Carte postale représentant une plantation de canne à sucre en Haïti au XIXe siècle. ©SCRBC

C'est la faute à Paris

Bien avant la catastrophe du tremblement de terre du 12 janvier, Haïti était déjà en plein désastre économique, alimenté par une vieille dette due à l'ancienne puissance colonisatrice - la France. Le "J'accuse" de Ben Macintyre dans le Times.

Publié le 21 janvier 2010 à 15:46
Carte postale représentant une plantation de canne à sucre en Haïti au XIXe siècle. ©SCRBC

[Alors qu'Haïti est confrontée à l’une des plus graves catastrophes de son histoire, certains se demandent :] à qui la faute ? Pour les géologues, c’est la faille qui sépare les plaques tectoniques des Caraïbes et d’Amérique du Nord qui est responsable. Pour d’autres, ce séisme est un signe de la colère de Dieu. Certains esprits plus éclairés pointent du doigt une succession de tyrans qui ont pillé les richesses de l’île pendant des années. Mais pour bon nombre d’Haïtiens, la faute remonte à plus de 200 ans, au colonisateur français. Au 18ème siècle, Haïti était le joyau de la couronne impériale française, la "Perle des Antilles" et le premier exportateur mondial de sucre. Ses esclaves étaient particulièrement maltraités dans les plantations, même pour les critères de l’époque. Ils mourraient à un tel rythme que la France a parfois dû importer quelque 50 000 esclaves par an pour maintenir sa main d’œuvre et ses profits. Inspirés par les principes de la révolution française, les esclaves se révoltèrent en 1791 avec à leur tête l’autodidacte Toussaint Louverture. Après une terrible guerre de libération, les forces napoléoniennes finirent par être vaincues et Haïti déclara son indépendance en 1804.

Mais la France ne devait pas pardonner si facilement cette impertinence qui lui coûtait 800 plantations de canne à sucre et 3000 de café. Un blocus sévère fut imposé sur l’île. En 1825, pour prix de sa reconnaissance de l’indépendance haïtienne, la France exigea des indemnités faramineuses : 150 millions de francs or, soit cinq fois ses revenus annuels liés à l’exportation. L’ordonnance royale fut transmise accompagnée de 12 navires de guerre armés de 150 canons. Les termes de l’accord n’étaient pas négociables. N’ayant guère le choix, la jeune république accepta. Haïti devait acheter sa liberté et elle l’a payée au prix fort, pendant 122 ans. Même lorsque le montant de ses indemnités fut ramené à 90 millions de francs, l’île continua d’étouffer sous le poids de sa dette. Haïti dût emprunter à des taux d’usure auprès des banques américaines, allemandes et françaises. A titre de comparaison, la France a cédé la Louisiane – territoire 74 fois plus grand qu'Haïti – aux Etats-Unis pour la somme de 60 millions de francs.

L’Etat haïtien est donc pratiquement né en faillite. En 1900, le remboursement de la dette représentait toujours près de 80% du budget national. Afin de garder la main d’œuvre des plantations et de produire le maximum de récoltes pour éponger sa dette, le gouvernement haïtien adopta le Code rural instituant une division - qui persiste encore aujourd’hui - entre les villes et les campagnes, autrement dit entre l’élite de mulâtres et la majorité noire. La dette d’Haïti courut jusqu’en 1947. L’économie haïtienne était alors irrémédiablement déséquilibrée, ses forêts dévastées et ses habitants plongés dans la misère, en proie à l’instabilité politique et économique et soumis aux caprices de la nature autant que des autocrates. En 2003, le gouvernement haïtien a demandé réparation auprès de la France, réclamant près de 22 milliards de dollars (intérêts compris) en souvenir de la diplomatie des navires de guerre qui a fait de cette riche colonie le pays le plus pauvre de cette partie du monde.

La France ne paie pas ses erreurs passées

Le meilleur du journalisme européen dans votre boîte mail chaque jeudi

Après le séisme du 12 janvier, dont les conséquences ont été si brutalement aggravées par la fragilité économique de l’île, la France a reçu des appels répétés l’invitant à honorer sa dette morale envers Haïti. Cela ne risque toutefois pas d’arriver. Du point de vue de l’Elysée, l’affaire de la dette haïtienne est close depuis 1885. En 2004, le président Jacques Chirac a créé une commission de réflexion dirigée par le philosophe Régis Debray afin d’examiner les relations entre la France et son ancienne colonie. Sa conclusion fut sans appel : les demandes de réparation de la part du gouvernement haïtien étaient jugées "non pertinentes tant du point historique que juridique". A l’heure où Haïti est menacée par le chaos social, la paralysie du pouvoir et les violences à grande échelle, le ministre français des Finances a appelé à une annulation rapide de la dette de l’île. Belle ironie de l’histoire, car si la France n’avait pas étouffé ce pays sous une montagne de dette dès sa naissance, Haïti aurait été bien mieux préparée à affronter cette catastrophe naturelle.

Bernard Kouchner a demandé la tenue d’une grande conférence pour "la reconstruction et le développement en Haïti". "Nous devons sortir Haïti de la malédiction dont elle semble accablée", a également déclaré Nicolas Sarkozy. Haïti n’a toutefois pas besoin de mots, de conférences ou de commissions de réflexion. Elle a besoin d’argent, et vite. Jusqu’à présent, l’aide officielle française représente moins de la moitié de celle provenant du Royaume-Uni. La colonisation empoisonne les relations de bien des pays dans le monde mais il existe peu de cas comme Haïti où les horreurs du présent se retrouvent aussi directement liées aux erreurs du passé. La France pourrait aider à guérir les blessures des Haïtiens ne serait-ce qu’en reconnaissant sa responsabilité historique dans la tragédie dont ils sont victimes aujourd’hui. Mais la France ne paie pas ses erreurs passées. La prochaine fois que vous recevez une addition particulièrement salée dans un restaurant français, imaginez-vous donc déclarer le paiement de cette facture non pertinent, constituer une commission de réflexion et allez vous en tranquillement.

VU DE BRUXELLES

Un cafouillage humanitaire et institutionnel

Plus d'une semaine après le séisme qui a ravagé Haïti, l'Union européenne n'a toujours pas d'approche commune en ce qui concerne l'assistance humanitaire, regrette la presse européenne. "Après tous les beaux discours sur le rôle de l'Union en tant qu'acteur de la scène mondiale, il est embarrassant de constater la faiblesse et l'opacité avec laquelle l'UE a géré la situation", regrette ainsi le Dagens Nyheter. Selon le quotidien suédois, "les pays membres mettent en place leur propres opérations humanitaires, même s'ils agissent en tant que membres de l'UE". De leur côté, les responsables européens font des déclarations contradictoires : "le président du Conseil de l'Union, le fraîchement nommé Herman Van Rompuy, dit qu'il veut mettre en place une force d'intervention pour les catastrophes humanitaires". Mais la Haute représentante pour les Affaires étrangères, Catherine Ashton, elle aussi en poste depuis un mois, "n'y a jamais fait référence", note le journal.

"Jusqu'il y a peu, l'excuse pour justifier l'effacement de l'UE sur la scène internationale était le retard dans l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne", remarque quant à elle La Vanguardia, pour qui à présent, "c'est le manque de rodage de ses nouvelles institutions" qui est en cause : "la crise à Haïti a interrompu la tournée des capitales de Van Rompuy et Catherine Ashton a préféré rester à Bruxelles, sur conseil du président de la Commission, José Manuel Barroso". Face à l'inertie de l'UE, l'Espagne, qui assure la présidence tournante de l'Union, "a envoyé à Haïti la numéro deux du gouvernement, María Teresa Fernández de la Vega, pour afficher le soutien de l'UE aux Haïtiens". "A Bruxelles, on affirme que la présidence espagnole aurait dû avant tout agir de façon coordonnée avec Catherine Ashton", regrette enfin le quotidien slovaque SME. "Alors que le but de ce nouveau poste était de rendre la diplomatie européenne plus efficace et plus transparente, il semble malheureusement qu'il n'a apporté qu'une nouvelle impasse bureaucratique à Bruxelles". En fait, conclut sèchement SME "si vous cherchez de l'aide, et en vitesse, il vaut mieux ne pas s'adresser à Bruxelles".

Tags
Cet article vous a intéressé ? Nous en sommes très heureux ! Il est en accès libre, car nous pensons qu’une information libre et indépendante est essentielle pour la démocratie. Mais ce droit n’est pas garanti pour toujours et l’indépendance a un coût. Nous avons besoin de votre soutien pour continuer à publier une information indépendante et multilingue à destination de tous les Européens. Découvrez nos offres d’abonnement et leurs avantages exclusifs, et devenez membre dès à présent de notre communauté !

Média, entreprise ou organisation: découvrez notre offre de services éditoriaux sur-mesure et de traduction multilingue.

Soutenez le journalisme européen indépendant

La démocratie européenne a besoin de médias indépendants. Rejoignez notre communauté !

sur le même sujet