Idées L'économie et le Covid-19

Le crash du coronavirus, la deuxième crise de l’euro ?

Face à la chute de l’activité économique consécutive aux mesures de confinement adoptées pour endiguer l’épidémie de Covid-19, la solidarité entre Etats membres de l’UE a tardé à se manifester. Celle-ci s’est finalement mise en place, après plusieurs hésitations qui ont failli mettre à mal la cohésion de l’Union, voire sa raison d’être.

Publié le 11 juin 2020 à 09:00

Ursula von der Leyen a prononcé des mots forts fin mars dans la salle plénière du parlement européen, quasi déserte à cause des risques de contamination : "l’Histoire nous observe. Faisons ensemble notre devoir, avec un grand cœur, et non 27 petits". La présidente de la commission réagissait alors à un manquement honteux. Lors des premiers jours suivants l’apparition de la pandémie en Europe — le choc le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale — aucune marque de solidarité entre les États membres de l’Union européenne n’était perceptible. Les chefs de gouvernement ont essentiellement géré la crise comme si elle était purement nationale, comme si les virus dans nos sociétés interconnectées allaient s’arrêter aux frontières fermées dans l’urgence.

Quand, à la fin du mois de mars, l’ambassadeur d’Italie auprès de l’UE a demandé des masques de protection pour son pays gravement impacté, il n’a essuyé que des refus : l’Allemagne notamment en avait entre-temps interdit l’exportation. Les autres Européens avaient après tout d’autres préoccupations. Néanmoins, la Chine, qui souhaite intégrer l’Italie à son projet de routes de la soie, en avait déjà livrés à grand renfort de médias. Lors de ces journées, l’Europe n’a pas seulement échoué sur le plan humain et politique, mais aussi d’un point de vue géostratégique.

Depuis, les appels à la solidarité se sont multipliés depuis les quatre coins de l’Europe. Mais, bien que les gouvernements européens s’accordent à dire que cette crise est un "test" pour l’UE (Angela Merkel), la forme que devrait prendre une réponse européenne reste controversée. Dans la zone euro en particulier, même après plusieurs vidéoconférences, les divergences sont encore très fortes avec en point d’orgue le différend sur le partage des risques financiers avec les pays de la zone euro pour lesquels les "corona bonds" sont vitaux. Jusqu’à présent, les citoyens du continent ou les marchés financiers fébriles n’ont perçu aucune marque d’unité. Ceci représente un danger imminent et pourrait détourner de nombreux Européens de l’UE. 

La crise du coronavirus menace de se transformer en une deuxième crise de l’euro, qui serait plus difficile à surmonter que la première. Si tant est qu’elle le fût. Il y a dix ans, la première crise de l’euro était surtout due à des échecs politiques. En 2010, l’absence d’action rapide et solidaire pour répondre aux problèmes financiers de la Grèce a créé des tensions sur les marchés financiers. Celles-ci se sont propagées à d’autres pays d’Europe du Sud, constituant ainsi une menace pour l’ensemble de la zone euro et de l’Union européenne. À l’époque, déjà, l’Italie et l’Espagne étaient en ligne de mire. Leurs économies minées par la récession ne pouvaient pas être protégées de la faillite par des prêts européens du fait de leur taille. Elles occupaient respectivement le 3e et 4e rang de la zone euro. La situation ne s’est apaisée — sinon d’un point de vue politique, du moins d’un point de vue économique — que lorsque Mario Draghi, alors gouverneur de la Banque centrale européenne (BCE), a annoncé, à l’automne 2012, son intention d’acheter, même de façon illimitée, des obligations des pays membres de l’euro en crise. 

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Et ce, car les conditions de prêt — une politique d’austérité radicale aux conséquences sociales dramatiques — imposées dans une large mesure par l’Allemagne avaient creusé un fossé entre les pays de la zone euro, conduisant à la rébellion vaine de la Grèce en 2015.[2]  La division politique néfaste de ces années se fait encore ressentir et détermine les différentes réactions à la crise du coronavirus. Le fait que, depuis 2015, la zone euro n’ait créé aucune institution pour mener une politique économique et financière commune fait des ravages. À la place du différend actuel entre les pays, un ministre européen des finances par exemple — idée proposée par la France et bloquée par l’Allemagne — aurait pu présenter une solution paneuropéenne et ouvrir ainsi un débat sur la politique économique. Ceci souligne avec force un conflit fondamental non résolu. Pour les gouvernements allemands et néerlandais, les crises économiques ne seraient pas dues à des déficits structurels en Europe, mais à un échec politique et moral des pays concernés. La légèreté des pays du sud de l’Europe serait à l’origine du surendettement de la Grèce ou de l’Italie. De ce fait, même en cas d’urgence aigüe, ils refusent de se porter garants de leurs voisins. Leur argument traditionnel est que ceux qui s’associent au risque financier doivent aussi disposer de pouvoirs de contrôle. Récemment, le ministre des finances néerlandais, Wopke Hoekstra, a formulé de façon brutale cet argument. Le chrétien-démocrate a demandé une enquête pour faire la lumière sur le manque de préparation face à la pandémie de certains pays d’Europe du Sud. Il n’est donc pas surprenant que de nombreux pays du sud de l’Europe considèrent inhumain et mesquin le débat actuel sur les limites de la solidarité européenne face aux décès massifs dans leurs pays respectifs. Le coup de colère du Premier ministre espagnol lors d’une vidéoconférence entre les chefs de gouvernement de l’UE à laquelle assistait Angela Merkel est révélateur : “Ne comprenez-vous pas l’urgence à laquelle nous devons faire face ici ?”  Sánchez et d’autres exigent un signal fort prouvant que les pays de la zone euro ne se contentent pas d’être dans le même bateau, mais sont aussi solidaires de leurs voisins. 

Répartition des charges

Ce signal serait la mise en place de "corona bonds" — auxquels s’opposent Berlin et La Hague — conjointement aux lignes de crédits décidées en faveur des entreprises et au financement du chômage partiel. Neuf pays européens parmi lesquels les pays d’Europe du Sud et de l’Ouest comme la Belgique, le Luxembourg et surtout la France les réclament avec véhémence. Ces "coronas bonds" permettraient aux pays de la zone euro d’émettre des obligations communes garanties par la solvabilité de l’Allemagne et de profiter ainsi de taux d’intérêt avantageux. À ce jour, les pays de la zone euro lourdement endettés comme l’Italie doivent supporter des écarts de taux d’intérêt plus élevés que ceux de l’Allemagne lorsqu’ils empruntent sur les marchés.

Ces "spreads", comme on les appelle, sont repartis à la hausse du fait de la nervosité croissante des investisseurs qui anticipent les charges d’intérêts démesurées que va devoir supporter l’Italie. Des coûts exorbitants de reconstruction attendent Rome. Pour le Financial Times : “tant que les pays de la zone euro ne partageront pas les risques, les investisseurs se focaliseront inévitablement sur le risque financier porté par chacun d’entre eux dans sa lutte contre la pandémie.” Dans le pire des cas, les écarts de taux s’amplifieront tant que des pays comme l’Italie ne seront pas capables d’emprunter suffisamment pour faire face à la crise. Ils seront alors la proie d’une crise interminable. 

C’est la raison pour laquelle l’idée proposée par Berlin et La Hague de mettre en place des crédits financés par le mécanisme européen de stabilité (MES) ne fonctionne pas. Le mécanisme européen de stabilité (MES) a vu le jour lors de la crise de l’euro et est considéré pour cette raison comme un instrument d’urgence par les marchés financiers. Selon Doris Neuberger, économiste spécialiste des marchés financiers : “tout pays qui dorénavant y fait appel passe inéluctablement pour un candidat à la faillite”.  C’est d’autant plus vrai que les moyens du MES ne suffisent pas à endiguer les coûts élevés de la reconstruction. De plus, la BCE octroie déjà des crédits aux pays concernés. Ce dont ces pays ont besoin maintenant, c’est de "transferts financiers", comme le souligne avec justesse l’économiste proche du patronat Michael Hüther. 

Partage des charges

Ils permettraient aux gouvernements de réaliser les milliards d’investissements dont les économies ravagées par la pandémie ont besoin sans pour autant augmenter leur dette et affaiblir durablement leurs économies. L’émission d’obligations européennes serait la solution la plus efficace. Elles permettraient aux pays de la zone euro de contracter ensemble des crédits à taux bas qu’ils se répartiraient pour couvrir les besoins élevés de pays comme l’Italie et l’Espagne. Une telle répartition des charges est cruciale pour que cette solution soit efficace. Il en irait de même si les fonds étaient levés dans le cadre d’un budget européen élargi (le fonds de relance pourrait également être financé par des emprunts communautaires). Et surtout, tout le monde tirerait profit du partage des charges et la zone euro serait stabilisée. 

Ceci vaut tant pour des raisons économiques que pour des raisons politiques. C’est notamment le cas en Italie. Le pays, membre fondateur de l’UE, s’est trouvé à l’épicentre (hors Asie) de la pandémie et a été jour après jour confronté à l’horreur du tri des malades dans les hôpitaux, de médecins et personnels soignants atteints par le virus, et d’enterrements réalisés en l’absence de proches. Le pays est aussi particulièrement vulnérable économiquement et politiquement. Depuis 2008, date à laquelle la crise économique mondiale a débuté, l’Italie en est à sa troisième récession et enregistre un taux d’endettement de 135 %. 

À cela vient s’ajouter le fait que le pays, sous la pression de Bruxelles, a dû réduire ses dépenses, notamment dans le domaine de la santé. Entre 2009 et 2017, plus de 46 000 emplois y ont été supprimés, réduisant le nombre d’infirmiers à 5,8 pour mille habitants. En Allemagne, ce chiffre est de 12,9. Les hôpitaux sont plus mal équipés que ceux des voisins du Nord. Au début de la pandémie, l’Allemagne disposait de 33,9 lits en unités de soins intensifs pour 100 000 habitants contre 8,6 en Italie. Là-bas, ces réductions sont souvent perçues comme un diktat allemand. Elles sont désormais à l’origine de la colère de beaucoup de gens : “d’abord, l’Allemagne nous impose l’austérité, ensuite elle ne veut pas nous envoyer de masques et pour couronner le tout, elle nous refuse les corona bonds”.

La Ligue, le parti d’extrême droite de Matteo Salvini, fait tout pour attiser cette colère et l’exploiter. Alors qu’au début de la pandémie Salvini était en retrait, ses critiques envers le Premier ministre Giuseppe Conte étant malvenues, il instrumentalise dorénavant la ligne dure de Berlin et de La Hague pour créer la polémique et semer la division. Les prêts de l’ESM seraient selon lui un "bradage de notre avenir" ; une autre raison pour laquelle ils sont considérés comme "toxiques" dans le pays. Ceci est d’autant plus facile pour lui que le traitement humiliant infligé à la Grèce, qui pendant la crise de l’euro a dû demander des prêts au titre de l’ESM à des créanciers européens — et des pays tiers — est encore tellement présent à l’esprit des Italiens qu’il permet à Salvini d’attiser avec succès la peur d’une mainmise de l’étranger sur l’économie. M. Conte a aussi, pour des raisons politiques, fait pression en faveur des "corona bonds". L’avenir de son pays au sein de l’Union européenne est en effet loin d’être garanti. Depuis la crise de l’euro, le scepticisme à l’égard de la monnaie unique progresse en Italie. Berlin et La Hague ont largement contribué à l’amplifier. Entre-temps, 49 % des Italiens sont pour une sortie de leur pays de l’Union européenne, alors qu’ils n’étaient que 29 % en mars dernier. Contrairement à l’effet stabilisateur final du Brexit, une sortie de l’Italie serait difficilement gérable pour l’euro et l’Union européenne. Salvini, dont la Ligue reste en tête des sondages, a évoqué à plusieurs reprises l’idée d’un référendum de sortie. S’il gagne les prochaines élections, cet avertissement pourrait devenir réalité.

Un danger mortel

L’avertissement de Jacques Delors, aujourd’hui âgé de 94 ans, pour lequel : “le manque de solidarité européenne” constituerait “un danger mortel pour l’Union” n’est pas à prendre à la légère. Même si ce sondage n’est qu’un instantané, il est probable que cette dynamique négative se prolonge, surtout si la récession, le chômage de masse et la crainte du déclassement persistent. L’intransigeance de Mme Merkel et de son homologue néerlandais Mark Rutte est d’autant plus néfaste. Mme Merkel craint, non sans raison, le rejet des "corona bonds" par les milieux conservateurs et leur rapprochement avec l’AfD, le parti d’extrême droite. Cependant, même si en Allemagne la fixation sur la responsabilité et l’austérité est de mise, le débat est plus ouvert aujourd’hui qu’il y a dix ans. Des hommes politiques éminents de la CDU, tels Norbert Lammert et Elmar Brok, réclament la mise en place de "corona bonds". De fait, la chancelière ne serait plus isolée dans son propre camp. 

La pression exercée sur Mme Merkel afin qu’elle trouve une solution politique en Europe ne cesse de croître depuis l’arrêt ahurissant rendu par la Cour constitutionnelle fédérale le 5 mai. Jusqu’à présent, Berlin pouvait compter sur la BCE pour garantir la liquidité des États membres, ce qui, du point de vue allemand, rendait les débats sur une politique financière européenne moins pressants. Mais dès lors que la BCE est sommée d’agir avec plus de discernement, les gouvernements sont contraints à l’action. En Allemagne, les journalistes conservateurs craignent que désormais des transferts permanents au sein la zone euro soit la règle.

La même crainte anime le gouvernement de Mark Rutte. Ce dernier tente d’occuper la place eurosceptique et économiquement radicale de l’Angleterre et s’oppose également aux "corona bonds" dans le but d’empêcher la mise en place d’une politique financière européenne. C’est pourtant bien ce qui aurait dû être fait. Depuis longtemps déjà, l’UE n’est plus une simple alliance de pays indépendants au sein de laquelle chacun est responsable de sa propre situation économique. Elle a mis en place des institutions communes, comme la monnaie unique par exemple qui nécessite une politique et une responsabilité communes. Pour le Secrétaire général de l’OCDE, Ángel Gurría, les "corona bonds" sont la prochaine étape à accomplir dans le processus d’intégration européenne.

Il est évident que les obligations européennes — ou tout partage des risques en général — auront un coût pour l’Allemagne. Ce dernier cependant est insignifiant en comparaison de celui plus important encore qu’une deuxième crise de l’euro provoquerait. Récemment, l’ex président de la Banque centrale néerlandaise, Nout Wellink, a mis en garde : “Le Nord perdra sa richesse si le Sud s’effondre”. Il a rappelé combien des nations commerciales comme l’Allemagne et les Pays-Bas étaient tributaires d’une Europe stable.

La responsabilité commune est donc à l’ordre du jour. Car une chose est sûre en ces temps difficiles : ni un compromis technocratique ni un appel enflammé ne sauveront l’Europe, mais uniquement une réelle solidarité.

Article original sur Blätter.

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