés à Poutine suscite d’énormes inquiétudes. Supposons que la droite radicale fasse partie d’une coalition gouvernementale : qui peut garantir qu’il n’y aura pas d’accord avec Poutine impliquant l’expulsion ou l’arrestation des opposants les plus actifs au régime à l’étranger ?


La situation des réfugiés russes en Europe n'est pas simple et varie d'un pays à l'autre : “La France, l'Allemagne et la Pologne offrent un certain soutien, notamment des programmes sociaux, mais les obstacles bureaucratiques sont souvent insurmontables. Dans les pays baltes, où il y a eu un afflux important de réfugiés russes, la situation est instable et les possibilités d'obtenir un permis de séjour de longue durée ou la citoyenneté sont presque inexistantes. Dans des pays comme l'Espagne ou le Portugal, les procédures d'obtention d'un visa peuvent être plus faciles, mais l'intégration sociale est plus laborieuse et les communautés russophones sont plus réduites”, explique Yulia Abdullaeva, coordinatrice de Reforum Space à Berlin, qui réunit environ 900 personnes chaque mois.

De Paris à Berlin, de Vienne à Munich

Un activiste russe en Autriche, qui souhaite rester anonyme, raconte les difficultés de cette migration. “Il est difficile de se déplacer : trouver un emploi sans réseau de contacts, les bourses pour étudier à l'université sont rares, et le fait que les banques refusent de fournir leurs services sur la base d'une mauvaise interprétation de la législation sur les sanctions n'arrange rien […]. S'engager parallèlement dans l'activisme n'est pas viable à long terme, et notre communauté a perdu certains de ses membres les plus actifs pour cette même raison”.

En outre, la situation politique générale sur le continent n'arrange rien : “La montée des partis d'extrême droite liés à Poutine suscite d'énormes inquiétudes. Supposons que la droite radicale fasse partie d'une coalition gouvernementale : qui peut garantir qu'il n'y aura pas d'accord avec Poutine impliquant l'expulsion ou l'arrestation des opposants les plus actifs au régime à l'étranger ?

Nous parlons d'une personne qui a déclenché la plus grande guerre en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui est à la tête d'un pays doté du plus grand arsenal nucléaire au monde. S'il existe une définition de la menace, c'est bien celle-là”. L’activiste ajoute : “Il est important de se rappeler que Poutine est le produit d'un pouvoir incontrôlé, d'inégalités politiques et économiques et d'une société atomisée. Et ces éléments ne sont pas propres à la Russie. Ce sont des tendances mondiales, et les nations développées, y compris l'Autriche, y participent. Comme nous le montre la montée des populistes dans le monde entier, avec Trump comme premier exemple, nous sommes sur une pente glissante et nous devons commencer à prendre notre avenir en main en construisant des communautés politiquement actives qui protègent les gens et le bien commun, et non les intérêts privés d'une poignée de privilégiés au sommet.”

Pour d'autres, la réintégration sociale et professionnelle est plus facile : “J'ai quitté la Russie en 2019. Je vis à l'étranger et je continue mon activisme depuis l'exil”, explique Dmitrii Kovalev, qui vit à Munich. “Je suis développeur, ce qui a facilité le processus de réinstallation par rapport à beaucoup d'autres”.

Dmitrii n'a pas cessé de travailler pour l’organisation Gauche pour la paix et un monde sans annexions (“Левые замир без аннексий”), un groupe qui s'oppose à “toutes les annexions de territoires ukrainiens depuis 2014” et appelle à “un soutien inconditionnel au peuple ukrainien”, explique-t-il. “Cela inclut l'aide militaire, humanitaire et financière des pays occidentaux, sans hésitation ni compromis”. 

Aujourd'hui en Russie, l'opposition est vaste et fragmentée. Elle comprend des nationalistes favorables à la guerre, des libéraux centristes, des libéraux défaitistes et un large éventail de groupes de gauche ayant des positions divergentes sur l'Ukraine”. Toutefois, souligne-t-il, “seule la gauche a une véritable position anti-guerre, fondée sur une analyse systémique et sur la solidarité internationale. Ce qui nous distingue, c'est notre attitude défaitiste : nous pensons que l'impérialisme russe doit être vaincu et nous utilisons les théories de gauche et marxistes pour soutenir et expliquer cette nécessité”.

Dmitry Kovalev. | Photo: ©GpA
Dmitrii Kovalev. | Photo: ©GpA

En même temps, conclut-il, “être de gauche signifie comprendre que l'UE et les Etats-Unis sont aussi des acteurs impérialistes avec leurs propres intérêts. Contrairement aux libéraux qui ont tendance à idéaliser l'Occident, nous critiquons les politiques occidentales, telles que les accords d'exploitation des ressources minérales ukrainiennes ou l'aide militaire insuffisante et incohérente apportée à l'Ukraine”.

Mariia Menchikova a quitté la Russie en 2020, “pas à cause de la situation politique, mais parce que je voulais faire de la recherche”. Elle est partie en Allemagne pour commencer un doctorat grâce à une bourse : “J'ai eu de la chance. Il m'a été très facile de m'installer parce que j'ai pu le planifier. Tout comme j'avais prévu de retourner en Russie. Mais maintenant, c'est impossible parce que je suis recherchée”.

Menchikova, qui éditait le magazine indépendant en ligne pour la jeunesse Doxa (aujourd'hui qualifié d’“indésirable”par Moscou), a été condamnée le 30 septembre 2024 à sept ans de prison pour avoir “justifié le terrorisme” dans deux messages publiés sur le réseau social russe VKontakte en 2022.

Mariia Menshikova. | Photo: ©GpA
Mariia Menchikova. | Photo: ©GpA

Il n'y a pas de véritable opposition en Russie, explique-t-elle, “parce que l'opposition parlementaire fait partie intégrante du régime. Il y a des gens qui protestent et des organisations qui sont contre ce régime”, poursuit-elle, “par exemple, plusieurs militants, dont des anarchistes, mènent des actions de sabotage contre les chemins de fer [qui transportent les convois militaires], ou organisent des initiatives de soutien aux prisonniers politiques, en leur écrivant, en collectant des fonds pour l'aide juridique, etc.

Cependant, conclut Menchikova, “mon espoir réside dans les syndicats, car il existe encore de vrais syndicats indépendants en Russie, mais leur marge de manœuvre est inexistante. Mais ils sont importants parce qu'ils ont des capacités d'organisation et nous aurons certainement besoin d'eux lorsque la grande transformation sociale que j'espère pour la Russie commencera”.

🤝 Cet article a été rédigé dans le cadre du projet PULSE et grâce à la collaboration d'Angelina Davydova de n-ost, Kim Son Hoang de Der Standard et Gian-Paolo Accardo de Voxeurop.
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