Entretien justice sociale

Lucas Chancel : “Ceux qui sont le plus touchés par la crise climatique sont ceux qui polluent le moins”

L’urgence climatique et la justice sociale sont deux facettes d’une même pièce. Mais comment ces deux problématiques sont-elles liées ? Qui paye le coût économique, social et humain du changement climatique ? Entretien avec Lucas Chancel, économiste ayant beaucoup travaillé sur les inégalités climatiques, notamment avec Thomas Piketty.

Publié le 9 novembre 2023 à 09:46
Lucas Chancel by A. Lecompte

Lucas Chancel est économiste, spécialiste des inégalités dans le monde et des enjeux sociaux liés à la transition écologique. Chancel est professeur à Sciences Po, au sein du Centre de Recherche sur les Inégalités Sociales et du Département d'Economie. Il est également co-directeur du Laboratoire sur les inégalités mondiales à l’Ecole d’économie de Paris (PSE) et conseiller à l’Observatoire européen de la fiscalité.

Benjamin Joyeux : Nous entendons de plus en plus souvent parler “d’inégalité climatique”, comment la définissez-vous et quels en sont les exemples dans la pratique ?

Lucas Chancel : Je m’intéresse aux inégalités dans le monde en lien avec les questions environnementales : qui pollue ? Qui est touché par la pollution ? Qui peut financer des efforts de décarbonation et comment la transition écologique peut-elle venir se heurter à la question des inégalités ?

Il y a au moins trois types d’inégalités climatiques. D’abord, l’inégalité des dommages, l’exposition inégalitaire aux dégâts du changement climatique : chaque individu n’est pas touché par le changement climatique de la même manière, et chaque pays non plus. Et à l’intérieur de chaque pays, on remarque un lien important entre le niveau de vie, de revenu et de patrimoine et la vulnérabilité aux chocs climatiques.

Ensuite l’inégalité des contributions : on voit là une différence très nette entre pays riches et pays pauvres, ainsi qu’à l’intérieur de chaque pays. Il y a des gros pollueurs dans les pays riches et des pollueurs nettement moins importants. Inversement, dans les pays pauvres, on trouve aussi de très gros pollueurs qui aiment souvent se cacher derrière la multitude. Enfin, la troisième inégalité est celle des capacités d’action : nous n’avons pas tous les mêmes capacités pour agir sur la transition : pour changer de voiture, rénover son logement, protéger sa maison de la sécheresse ou des inondations, etc. Pour donner des ordres de grandeur, au niveau mondial, sur ces trois formes d’inégalités – ce que nous démontrons dans notre dernier Rapport sur les inégalités climatiques, avec mes collègues Philippe Both et Tancrède Voituriez – la moitié du monde la moins émettrice, peu ou prou les plus modestes, est responsable de seulement 12 % des émissions totales.

Pour autant, elle va faire face à 75 % des dégâts du changement climatique quand on mesure ces derniers avec l’indicateur de perte de revenu relative. Là où il y a une asymétrie flagrante, c’est également au regard des capacités d’agir. Celles-ci se mesurent par la capacité de financement basée sur le patrimoine des individus. Là, on sait que le monde est très inégalitaire, à des niveaux extrêmement frappants : les 50 % les plus pauvres du monde possèdent moins de 3 % de tout ce qu’il y a à posséder.  Ceux qui sont le plus touchés sont ceux qui polluent le moins et possèdent le moins de capacité d’agir sur le problème.

De quelle manière le changement climatique va-t-il aggraver les inégalités déjà existantes ?

Le changement climatique a déjà aggravé les inégalités. On est déjà à 1,3° C de plus par rapport au niveau pré-industriel, et les pays tropicaux et subtropicaux ont été davantage touchés que les autres. Au sein même des sociétés, le changement climatique provoque des chocs : des vagues de chaleur, des inondations, des entreprises qui doivent fermer et se relocaliser, etc. Ces chocs sont davantage néfastes pour les plus modestes, qui n’ont pas de coussin de sécurité pour rebondir. Dans tout un tas de pays pauvres, les 40 % les plus pauvres sont touchés de l’ordre de 70 % plus fort que la moyenne de la population face au choc climatique. On l’observe également dans les pays riches : les catastrophes environnementales ne vont pas frapper de la même manière les différentes catégories de la population.

Il existe également une exposition inégalitaire aux risques : certains quartiers sont plus proches des zones inondables et d’autres sont plutôt situés sur des collines. Et la plupart du temps, les quartiers les moins inondables sont souvent les plus anciens et les plus huppés. Ce n’est pas systématique, mais il y a une tendance à ce que ces chocs touchent davantage les plus modestes. Mais on remarque également une vulnérabilité inégalitaire face aux risques : les plus modestes sont non seulement plus exposés, mais tendent par exemple à avoir un logement construit dans un matériel moins solide.


Un nouveau contrat social dans le cadre de la transition doit demander aux ‘gros’ de faire de gros efforts


Cela passe aussi par le fait que vous n’avez pas de patrimoine. L’une des grandes inégalités fondamentales de nos sociétés contemporaines, que ce soit en France, en Ouganda ou aux Etats-Unis, c’est qu’environ la moitié de la population ne possède pas de patrimoine, donc aucun coussin de sécurité financier pour rebondir suite à un choc. Le changement climatique, c’est la multiplication de ces chocs (sécheresses, inondations, feux de forêts …) qui viennent heurter des sociétés déjà inégalitaires et exacerber ces inégalités.

Mais tout n’est pas écrit d’avance et on dispose des moyens de casser ces différents vecteurs de propagation des inégalités. Il y a quelque chose de fantastique, c’est la protection sociale. Avec un système de protection sociale fort, et des assurances gérées par la puissance publique pour que tout le monde soit couvert, vous pouvez casser ces canaux de propagation des inégalités. Malheureusement, on observe surtout un défaut de protection sociale dans de nombreux pays pauvres. C’est vraiment un des enjeux de notre époque : comment est-ce qu’on augmente le niveau de protection sociale dans les pays riches, comment est-ce qu’on la crée dans les pays moins riches en prenant en compte ces nouveaux risques environnementaux qui n’étaient pas à l’agenda des créateurs de la Sécurité sociale à la sortie de la Seconde Guerre mondiale ?

Sauf que les limites de la croissance, le vieillissement des populations et l’évolution de l’économie mondiale sont autant de facteurs qui menacent la viabilité économique des systèmes suivant la politique de l’Etat-providence… 

Rappelons d’abord une chose essentielle : du point de vue de la richesse économique, nos pays n’ont jamais été aussi riches qu’aujourd’hui. Simplement, il existe un vrai problème de répartition. Pour commencer, entre la richesse accaparée par le secteur privé et celle possédée collectivement soit par l’Etat, soit par les collectivités locales, soit par des organismes non lucratifs. Il y a un vrai sujet non pas sur le niveau total de la richesse, mais sur qui la possède. Déjà, relativisons le fait qu’on ne pourrait plus rien financer : on dispose de marges de manœuvre phénoménales. On peut aller chercher des ressources et de nouvelles recettes notamment dans le patrimoine ou dans le capital très largement sous-taxé au regard de son poids économique et de sa progression au cours des dernières décennies.


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Il est vrai que des problématiques fondamentales concernant la limite de la croissance et le vieillissement des populations se posent. Les systèmes de protection sociale créés à la fin de la Seconde guerre mondiale ont précisément été créés dans un monde où la croissance était très forte. Comment est-ce qu’on fait pour adapter des mécanismes de solidarité créés dans un monde de croissance forte à un monde de croissance faible, voire un monde de décroissance ? 

L’enjeu est de travailler sur plusieurs axes : premièrement, avoir des mécanismes de financement moins dépendants de la croissance du produit intérieur brut (PIB). Typiquement, si on redistribue davantage les patrimoines et qu’on taxe davantage les stocks de richesse (le patrimoine) que les flux (le PIB), on déconnecte les canaux de financement de la protection sociale de la croissance du PIB en allant chercher davantage de financements dans les plus grandes fortunes et leur transmission par l’héritage.

Deuxièmement, il faut s’intéresser à tous les coûts induits et mal pris en compte des dégradations environnementales, qui pourraient être réduits si on améliorait notre environnement. Aujourd’hui une grande partie des maladies chroniques sont liées à des facteurs environnementaux. Par conséquent, les améliorations de notre environnement doivent faire partie de notre manière de penser un cadre systémique pour la protection sociale. La prévention et l’amélioration de notre environnement devraient faire partie de façon bien plus intégrantes de nos politiques de santé. 

Troisièmement, le coût réel des dégâts environnementaux est très largement sous-estimé. En le prenant davantage en compte, on réduirait d’autant le coût de l’action environnementale. Ce qui coûte très cher, c’est l’inaction des politiques publiques. Un seul exemple, les subventions versées aux énergies fossiles, plusieurs centaines de milliards d’euros par an. Le coût pour les systèmes de santé est énorme en maladies respiratoires, en maladies cardio-vasculaires … Non seulement on dépense des centaines de milliards pour les énergies fossiles mais viennent s’y ajouter des centaines de milliards pour la santé. Si on arrête de subventionner ces énergies fossiles, on dégage des marges de manœuvre de l’ordre de plusieurs centaines de milliards par an.

Est-ce que les inégalités climatiques peuvent expliquer certains des conflits environnementaux qui apparaissent en Europe (par exemple ceux liés à l’utilisation de l’eau et des terres dans le cadre de l’agriculture et de la transition durable, comme on l’observe aux Pays-Bas, en France avec les méga-bassines, et dans le sud de l’Espagne) ?

Ces conflits sont des cas particuliers de luttes environnementales et d’inégalités d’accès à la prise de décision. Cela semble surtout refléter les intérêts d’acteurs puissants ayant la capacité d’accéder à cette dernière. Nous voyons là des inégalités environnementales telles que parfaitement décrites par le chercheur Joan Martinez Alier, qui a cartographié ces luttes environnementales et démontré qu’il existe une sorte d’Internationale de ces luttes : on retrouve des tensions de ce genre en France et en Europe, mais également contre des barrages en Amazonie, contre des mines en Afrique, etc. On est toujours face à cette dialectique de pouvoirs publics qui justifient certaines décisions par une métrique économique face à des militants et des militantesz mettant en avant d’autres formes de légitimité, comme la protection de la biodiversité ou le respect d’un processus démocratique plus large. On constate tout l’enjeu que revêtent ces procédures dans le cadre de la transition écologique, qui demande non pas moins de démocratie au nom de l’urgence, mais plus de démocratie, car on perd énormément de temps par des décisions prises en petit comité et qui souvent ne font que reproduire la défense des intérêts établis.

L’un des principaux outils du Green Deal européen est le système de tarification du carbone, qui sera étendu au logement et au transport dans les années à venir. Faut-il tenter de régler le problème du climat par ces solutions de marché 

En soi, la tarification du carbone peut être un outil. Mais les experts du sujet répètent la même chose depuis 20 ans : s’il n’y a pas de réforme sociale associée à la réforme de la tarification, alors tous les ingrédients sont réunis pour que ça explose. Dans un monde où il y a déjà des tensions, des sociétés fragmentées, des individus qui ont du mal à se déplacer parce qu’ils n’ont pas de transports publics et n’ont absolument pas les moyens de s’acheter une voiture électrique, l’extension de la tarification aux transports individuels peut être extrêmement dévastatrices du point de vue social. 

Le principal problème des politiques de tarification est leur aveuglement face à la question sociale. Et sur la tarification, il faut voir également quelle est la fin et quels sont les moyens. C’est un moyen qui vise une fin, la baisse du CO2. Mais il y a une fin intermédiaire qui est d’augmenter l’écart des prix entre les services et les biens non polluants et les services et les biens qui polluent, pour faire se déplacer les consommateurs vers les biens et services moins polluants. La condition, c’est qu’il faut qu’il existe des biens et des services moins polluants disponibles. S’il n’y a pas d’alternative, le résultat pour le climat comme pour le pouvoir d’achat est très mauvais.

Ce qu’on oublie souvent, c’est qu’il y a une autre manière de réduire l’écart des prix entre ce qui pollue et ce qui ne pollue pas, en subventionnant ce qui ne pollue pas au lieu de taxer ce qui pollue. C’est encore mieux de faire les deux en même temps ! Ce que les Américains font dans leur Green Deal, l’Inflation reduction Act. Pour eux, la taxe carbone est un épouvantail et ils préfèrent avancer en subventionnant massivement ce qui ne pollue pas. 

Orienter les taxes sur la consommation de carbone par individu en ciblant les plus riches, par exemple en suivant cette idée qui grandit en France d’interdire les jets privés, cela vous paraît-il être une bonne solution ou plutôt relever du gadget ?

Ce n’est pas juste un gadget, car chaque tonne de CO2 supplémentaire compte. Mais l’argument le plus important est celui de l’exemplarité. On entre dans une phase où chacun va devoir faire des efforts considérables pour transformer son mode de vie. Comment peut-on raisonnablement penser que les classes moyennes et populaires vont faire ces efforts si les plus riches tout en haut de l’échelle sociale continuent à polluer en quelques minutes l’équivalent d’un an d’émissions de la classe moyenne ? Historiquement, quand les responsables politiques ont demandé des efforts considérables à leur population, ils en ont demandé beaucoup aux plus aisés. C’est une question de cohésion sociale et de contrat social.

Or, un nouveau contrat social dans le cadre de la transition doit demander aux “gros” de faire de gros efforts. Sur la question des transports aériens, une loi française vieille de deux ans dit que si une alternative en train de moins de 2h30 existe, les compagnies aériennes ne peuvent plus vendre de billet pour un trajet. Or les jets privés ne sont pas inclus dans le dispositif. Il y a donc un trou dans la raquette, qui constitue un trou dans la cohésion sociale.

Est-ce que ce ne serait pas le rôle de l’UE de légiférer sur ce sujet ?

Dans un monde où les enjeux sont globaux, l’échelle la plus pertinente est toujours la plus large possible, même si cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas commencer au niveau national. Et c’est souvent ça le problème. On a trop entendu l’excuse de l’échelon supranational pour justifier l’inaction. Il faut que les Etats membres se coordonnent au niveau européen, mais il faut aussi qu’ils commencent à agir d’eux-mêmes. 

👉 L'article original dans Greeen European Journal

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