Il y a dix ans débutait “l’été de la migration”, un enchaînement de vastes mouvements migratoires vers l’Union européenne. Une “crise” des réfugiés marqué, pour la seule année 2015, par l’entrée irrégulière de plus d’un million de personnes sur le sol européen, principalement des Syriens, Afghans et Irakiens.
En 2025, plus de 95 000 personnes ont pris la route de l’exil et rejoint l’UE irrégulièrement.
Plus de 32 000 personnes sont décédées en essayant d’atteindre les frontières européennes via la Méditerranée depuis 2014, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Les saisons ont passé et “l’été de la migration” s’est mué en une nouvelle réalité ; la crise de 2015 n’a été qu’un des épisodes d’une longue série. Les tensions frontalières entre la Pologne et la Biélorussie en 2021 (mais aussi celles aux frontières avec la Russie, en Finlande ou dans les pays baltes), la reprise du pouvoir par les Talibans en Afghanistan ou, évidemment, la guerre en Ukraine ne sont que quelques-uns des événements témoignant d’un constat encore et toujours refusé par certains : dans un monde en proie à l’instabilité politique, à la précarité économique et sociale et menacé par le réchauffement climatique, les mouvements migratoires sont – et resteront à l’avenir – inévitables.
Cette incapacité à saisir le présent et l’avenir se conjugue avec une inaptitude à comprendre le passé. De 2015, on garde le souvenir du “Wir schaffen das!” (“Nous y arriverons !”, en allemand), discours historique de la chancelière Angela Merkel qui, par là, signalait la volonté de l’Allemagne de prendre à bras le corps le défi inédit que posait l’arrivée des personnes migrantes sur son sol. On se rappelle l’émoi provoqué par la photo d’Aylan Kurdi, enfant syrien d’origine kurde retrouvé mort sur une plage de Turquie et l’élan de solidarité pour les exilés.
On se souvient moins, en revanche, des dysfonctionnements et des limites en matière d’accueil que cette crise allait révéler et cimenter pour les années à venir : les patrouilles à la frontière entre la Macédoine du Nord et la Grèce, le projet de fermeture des frontières allemandes, les disputes entre Etats membres concernant la prise en charge des demandeurs d’asile, l’accord migratoire controversé entre l’Union européenne et la Turquie…
C’est sans compter le rétablissement temporaire des contrôles aux frontières internes et les violations des droits humains : confrontée à une crise sans précédent, la solidarité européenne n’a pas fait long feu. Si Angela Merkel a pu faire face à la crise, c’est car elle disposait du capital politique nécessaire pour prendre pareille décision et en éviter le coût politique – tous les autres Etats membres n’ont pas pu en faire autant.
Nouvelle donne
Entretemps, les systèmes d’accueil européens et nationaux se sont adaptés à la nouvelle réalité. L’une des mesures les plus importantes de Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur italien de 2018 à 2019, a été l’abolition du statut de protection humanitaire, qui permettait aux personnes migrantes ne pouvant pas demander le statut de réfugié de rester en Italie – un système ayant protégé à peu près 40 % des demandeurs d’asile.
Sa disparition a laissé de nombreuses personnes sans possibilité de rester légalement dans le pays, ouvrant la porte à une augmentation des expulsions. Les décrets Salvini ont également introduit des procédures d'asile accélérées, étendu les pouvoirs de la police et renforcé les règles relatives à la détention des migrants.
La restriction de la politique d’accueil italienne fait écho à une tendance plus globale. Les accords de gestion des mouvements migratoires et de lutte contre l’immigration irrégulière passés entre l’UE et des pays comme la Mauritanie, la Tunisie, l’Egypte ou la Libye – certains d’entre eux étant critiqués pour les violations des droits humains ayant cours sur leur sol – témoignent de la volonté d’empêcher l’arrivée des migrants en Europe, quelles que soient les conséquences. Des projets supranationaux comme la création de centres de retour pour migrants basés en dehors de l’UE ou des initiatives nationales, telle que la suspension temporaire du droit d’asile en Pologne confirment cette volonté de fermeture.
“Aujourd'hui, le récit des leaders européens sur la migration est très loin des déclarations d’ouverture d'Angela Merkel de 2015”, estime Silvia Carta, chargée de plaidoyer pour l’organisation défendant les droits des personnes sans-papiers. “La narration dominante en ce moment présente la migration et les personnes migrantes comme un problème, à résoudre essentiellement avec plus d’obstacles à l’entrée en Europe et plus de déportations”. Même chose pour le trafic de migrants qui, selon elle, n’est pas compris comme une conséquence des politiques restrictives en place ; au contraire, le phénomène est utilisé pour justifier la criminalisation croissante des personnes migrantes et des organisations qui leur viennent en aide.
Pour la chargée de plaidoyer, pareil climat politique conduit toujours plus de personnes “dans l’irrégularité et le vide juridique, privées de leurs droits fondamentaux, et exposées à la précarité, au sans-abrisme, à l’exploitation ou à la détention prolongée.”
La solidarité européenne n’est toutefois pas totalement enterrée. En 2022, l'invasion de l'Ukraine par la Russie a provoqué des déplacements massifs de population, poussant l'UE à activer la Directive relative à la protection temporaire, qui a offert un séjour légal immédiat et l'accès au travail, à l'éducation et aux soins de santé aux Ukrainiens poussés à l’exil.
Une internationale anti-immigration ?
Ces dix dernières années ont également été marquées par la montée en puissance des partis d’extrême droite en Europe, portés entre autres par une rhétorique anti-immigration.
En Allemagne, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD, extrême droite) a, en dix ans, gagné en popularité au point de représenter la deuxième force du pays (4,7 % des voix lors des élections fédérales 2013 contre 20,8 % en 2025).
Un constat similaire en France, où le Rassemblement national (RN), qui ne disposait même pas d’un siège à l’Assemblée nationale voilà vingt ans, a reçu 28,5 % des suffrages lors des dernières élections législatives – devenant ainsi le premier parti du pays.
Peut-être plus frappant encore, l’exemple de Frères d’Italie, la formation de la Première ministre italienne Giorgia Meloni, aujourd’hui à la tête du pays alors qu'elle ne disposait que de neuf sièges sur 630 (2% des voix) lors des élections parlementaires de 2013.
Cette montée en puissance de l’extrêmisme de droite va de pair avec un glissement du champ politique dans son ensemble en matière de migration. Poussés par la nécessité de capter les électeurs convaincus par les arguments réactionnaires et d’exister dans un monde politique ou les questions migratoires jouent un rôle central, des partis de centre et de gauche se mettent à adopter des positions plus restrictives sur la migration et l’asile. C’est le cas de Sahra Wagenknecht, ancienne figure du parti Die Linke (gauche) en Allemagne, de Keir Starmer au Royaume uni (Parti travailliste, gauche) jusqu’aux lois anti-immigration du parti social-démocrate danois : l’Histoire est émayée de personnalités politiques de gauche cherchant à capitaliser sur la lutte contre l’immigration – avec plus ou moins de succès.
“Au niveau européen, on avait déjà vu ce glissement en 2024 lorsque le Pacte sur l'asile et la migration fut adopté avec les votes du groupe des socialistes européens, malgré les appels de la société civile à son encontre”, rappelle Silvia Carta. “Pourtant, les données démontrent que suivre ces discours ne fait que renforcer l’extrême droite, au lieu de l’affaiblir.”
Selon Carta, la situation révèle un vide politique. “Ce qu’il manque, ce sont des leaders [...] qui montrent comment la migration et les personnes migrantes sont utilisées comme boucs émissaires pour diviser l’électorat et le distraire des failles croissantes de l'Etat providence et des inégalités économiques, sociales et raciales dans nos sociétés.”
Une intégration toujours difficile
Pour les personnes issues de la migration, l’intégration reste difficile. Une enquête de l’Eurobaromètre publiée en 2023, sur base de plus de 25 000 répondants répartis dans toute l’UE, révèle que plus de la moitié des personnes interrogées estiment qu’il existe une discrimination généralisée dans leur pays, notamment sur la base de la couleur de peau ou de l’origine ethnique.
Si l’intégration au marché du travail progresse dans certains pays, elle est rendue plus complexe du fait de la barrière de la langue, des coûts du logement ou de l’accès limité aux services. Le débat public oscille entre solidarité, nécessité de contrer le vieillissement de la population par la migration et inquiétudes concernant les capacités d’accueil.
En France, une étude publiée en 2022 par l’Institut français des relations internationales (Ifri) montre que, malgré des recherches actives d'emploi, les personnes réfugiées en France sont souvent confrontées à des contrats précaires et un déclassement professionnel, avec une surreprésentation dans les secteurs à bas salaires comme la construction, l'hôtellerie, et la restauration.
Des difficultés d’accès au logement et à l’éducation ont également été notées au niveau européen.
En dix ans, l'idée que l'“Europe forteresse” était confrontée à un péril majeur et qu'elle devait être défendue à tout prix s'est imposée dans de nombreux pays et par-delà les clivages politiques. Que ce soit durant leur périple ou une fois installées, les personnes déplacées restent quant à elles confrontées aux conséquences des politiques de gestion de la migration justifiées par la “crise”. “L’été de la migration” ne s’est jamais arrêté : il s’est pleinement intégré à nos vies.
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