Entretien Travail et aliénation

En Pologne, l’ubérisation du travail fait tache d’huile

La délocalisation du travail à l’étranger et le lent démantèlement des droits des travailleurs ont transformé certains emplois en une succession de tâches ingrates, éreintantes et peu respectées par la hiérarchie ou l’Etat. La Pologne constitue un terrain de choix pour ces grandes entreprises étrangères, peu concernées par le bien-être des travailleurs ou le respect de la loi. Krytyka Polityczna s’est entretenu avec l’experte Katarzyna Duda auteure d’un essai sur ce phénomène.

Publié le 4 juillet 2023 à 07:03

Katarzyna Duda est diplômée de droit et de sciences politiques de l’université d’Opole et autrice du livre Kiedyś tu było życie, teraz jest tylko bieda (“Autrefois il y avait de la vie ici, maintenant il n’y a plus que de la pauvreté”, 2019, non traduit en français), dans lequel elle s’intéresse transformations socioéconomiques ratées en Pologne. Elle travaille également au service de politique sociale de l’Entente nationale polonaise des syndicats (Ogólnopolskie Porozumienie Związków Zawodowych, OPZZ). Son livre KORPO. Jak się pracuje w zagranicznych korporacjach w Polsce (“Corpo. Comment travaille-t-on dans les grandes entreprises étrangères en Pologne”, non traduit en français) est paru en 2022.

Emilia Konwerska : Quand j’ai commencé votre livre, je pensais que son sujet serait totalement différent. La société “corporate” que j’avais en tête, c’était celle du Mordor [quartier d’affaires de Varsovie, nommé d’après l'œuvre de J. R. R. Tolkien, nldr], des beaux costumes, des jobs fatigants mais bien payés en centre-ville. Nous connaissons Bullshit jobs de David Graeber et cependant, nous découvrons une histoire totalement différente. Vous parlez des salariés d’Amazon, des coursiers… pourquoi se focaliser sur eux ? 

Katarzyna Duda : Je diviserais mes interlocuteurs, qui travaillent dans une entreprise, en deux groupes. Le premier, ce sont les personnes dont je parle dans mon premier livre, Kiedyś tu było życie, teraz jest tylko bieda (“Autrefois il y avait de la vie ici, maintenant il n’y a plus que de la pauvreté”, 2019, non traduit en français). Elles sont en général d’un âge avancé, au moins 40, 50 et même 60 ans et plus, elles viennent de petites villes et n’ont pas d’opportunités d’emploi dans leur région, et encore moins un bon salaire. Travailler dans une société ce n’est pas gagner un SMIC : elles gagnent 3 000 zlotys [environ 677 euros, 67 de plus que le SMIC, ndlr], et c’est tout. Ces personnes font souvent deux heures de trajet rien que pour aller au travail. Ça montre bien qu’il n’y a pas d’autres opportunités. 

Elles n’ont pas le choix ?

Bien sûr que si, elles ont le choix : celui de ne pas travailler. Le deuxième groupe, ce sont les étudiants ou les jeunes diplômés – soit les personnes qui pensent que ce n’est qu’un emploi temporaire. Elles doivent payer leurs études, acquérir de l'expérience professionnelle. Ces personnes occupent des postes subalternes dans les bureaux, comme téléconseillers par exemple. Elles donnent des informations concernant la gestion et la rémunération ou résolvent les problèmes techniques liés à l’équipement des clients étrangers.

Ces personnes pensent que leur destin est sur le point de changer, et qu’il faut juste continuer à trimer. Mais ce n’est qu’une illusion, car elles restent en réalité bien plus longtemps, à cause d’un prêt ou d’autres contraintes. En choisissant leur siège social, les entreprises cherchent souvent une ville étudiante, où les gens connaissent des langues étrangères, sont capables de servir la moitié de l’Europe et peuvent être rémunérés en zlotys, et non en euros ou en dollars. 

Presque tous mes amis travaillent à la Citibank d’Olsztyn. Des personnes d’âges différents, avec des formations différentes : des diplômés de l’audiovisuel, des avocats, des personnes avec le bac... Parfois, j’ai l’impression que les grandes sociétés sont les plus gros employeurs de ce pays.Je me demande combien de personnes en Pologne travaillent dans ces entreprises. 

Nous n’avons pas ce genre de données, mais même si nous en avions, elles seraient inexactes. Amazon, H&M, toutes ces entreprises font appel à des agences d’intérim. Ce sont à la fois leurs salariés et en même temps ils ne le sont pas. FedEx, dont je parle dans mon livre, travaille avec des coursiers: ce ne sont pas des salariés, mais ce qu’on appelle des “associés”.  

Les entreprises ont donc éliminé la figure du salarié et tous les droits qui vont avec…

Les sociétés incitent à l’auto-entreprenariat pour se décharger de la responsabilité des conditions de travail et d’emploi, mais aussi, pour se protéger de cette manière des salariés qui s’organisent en syndicats. Elles ont établi de nouvelles normes, en utilisant des contrats business-to-business, une transaction entre deux entités économiques. C’est aux grandes sociétés qu’on doit cette tendance. 

Comment s’incarne cette relation business-to-business entre une entreprise et un coursier ? 

Cette collaboration n’est pas une relation dans laquelle les parties sont égales, elle repose sur la suprématie de l’entreprise, qui rend dépendants entre eux les indépendants, impose ses conditions de collaboration et rend toute contestation particulièrement difficile.


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Les salariés sont poussés à l'auto-entreprenariat, chaque coursier étant une entreprise individuelle. Dans mon livre, je décris, entre autres, les conditions de travail des coursiers d’une société américaine basée en Pologne. En pratique, l'auto-entreprenariat signifie qu’en cas de maladie, le coursier doit organiser seul son remplacement, faute de quoi il paiera une sanction pour absence au travail. Il doit également réparer son véhicule professionnel tout seul et payer ses propres cotisations sociales. 

Autrement dit, c’est se débarrasser de la responsabilité d’un salarié…

En revanche, dans une autre société de crédit, c’est aux manageurs que revient la charge du recrutement et de la formation des conseillers. Les conseillers accordent des prêts aux clients puis récupèrent régulièrement des intérêts. Chaque jour, ils sont chargés d’envoyer des rapports à leur responsable concernant le travail effectué. Les conseillers rendent visite à plusieurs clients par jour, jusqu’à des dizaines et doivent parcourir des dizaines de kilomètres ou plus. 

Un manageur est embauché en fonction du temps de travail à effectuer par tâche. Lorsqu’il s’avère qu’un conseiller (voire deux, le pire cauchemar des manageurs) démissionne, c’est au manageur que reviennent ses responsabilités – en plus de son propre travail, il doit également rendre visite aux clients dont l’ancien conseiller avait la charge.

Le cas de FedEX, déjà cité précédemment, est très intéressant. FedEx collabore avec des coursiers qui emploient eux-mêmes d’autres coursiers, comme ça la société externalise toute responsabilité. En cas d’un éventuel arrêt maladie, tout repose littéralement sur le coursier. 

Tous les postes de travail que vous décrivez ont un point commun : ils se dégradent. Les sociétés serrent de plus en plus la ceinture. Il était par exemple autrefois possible de travailler assis dans les usines, mais un responsable performance a un jour chronométré qu’il était plus rentable de travailler debout. Avant, un employé d’Amazon pouvait apporter ses sandwiches. Aujourd’hui, c’est interdit dans l’entrepôt. Et ainsi de suite. Les conditions de travail sont-elles de plus en plus mauvaises ? Comment tout ça peut finir ?

Ça peut finir comme chez Amazon, par la mort d’un salarié, qui a tout simplement été exploité jusqu’à son dernier souffle. Je parle de Dariusz Dziamski, qui est mort dans l’entrepôt de la ville de Sadów en septembre 2021. Il était âgé de 49 ans. Depuis 2019, il occupait le poste de water spider (littéralement “araignée d’eau”), dont le travail était de récupérer et d’acheminer les caisses contenant les produits. Entre salariés, ils appellent ce poste “l’autoroute”, car le trajet est long et le water spider est toujours en mouvement. 

Dans le cas de Dziamski, beaucoup de négligences et de circonstances différentes ont mené à la mort. Premièrement, c’est l’inspection du travail qui a fauté : des neuf mails envoyés par sa femme, aucun n’a reçu de réponse, aucune intervention organisée. Deuxièmement, son chef, c’est-à-dire le cadre le plus bas dans la hiérarchie, avait été muté d’un autre service car les salariés s’étaient plaints de lui. Tout le monde savait qu’il y avait un problème. 


Le fait que les choses allaient mieux avant est probablement un vestige de l’époque communiste. Il existait encore certaines normes qui donnaient le droit aux salariés de se reposer


Le fait que les choses allaient mieux avant est probablement un vestige de l’époque communiste. Il existait encore certaines normes qui donnaient le droit aux salariés de se reposer. Ces normes ont ensuite été adaptées aux conditions de travail en vigueur dans les systèmes capitalistes. Au début de cette transformation, dans les années 1990, il y avait encore des cantines dans les entreprises où on pouvait discuter avec tout le monde, mais ce n’était qu’une période de transition entre le communisme et le capitalisme. 15-20 ans après, les cantines se faisaient bien plus rares. Aujourd’hui, c’est de pire en pire, car le but est de faire plus pour moins.

Ce qui m’a le plus marqué dans votre précédent livre, c’était le cas d’une agente de sécurité, qui ne disposait pas de toilettes et qui s’est urinée dessus. Le thème de la physiologie apparaît également dans votre nouveau livre. Exercer un contrôle sur le corps des salariés, est ici, je crois, une des pires formes d’humiliation ? 

Un des centres d’appel que j’ai décris a mis en place un minuteur qui chronomètre le temps de pause des salariés. À chaque sortie, il faut utiliser un identificateur qui compte le temps d’absence. Il faut également demander une autorisation pour une pause de plus de trois minutes. Cela concerne notamment les salariés travaillant dans des espaces de discussion en ligne. Le temps passé aux toilettes est compté dans leur temps de pause. Si le temps de pause prévu est dépassé, les salariés risquent de passer un entretien disciplinaire.

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