La défense des droits humains, angle mort des politiques migratoires européennes

L’Europe est aujourd’hui confrontée à une pénurie de main d'œuvre dans les métiers dits “en tension”. Pour certains, une ouverture des frontières et un accès facilité au marché du travail pour les travailleurs étrangers pourrait représenter une – imparfaite – solution. Qu’en pense la presse européenne ?

Publié le 21 novembre 2023 à 12:40

En 2021, le marché du travail européen comptait 8,84 millions de ressortissants de pays hors Union européenne, soit un peu moins de 5 % de la population âgée de 20 à 64 ans, selon des chiffres de la Commission européenne. Les travailleurs étrangers hors-UE étaient largement surreprésentés dans les métiers dits “en tension” – les aides ménagères, les services aux particuliers, les métiers de la construction, etc. Confrontés à ce déficit de main d'œuvre, certains Etats membres sont arrivés à la même conclusion : il faut trouver des gens pour remplir ces postes. L’Europe a besoin de la migration.

Un impératif que le continent semble peiner à conjuguer avec sa propre vision de la gestion migratoire, alignée sur une philosophie de l’Europe “forteresse” où ne rentre pas qui veut. Alors que le nouveau pacte sur la migration et l’asile entre dans sa dernière ligne droite, “l'Europe est coincée dans une relation besoin-haine avec les migrants”, titre The Economist. “[Elle] ne devrait pas oublier qu'elle pourrait demain inviter poliment les mêmes personnes qu'elle laisse aujourd'hui se noyer”, avertit l’hebdomadaire britannique. 

Un constat également partagé par Alberto-Horst Neidhardt, directeur du programme sur la migration et la diversité à la European Policy Center (EPC) : “L’Europe doit réfléchir à ses besoins: sa population vieillit, il y a des postes vacants et des personnes qui cherchent ces emplois”, confie-t-il au média belge Alter Echos dans un entretien. “Ils sont prêts à sacrifier leur vie pour cela. Mais nous, on veut les renvoyer chez eux”, regrette Neidhardt. Selon lui, la migration ne représente pas seulement une opportunité économique pour les Etats membres ; ouvrir le marché européen serait également un moyen de réduire les inégalités au niveau mondial.


Le meilleur du journalisme européen dans votre boîte mail chaque jeudi

Les pénuries de main-d'œuvre en Europe justifient que la région établisse un nouveau contrat avec ses travailleurs migrants”, estime quant à elle Ankita Anand dans une analyse parue dans Social Europe. “Pourtant, ce n'est pas seulement l'économie, mais aussi les principes humains de liberté, d'égalité et de dignité qui devraient conduire au changement.

La journaliste critique le modèle d’attribution des visas des pays employeurs, qu’elle décrit comme “un système abscons qui invite ostensiblement les travailleurs à devenir les victimes d'intermédiaires illégaux qui facilitent leur migration tout en exigeant une somme rondelette en ‘frais’”. Pareil fonctionnement entraîne les personnes migrantes dans une spirale d’endettement, et nécessite d’être repensé, avance Anand.

La Pologne n’a pas échappé à la crise des métiers en tension, rapporte Joanna Clifton-Sprigg pour le média polonais OKO.press. Le pays est lui aussi confronté à la nécessité de la migration. “[...] Il ne suffit pas de laisser entrer les gens dans le pays pour que le succès soit au rendez-vous”, souligne toutefois Clifton-Sprigg. “Nous devons accepter qu'ils soient différents de la population locale et, pour concrétiser leur énorme potentiel, nous devons leur apporter un soutien pratique. Nous devons également préparer nos propres citoyens à leur arrivée”. 

Pour la chercheuse, un vaste débat portant sur les bénéfices et les coûts de la migration, mais aussi sur les transformations socio-culturelles que celle-ci pourrait entraîner, doit avoir lieu aujourd’hui. Une discussion qui devra nécessairement aborder la question du respect des droits humains.

Justifier la nécessité et le bien fondé de la migration par l’impératif économique peut certes sembler très louable. Mais même sans aborder les problématiques d’inégalités devant l’emploi, de dévalorisation des diplômes ou des risques d’exploitation que rencontrent les travailleurs migrants, cette gymnastique intellectuelle est déjà imprégnée d’une vision utilitariste de la migration. 

Le projet de loi sur le contrôle de la migration actuellement discuté en France constitue un bon exemple. Le texte comprenait à l’origine un article – depuis retiré – proposant “une voie d’accès juridique à la régularisation du séjour par le travail pour les personnes sans-papiers”, relate la chercheuse Emeline Zougbede dans The Conversation. De quoi inquiéter certains élus de gauche, raconte cette dernière, “car indexant la délivrance du titre de séjour aux besoins économiques”. Ces parlementaires ont notamment pointé du doigt que “la régularisation, par définition, n’est pas qu’un geste économique : elle accorde aussi des droits sociaux”, ajoute Zougbede. Cette régularisation conditionnée à l’utilité des individus, sans être exclusive à l’Hexagone, est symptomatique des débats qui y ont lieu depuis des années. Les notions d’”immigration choisie” et d’”immigration subie” conditionnent les politiques migratoires françaises depuis deux décennies et semblent plus que jamais dans l’air du temps.

En France comme ailleurs en Europe, il semble que la question du respect des libertés fondamentales peine de plus en plus à se tailler une place dans un débat public chaque jour plus radicalisé. L’argument économique devient donc une solution faute de mieux pour celles et ceux qui défendent une ouverture des frontières européennes. Quitte à ne pas aborder l’épineuse question du fond idéologique sur lequel se construisent les politiques migratoires – cette vision utilitariste qui a fini par éclipser le respect des droits humains.


Sur la migration et l’asile 

Europe : un pacte migratoire enveloppé dans une rhétorique de solidarité avec des concessions à l'extrême droite

Aurora Báez Boza | El Salto | 18 octobre | ES

Si certains considèrent le nouveau pacte européen pour la migration et l’asile un modèle de “solidarité et de responsabilité partagée”, d’autres y voient une victoire de la droite et de l’extrême droite. Dans cette analyse pour le média espagnol El Salto, Aurora Báez Boza décrypte les concessions faites aux conservateurs, notamment en matière de protection des droits humains, et les effets que ces dernières pourraient avoir sur la gestion de la migration par les Etats membres.

L’hiver menace les (déjà oubliés) réfugiés du Haut-Karabakh 

Will Neal | The New Humanitarian | 25 octobre | EN

Alors que l’hiver approche, les quelque dizaines de milliers de réfugiés issus du Haut-Karabakh sont confrontés à un manque de nourriture, de médicaments et d’endroits pour s’abriter. Pourtant, cette crise politique majeure, survenue il y a à peine de mois, a largement disparu des grands médias occidentaux.

La “crise de l’asile” belge

Sarah Schug | The Parliament Magazine | 6 novembre | EN

La Belgique traverse actuellement sa propre crise migratoire, faite de controverses à répétition et de multiples condamnations de l’Etat. Pour le magazine en ligne The Parliament Magazine, la journaliste Sarah Schug dresse un compte rendu édifiant de la situation – et des malaises politiques profonds que révèle celle-ci.

La fonction iconique du réfugié

Christian Salmon | AOC Media | 23 octobre | FR

La migration fait aujourd’hui partie de ces réalités qui habitent l’imaginaire collectif de toutes et tous. Selon le chercheur et écrivain Christian Salmon, les images de réfugiés, de naufrages et de murs remplissent une “fonction iconique” bien spécifique, et disent bien plus de nous, de nos gouvernements et de nos Etats qu’on ne pourrait le penser.

Les coûts exorbitants des centres de détention en Italie

Annalisa Camilli | Internazionale | 25 octobre | IT

Alors que le gouvernement italien estime la construction de centres de détention pour migrants être “une priorité”, certains remettent en doute la pertinence de ces structures opaques et extrêmement coûteuses. 

En partenariat avec Display Europe, cofinancé par l'Union européenne. Les points de vue et opinions exprimés n'engagent cependant que leur(s) auteur(s) et ne reflètent pas nécessairement ceux de l'Union européenne ou de la Direction générale des réseaux de communication, du contenu et de la technologie. Ni l'Union européenne ni l'autorité subventionnaire ne peuvent en être tenues pour responsables.

Cet article vous a intéressé ? Nous en sommes très heureux ! Il est en accès libre, car nous pensons qu’une information libre et indépendante est essentielle pour la démocratie. Mais ce droit n’est pas garanti pour toujours et l’indépendance a un coût. Nous avons besoin de votre soutien pour continuer à publier une information indépendante et multilingue à destination de tous les Européens. Découvrez nos offres d’abonnement et leurs avantages exclusifs, et devenez membre dès à présent de notre communauté !

Média, entreprise ou organisation: découvrez notre offre de services éditoriaux sur-mesure et de traduction multilingue.

Soutenez le journalisme européen indépendant

La démocratie européenne a besoin de médias indépendants. Rejoignez notre communauté !

sur le même sujet