La communauté Voxeurop Media Freedom Act

Chers Etats membres de l’UE, ne rendez pas inutile la nouvelle loi sur les médias

Après 15 mois de débat, La loi européenne sur la liberté des médias entre dans la dernière ligne droite des négociations. Le Parlement européen a amélioré le texte de la Commission afin de protéger l'indépendance des médias, mais les Etats membres menacent ces progrès, affirment les organisations professionnelles des médias.

Publié le 20 novembre 2023 à 13:26

Après 15 mois de débats intenses et souvent houleux, l'Acte européen pour la liberté des médias (EMFA) entre dans ses dernières semaines de négociations. Une coalition d’organisations de journalistes et de la société civile appellent le Parlement européen à ne pas céder sur des points essentiels alors qu'il négocie le texte final avec le Conseil européen - qui représente les Etats membres de l'UE - et avec la Commission.

Le Parlement ayant apporté des améliorations majeures au texte original de la Commission, les enjeux des négociations finales – que l'on appelle le trilogue – sont considérables.

La Commission a lancé l'EMFA en affirmant haut et fort qu'il fournirait les règles et les outils nécessaires pour faire reculer la mainmise sur les médias, protéger l'indépendance et le pluralisme des médias et mettre fin à l'utilisation abusive de logiciels espions à l'encontre des journalistes dans l'ensemble de l'Union. Son premier texte, bien que ferme sur les principes, manquait souvent d'obligations claires et de modalités de mise en œuvre indispensables pour passer d'une déclaration d'intention à un outil doté du caractère concret nécessaire pour protéger le journalisme contre l'ingérence politique et les abus de droits.


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Le Parlement européen, qui a fait beaucoup pour corriger ces carences, subit aujourd'hui des pressions répétées de la part des Etats membres. Ceux-ci craignent de contrarier les groupes d'éditeurs qui ont mené une campagne acharnée contre toute limitation de leur capacité d'action, d'une part, et d'autre part, d'autres Etats membres où l'emprise politique sur les médias est devenue si répandue qu'ils craignent que l'EMFA n'affaiblisse leur influence sur le journalisme destiné au grand public.

Les questions clés actuellement en jeu sont les suivantes :

  • L'article 4, qui vise à limiter l'utilisation de logiciels espions contre les journalistes, a été considérablement amélioré par le Parlement européen qui a inclus des garanties étendues sur les conditions dans lesquelles l'utilisation de logiciels espions peut être autorisée. Si sa version reste en deçà des normes sur la protection des sources fixées par la jurisprudence de la Cour européenne des droits humains, elle met néanmoins en place des protections clés, notamment, et surtout, l'exigence de l'obtention d'une approbation judiciaire indépendante ex ante. Nous demandons également la suppression de la référence du Conseil à l'article 4 comme étant "sans préjudice de la responsabilité des Etats membres en matière de sécurité nationale" et de la placer dans les considérants où la clarification du sens a sa place.
  • L'article 5, qui vise à protéger l'indépendance des médias de service public (MSP) devrait également reprendre la position du Parlement européen, ce qui protégerait efficacement les MSP de l'ingérence des gouvernements et garantirait un financement adéquat, prévisible et durable. Les négociateurs devraient éviter la formulation vague proposée par le Conseil, qui demande aux Etats membres de "s'efforcer" de garantir l'indépendance des GSP, mais plutôt de veiller à ce qu'une obligation positive leur soit imposée, comme l'a indiqué le Parlement.
  • L'article six impose aux médias des obligations de transparence en matière de propriété, ce qui est essentiel pour que le public sache qui détient les participations majoritaires dans les médias et comment ces participations – ainsi que les conflits d'intérêts potentiels – peuvent façonner la ligne éditoriale pour favoriser leurs intérêts commerciaux ou politiques. Cette initiative est extrêmement bienvenue. La différence essentielle entre les versions du Conseil et du Parlement est que le Conseil établit le principe de transparence et demande uniquement aux médias d'information et aux médias publics de rendre des informations limitées accessibles à leur audience, tandis que le Parlement prévoit un mécanisme de contrôle pour garantir la transparence, vérifier les déclarations et ensuite rendre les informations accessibles au public sur les bases de données nationales et européennes. Seul un accès illimité à un large éventail de données, y compris celles des petites et moyennes entreprises (PME), peut permettre de mettre en lumière les éventuelles ingérences politiques et les conflits d'intérêts. Sans ces éléments de mise en œuvre, on demande aux médias d'être transparents en toute bonne foi, sans aucune conséquence pour ceux qui retiennent des informations.
  • Les Recommandations qui accompagnent l'EMFA encouragent les médias à fixer les normes éditoriales les plus exigeantes en établissant des règles qui "protègent l'intégrité et l'indépendance des médias contre les intérêts politiques et commerciaux abusifs". Les meilleures pratiques peuvent inclure des chartes éditoriales, des codes journalistiques et l'autorégulation. L'article 6, paragraphe 2, de l'EMFA tente de renforcer ce principe en obligeant les médias à garantir l'indépendance éditoriale, que le Parlement définit à juste titre comme la responsabilité des rédacteurs en chef et des éditeurs. Le Conseil, cependant, insiste pour supprimer toute référence aux rédacteurs en chef, ouvrant ainsi la porte aux directeurs de publication pour qu'ils dictent les décisions éditoriales à la salle de rédaction. À notre avis, cela porterait gravement atteinte à l'indépendance éditoriale sur le plan des principes et dans la pratique, et nous demandons instamment que la position du Parlement soit maintenue.
  • L'article 21 prévoit un examen relatif au pluralisme des médias pour les fusions afin de protéger celui-ci d'une concentration excessive de la propriété qui réduirait la pluralité et l'indépendance des médias et augmenterait la probabilité d'une mainmise sur les médias. Seule une poignée de pays de l'UE prend en compte le pluralisme des médias lors de l'évaluation des fusions de sociétés de presse et un contrôle du pluralisme des médias à l'échelle de l'UE permettrait à la fois de créer un marché intérieur plus cohérent pour les médias et de protéger le pluralisme de la presse dans l'ensemble de l'Union européenne. Pour que l'article 21 fonctionne efficacement, il faut que le processus prévu avec ses trois critères soit appliqué aux fusions transfrontalières et internes. De plus, toute évaluation doit inclure une appréciation de la pluralité et de l'indépendance des médias plutôt qu'une évaluation "générique" simplifiée. Enfin, le Conseil européen des services de médias (EBMS) doit être doté d'une indépendance suffisante pour superviser l'EMFA, y compris le pouvoir d'entreprendre ses propres évaluations sans avoir à en faire la demande à la Commission européenne, ainsi que des ressources nécessaires à l'accomplissement de ses tâches. L'article 24 vise à mettre fin à l'abus de la publicité étatique par les gouvernements qui l'utilisent pour rétribuer une couverture médiatique positive et pénaliser les médias critiques. Le 12 novembre, le premier ministre slovaque nouvellement réélu, Robert Fico, a menacé, dans une tirade vidéo de dix minutes contre les journalistes critiques qu'il a qualifiés de "médias ennemis", d'ordonner à ses collaborateurs au sein du gouvernement de retirer les fonds destinés à la publicité institutionnelle. Il y a trois ans, le chancelier autrichien Sebastian Kurz a démissionné après des allégations d'utilisation abusive des fonds de l'Etat pour rétribuer des reportages positifs. L'EMFA exige des gouvernements qu'ils distribuent les fonds de manière à la fois objective, proportionnée et transparente. Le Parlement européen améliore ce point dans plusieurs domaines, le plus important étant la suppression d'une exemption pour les collectivités locales dont la population est inférieure à un million d'habitants. Bien que le Conseil ait proposé de réduire ce seuil à 100 000 habitants, nous pensons que toute exemption constitue une faille dangereuse par laquelle les administrations - nationales et locales - peuvent réorienter les fonds publics pour récompenser leurs alliés dans les médias.

Alors que les négociations du trilogue entrent dans leurs derniers jours, nous exhortons à nouveau toutes les parties à adopter des mesures qui rendent justice aux ambitions de cette loi, à savoir la protection de la liberté et du pluralisme des médias.  Notre objectif commun est d'aboutir à une législation innovante qui garantisse la protection intégrale des journalistes et le droit du public à l'information. Nous savons tous que l'enjeu est de taille et que la liberté de la presse est un pilier crucial sur lequel l'Europe ne peut se permettre de faire des compromis.

Liste des signataires:

Oliver Money-Kyrle, International Press Institute (IPI)

Renate Schroeder, European Federation of Journalists (EFJ)

Eva Simon, Civil Liberties Union for Europe

Krzystof Bobinski, Polish Society of Journalists, Warsaw

Dirk Voorhoof, Human Rights Centre UGent/Legal Human Academy

Association of European Journalists (AEJ)

Lucie Rohrbacherová, European Partnership for Democracy


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