Pour la 58ème édition du Steirischer Herbst, la ville de Graz ne pouvait choisir meilleurs sujet : Never Again Peace (“Plus jamais la paix”). La deuxième ville d’Autriche, gouvernée par une inédite majorité rouge-rose-verte, avec la communiste Elke Lahr à sa tête, revendique ainsi sa vocation antifasciste, au sein d’une région pourtant gouvernée par l’extrême droite.
Ponctué d’expositions et de performances, le festival s’inscrit dans l’œuvre d’Ernst Toller, Nie wieder Friede (“Plus jamais de paix”, 1934-1936), en réaction aux fascismes : ceux de l’époque, que l’auteur juif-allemand dénonçait dans son opus satirique, et ceux qui ré-émergent aujourd’hui en Occident et en Europe en particulier.
Never Again Peace sonne le glas des “plus jamais”, dans l’héritage récurrent des autoritarismes, l’entrée dans une ère de guerres sans fin et la suspicion constante qui pèse sur l’étranger. Les institutions européennes issues de la Seconde guerre mondiale, construites pour se prémunir des guerres et génocides, traversent en effet une profonde crise.

L’auteur de Nie wieder Friede observa, à l’instar de George Orwell dans 1984, la rapidité et l’aisance avec laquelle le sens des mots peuvent être changés en leur opposé. N’en avons-nous pas un sinistre exemple dans la quête de liberté prétendument défendue par Donald Trump aux Etats-Unis avant les dernières élections, et qui ne cesse de museler aussi bien ses adversaires politiques, que les défenseurs de la loi, ou les scientifiques et les universitaires ?
Dans un contexte international pétri de tensions, cette édition du Steirischer Herbst a fait le choix de déployer une série d’événements : performances, expositions et présentations, questionnant notre époque par le prisme artistique. Quelques dizaines de lieux ont accueilli plusieurs centaines d’événements et le festival a produit une quarantaine d’œuvres pour l’occasion, ouvrant la saison par une performance immersive et interactive avec le public.
Quid de la Liberté ?
C’est sur la place de La Liberté (Freiheitsplatz), ainsi curieusement rebaptisée en 1938 par les Nazis, que s’est ouverte la saison culturelle du Steirischer Herbst le 18 septembre dernier. Le collectif allemand LIGNA, issu du milieu de la radio libre Freies Sender Kombinat (FSK), a souhaité investir les lieux par une intervention minimale symbolique par le biais d’une performance radiophonique participative.
À travers un dispositif sonore diffusé dans les casques prêtés au public, des voix le guident entre récits historiques et narration interactive, invitant à repenser la manière dont le langage et la liberté ont été récupérés par les populistes d’extrême droite et à les réinventer en solidarité avec ceux qui luttent encore pour elle. Le public marche, s’arrête et reprend son cours au gré de la narration, tantôt le poing levé, tantôt les yeux rivés sur un voisin qu’il découvre, afin de réfléchir ensemble à ce que signifie encore la liberté dans un espace public fracturé.

Une immersion délicate et intense où le spectre du passé se conjugue avec le ballet du présent, tout en investiguant les mécanismes du pouvoir et les formes de résistance collective. Cette proposition expérimentale nous plonge dans nos émotions les plus profondes tout en nous propulsant au centre d’une fiction atemporelle où s’entrechoquent l’histoire passée et le tumulte du présent, rappelant que nous avons les outils pour nous rapprocher, plutôt que nous diviser.
Des performances imaginées pour repenser le monde
Plus largement, la programmation du festival s’est attachée à rassembler des œuvres interrogeant la guerre, les migrations, la propagande, la mémoire sur un fond oscillant entre la résignation contemporaine et la volonté de lutte.
La qualité de l’offre culturelle rend délicate la sélection de quelques œuvres à mettre en avant. Parmi les propositions, retenons tout de même Hot Sotz, d’Ivo Dimchev. Artiste multidisciplinaire de génie, Ivo Dimchev a offert un spectacle atypique, entremêlé d’arts visuels, de performance scénique et de chants, explorant avec humour et provocation les frontières de l’acceptable, poussant chacun.e à sonder ses propres limites et celles du collectif.
Par des textes provocateurs, des mises en scène absurdes et des interventions musicales surprenantes, l’artiste bulgare a établi un dialogue avec l’actualité politique et sociale, résonnant avec les tensions européennes et locales autour de l’extrême droite, des migrations et de la mémoire historique. Une performance engagée transformant l’espace scénique en un miroir des contradictions humaines et sociales pour provoquer une réflexion critique, et l’urgence d’une vigilance démocratique face aux dérives contemporaines.

Autre pépite, la revisite du ballet pacifiste The Green Table (“La Table verte”, 1932) de l’auteur allemand Kurt Jooss, par le danseur expérimental basé en Suède Frédéric Gies, chorégraphié avec Manuel Pelmuș, dont le travail mêle chorégraphie et arts visuels, entre Oslo et Bucarest. L’œuvre d’origine dénonçait déjà les absurdités de la guerre et la montée des nationalismes en Europe.
Dans cette nouvelle interprétation, Pelmuș et Gies mêlent danse contemporaine, gestuelle expressionniste et musique électronique percutante, créant un dialogue entre le geste originel et les conflits du monde actuel. Le duo transpose les archétypes du ballet original incluant diplomates, soldats, et civils, dans un langage corporel résolument moderne, explorant à la fois la violence symbolique des institutions et les dilemmes moraux des individus face à la guerre.
Des œuvres engagées
Une exposition mise en scène au cœur de l’ancienne distillerie rebaptisée BAU, le temps du festival, déployait un parcours immersif dans un bâtiment labyrinthique aux significations multiples, à la fois entrepôt, navire, forteresse et sanatorium. Pensée comme la métaphore d’un monde en ruine, cette grande exposition centrale du Steirischer Herbst ’25 interroge la fragmentation sociale et politique de nos sociétés contemporaines alors que nous vivons sur des ponts séparés, mais voyageons ensemble sur le même bateau de l’histoire.

Dans ce décor chargé de mémoire, les œuvres de Candice Breitz, Nástio Mosquito, Gelitin, Carla Åhlander & Gernot Wieland, Mounira Al Solh, Dana Kavelina, Haim Sokol et zweintopf confrontent le visiteur à des récits de fuite, d’oppression et de résistance. Candice Breitz, avec Dear Esther, tisse un dialogue à la fois émouvant et réflexif entre la mémoire d’Esther Bejarano, survivante d’Auschwitz, et la tragédie palestinienne contemporaine. Dans les sous-sols, avec Am Asphodeliengrund 29, Gelitin plonge le public dans une traversée infernale sur les eaux stagnantes du Styx, entre cendres et métal.
Avec le film d’animation intitulé They The Them Are We: Mono(i)Dialogues, Nástio Mosquito orchestre une satire musicale et philosophique de l’hypocrisie morale moderne. À chaque étage, le BAU dévoile de nouvelles strates de sens, jouant de ses espaces d’origine (ateliers, bureaux vitrés, anciens logements de police), pour évoquer les fractures d’un monde en tension.
Situé à Graz-Gries, quartier d’immigration, le lieu devient un symbole vivant du malaise lié à l’urgence de la réflexion que le festival appelle. Performances, concerts, œuvres et installations rythment ce vaisseau de béton où l’art, entre engagement et provocation, fait émerger l’émotion brute d’un présent trouble exigeant vérité et résistance comme l’évoquait en son temps Toller. Il évoquait en effet la vérité comme socle d’une vigilance citoyenne active, ce qui résonne terriblement à l’ère de la post-vérité.
À <rotor>, les voix de la Bosnie suivent leur chemin
Le 20 septembre, le Centre d’art contemporain <rotor> de Graz inaugurait l’exposition “STRANCI- Of Being a Stranger” un projet curatorial du Dr. Irfan Hošić, professeur au Département de design textile de l’Université de Bihać en Bosnie-Herzégovine. Cette exposition axée sur la notion d’“étranger” ou d’“inconnu”, inscrite dans le cadre de Steirischer Herbst ’25, réunit douze artistes originaires de Bosnie-Herzégovine et de la diaspora, autour de la notion d’étranger, envisagée sous divers prismes : juridiques, politiques, sociales et socio-culturelles. En rassemblant œuvres artistiques, documents visuels et photographies de migrants anonymisés, Stranci explore les expériences du déracinement, de la migration et de l’identité fragmentée, tout en questionnant les frontières mouvantes de l’identité, du foyer et de la citoyenneté.
Les œuvres exposées offrent un dialogue entre mémoire individuelle et histoire collective qui n’est pas sans faire appel à notre humanisme et nos identités : des récits d’exil et de perte, mais aussi de reconstruction et de résistance. De Saša Tatić, qui interroge la coexistence linguistique et identitaire, à Mirza Čizmić, dont la série Exodus dénonce la “spectacularisation” médiatique des migrations, chaque création témoigne d’une tension entre visibilité et effacement. Endi Pošković, avec Endiana, relie la migration contemporaine aux grandes traversées historiques, tandis qu’Irma Markulin revisite les archives familiales pour révéler un passé transnational et recomposé. D’autres artistes, tels que Suada Demirović ou Aida Šehović, abordent la mémoire de la Yougoslavie déchue et la quête d’un foyer symbolique.

Certaines œuvres adoptent une perspective critique face aux technologies actuelles : Sanela Jahić dénonce l’usage discriminatoire de l’intelligence artificielle dans le contrôle migratoire, et Mladen Miljanović détourne les codes de l’entraînement militaire dans son Mur didactique pour offrir un guide ironique de survie aux frontières. Ces approches variées traduisent une réflexion collective sur la condition humaine dans un monde où les statuts de citoyen, réfugié ou apatride demeurent précaires.
À travers ces récits visuels et poétiques, SRANCI propose une relecture sensible du rapport entre art, mémoire et déplacement. Le centre <rotor> s’affirme ainsi comme un espace de dialogue interculturel et critique, où se croisent les voix de ceux qui vivent entre deux mondes, entre migration, déplacement et citoyenneté incertaine. L’exposition invite le visiteur à repenser la notion d’appartenance et à reconnaître dans l’“étranger” un miroir de nos propres contradictions contemporaines.
Le Kunsthaus de Graz et les avenirs invisibles
Crise climatique et effondrement du vivant, guerres à nos portes, glissement politique vers les régimes totalitaires et l’extrême droite, violences structurelles, pertes de libertés… face aux multiples sources de stress et scénarios de fin du monde auxquels nous sommes incessamment confrontés, l’exposition Unseen Futures to come, Fall questionne les réactions humaines à l’incertitude et aux peurs actuelles.
Consacrée aux rapports du pouvoir, douze artistes parmi lesquels Dana Awartani, Adelita Husni Bey, Yhonnie Scarce, Bill Viola, Jože Tisnikar et zweintopf, explorent ce flou où s’entremêlent peur et résistance, déclin et force vitale.

L’exposition opère ainsi comme un laboratoire d’ambivalences : amour et mort, chaos et calme, désorientation et désir d’avenir. Elle ne propose pas de réponses, mais incite à regarder en face la part d’ombre qui accompagne toute transformation profonde. Dans un moment où la tentation conservatrice et la peur ferment l’imaginaire, Andreja Hribernik, curatrice, fait de l’incertitude non pas un obstacle, mais un terrain à penser de nouvelles émergences.
À travers une grande variété de mediums tels la vidéo, la photographie, les gestes de réparation, les interventions discrètes dans le quotidien ou la matérialité fragile du verre, les œuvres déploient un lexique sensible de la vulnérabilité. Elles ne cherchent ni à consoler ni à stabiliser, mais simplement à rendre perceptible la tension entre destruction et possibilité de renouveau.

Philosophe italien installé à Londres, spécialiste de métaphysique, Federico Campagna développe une réflexion essentielle pour l’exposition. À travers l’élaboration d’une bibliothèque représentant l’automne, l’une des quatre saisons d’un cycle dédié à la structuration de la pensée, le philosophe propose au public une explication de la construction de notre compréhension du monde. Dans une claire distinction entre le “réel” et le “monde”, selon lui, nos perceptions sont toujours des “phantasia”, c'est-à-dire des formes imaginées qui organisent le chaos de la réalité.
C’est pourquoi construire un monde revient à ordonner, choisir, renoncer, processus qu’il nomme “élégance”. La bibliothèque qu’il conçoit pour le musée, s’inscrit dans cette pensée : à travers la métaphore des saisons, l’automne, qu’il choisit de montrer, devient le moment où certitudes et systèmes s’effritent, où peur et ambivalence s’intensifient, mais où demeure aussi une intense possibilité de réinventer le monde.
Federico Campagna insiste sur le fait qu’il n’est pas artiste mais philosophe et que ses travaux consistent à explorer comment nous percevons, plutôt que ce que nous percevons. L’art, pense-t-il, ouvre des brèches dans les mondes dominants, permettant de réimaginer le possible, condition sine qua non de toute émancipation. Ainsi, l’automne, métaphore d’un savoir qui se délite et d’une pensée qui vacille, devient ici le cadre à partir duquel envisager de nouvelles manières d’habiter la fragilité du présent et d’imaginer les futurs.
Informations pratiques
Steirischer Herbst ’25, Never Again Peace
Curatrice en chef : Ekaterina Degot
Graz, Styrie.
Le catalogue d’exposition paraîtra au printemps 2026.
Plus d’informations : www.steirischerherbst.at
Facebook | Instagram : @steirischerherbst
STRANCI – Of Being a Stranger, Jusqu’au 20 décembre 2025.
Commissaire : Irfan Hošić
<rotor> Centre d’art contemporain, Volksgartenstraße 6a, 8020 Graz
Visites commentées pour groupes et écoles sur rendez-vous : rotor@mur.at
Entrée libre.
En collaboration avec : le KRAK Center for Contemporary Culture et le Centre for South East European Studies (Université de Graz)
Plus d’informations : www.rotor.or.at
Facebook | Instagram : @rotor.contemporary
Unseen Futures to come, Fall, jusqu’au 15 février 2026
Commissaire : Andreja HribernikKunsthaus, Lendkai, 1, 8020 Graz
Plus d’informations : https://www.museum-joanneum.at/en/kunsthaus-graz
Facebook | Instagram : @kunsthausgraz
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