Actualité Réfugiés et droit d’asile

Des visas humanitaires contre l’hypocrisie de l’Europe

Pour pouvoir présenter une demande d’asile à un pays de l’UE, les réfugiés ont besoin d’un visa, chose aujourd’hui quasi impossible. Mais s’ils le voulaient, les Etats membres pourraient délivrer facilement des visas humanitaires, comme le prouve l’histoire de deux familles syriennes entrées en Belgique grâce à la mobilisation d’un groupe de citoyens.

Publié le 21 août 2015 à 06:11

Anne-Laure Losseau est une jeune avocate d’affaires belge. Jusqu’à il y a quelques mois, elle ne connaissait rien au droit d’asile. “Un jour”, se souvient-elle, “j’ai vu les images d’enfants syriens qui mouraient littéralement de froid dans des camps de réfugiés”. Ce jour-là, elle a décidé de réagir, “comme j’ai pu, mais concrètement”. Avec un groupe de citoyens, Anne-Laure a lancé l’initiative “Syrie, un visa-une vie”, qui a permis à deux familles syriennes d’arriver en Belgique de manière légale après avoir obtenu un visa humanitaire.

Le code européen des visas de 2009 prévoit la possibilité d’accorder “à titre dérogatoire” des visas pour des motifs humanitaires – une possibilité qui est déjà admise au niveau national par plusieurs pays de l’Union européenne. Les critères pour l’octroi ne sont pas clairement fixés et il n’est pas possible de faire un recours si la demande est rejetée ou déclarée irrecevable. Le visa humanitaire, dit-on en Belgique, “est une faveur, pas un droit”.

Ce titre de séjour est souvent présenté comme une solution au paradoxe du droit d’asile : tout le monde a le droit de demander la protection d’un pays étranger, mais aujourd’hui, quasiment aucun réfugié n’a le droit de rejoindre le pays auprès duquel il veut demander la protection, car pour cela, il lui faudrait un visa, et obtenir un visa est quasiment impossible.

C’est le cas des Syriens, qui ont de très grandes chances d’obtenir l’asile en Europe, mais qui sont obligés de risquer leur vie pour l’atteindre. C’est ainsi qu’est née l’idée d’aider une ou deux familles syriennes à présenter une demande de visa humanitaire.

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Anne-Laure n’a pas songé immédiatement à cette solution. Dans un premier moment, elle s’est dit qu’elle pouvait peut-être faire entrer une famille syrienne en Belgique avec un visa touristique. Elle a donc appelé l’Office des étrangers, l’organisme public “chargé de la gestion de la population immigrée”, pour avoir son avis. “Ils m’ont fait remarquer que pour obtenir un visa touristique, il faut prouver sa volonté de retourner dans le pays d’origine, ce qui est peu vraisemblable dans le cas des Syriens”, rappelle Anne-Laure. Elle s’est donc adressée à une avocate experte en droit d’asile. “Elle m’a proposé de réunir un groupe de personnes prêtes à s’engager avec moi et d’organiser une réunion dans son cabinet”.

La première rencontre a eu lieu le 12 février dernier. “Nous nous sommes dits que nous devrions mener une action concrète, c’est ainsi qu’est née l’idée d’aider une ou deux familles syriennes à présenter une demande de visa humanitaire”. A travers Ghazi el Rass, un pharmacien syrien établi en Belgique depuis quarante ans, deux fillettes devant être opérées d’urgence ont été identifiées : Marwa, blessée alors qu’elle tentait de fuir des bombardements avec sa famille, et Haifa, qui souffrait d’une malformation cardiaque. En mars, le groupe “Syrie – Un visa, une vie” a présenté officiellement son projet.

Avec leurs familles, les deux fillettes ont dû traverser clandestinement la frontière pour rejoindre Ghazi el Rass et Anne-Laure en Turquie. Le 19 juin, elles ont déposé à l’ambassade de Belgique à Ankara leur demande de visa humanitaire. “On nous avait dit que l’attente pouvait durer jusqu’à six mois, car les demandes pour d’autres types de visas ont la priorité”, explique Anne-Laure. “Il est probable que notre présence ait accéléré la procédure”. Moins de deux semaines plus tard, un mail de l’ambassade annonçait que la demande avait été acceptée.

Les deux familles ont atterri le 29 juillet à l’aéroport de Bruxelles-Zaventem, où un petit comité d’accueil les attendait. Elles vivent à présent dans deux appartements mis à disposition pour quelques mois par la commune de Forest, à Bruxelles. Avec le soutien des citoyens qui les ont accueillis, elles ont commencé à affronter les nouveaux défis : les premiers rendez-vous avec les médecins, la recherche d’une école pour Marwa, Haifa et leurs frères et la préparation de la demande d’asile.

Nous n’avons pas encore une idée précise de la manière dont nous allons procéder par la suite”, me dit Anne-Laure lorsque je lui demande quels sont les prochains objectifs de son association. “Nous pourrions recommencer avec d’autres familles ou servir d’intermédiaires pour d’autres citoyens intéressés de suivre nos pas”.

Cette histoire se termine donc bien. Mais elle met en lumière la mesquinerie des Etats membres de l’Union européenne, sollicités par les ONG, les avocats et même par la Commission européenne pour utiliser les visas humanitaires de manière coordonnée et systématique mais qui préfèrent profiter des ambiguïtés de la réglementation sur ces titres de séjour pour continuer à les dispenser comme s’il s’agissait d’“une faveur et non d’un droit”. Par ailleurs, au moins en Belgique, les visas humanitaires sont accordés surtout pour des raisons familiales : si une personne n’est pas parvenue à obtenir le regroupement familial et se trouve dans une situation de danger, l’Office des étrangers peut lui accorder, tout à fait exceptionnellement, la permission de rejoindre un ou plusieurs membres de sa famille en Belgique. C’est aussi pour cela que l’histoire de Marwa, de Haifa et de leurs familles, qui n’avaient personne en Belgique, est exceptionnelle.

Visas humanitaires : choix ou obligation ?”, se demandait en 2014 la chercheuse Ulla Iben Jensen, auteure d’une étude pour le compte du Parlement européen. Une nouvelle réponse pourrait venir de la révision du Code des visas, lancée l’année dernière par la Commission européenne et accueillie sans grand enthousiasme par le Conseil de l’Union. Le Parlement européen est en train de préparer un rapport dans lequel il répond aux propositions de la Commission. Au mois de juin, le groupe de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates a fait savoir qu’elle défendra “un nouveau cadre” pour renforcer l’outil des visas humanitaires. Le rapport sera soumis au vote des eurodéputés à l’automne et il faut espérer qu’elle secouera un peu les Etats membres.

Cet article s’inscrit dans le projet #OpenEurope. Porté par plusieurs médias européens, il vise à “raconter les solidarités concrètes qui se construisent pour venir en aide aux migrants. Et à défendre un projet européen fidèle à ses valeurs d'accueil, d'asile et d'ouverture”.

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