Opinion Affaire Predator
“C’est Mitzotakis” | Michael Kountouris

Elégie de la liberté de la presse dans une Grèce sur écoute

En novembre 2021, le journaliste grec Stavros Malichudis révélait qu'il avait été espionné par les services de renseignement de son pays. Un an après, il nous raconte ce que c'est que d'être reporter dans la lanterne rouge d’Europe pour la liberté de la presse.

Publié le 10 décembre 2022 à 19:08
“C’est Mitzotakis” | Michael Kountouris

En 2022, la Grèce était classée 108e sur 180 pays dans le monde dans le classement annuel de Reporters sans frontières (RSF). Ayant perdu 38 places par rapport à l'année précédente, la Grèce est arrivée dernière en Europe.

Depuis l'annonce du score de cette année, la Grèce vit une situation singulière. Une partie de l'opposition agit comme si la situation était sans précédent – comme si, jusqu'à l'année dernière, le mot "Grèce" était considéré comme synonyme de "liberté de la presse". Pendant ce temps, le gouvernement a dénigré non seulement le rapport mais aussi l'organisation qui en est l'auteur.

Jouant sur les préjugés nationaux (les ONG se classent au dernier rang de la confiance des citoyens), le gouvernement qualifie péjorativement Reporters sans frontières (RSF) d'"ONG". Le Premier ministre a qualifié le rapport de "amas de conneries".

En fait, le statut juridique de RSF en tant qu'organisation à but non lucratif en dit au moins autant sur la qualité de son rapport annuel – qui est pris au sérieux dans le monde entier – que le fait qu'elle ait, par exemple, reçu un prix du Parlement européen.


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Le rejet national du classement s'est plutôt concentré sur les pays africains mieux classés que la Grèce. Comment est-il possible que la Grèce fasse moins bien qu'eux ?

Lors d'une conférence organisée à Athènes il y a quelques semaines par le média à but non lucratif iMedD, Pavol Szalai, responsable du desk UE et Balkans, a donné une réponse qui a provoqué un tonnerre d’applaudissements. Il a déclaré que nous "devons dépasser l'idée que les pays africains ne peuvent pas faire mieux que les pays européens en matière de liberté de la presse".

Szalai a expliqué que la Grèce concentre aujourd'hui tous les problèmes rencontrés ailleurs en Europe. "Il n'y a qu'un seul pays dans lequel, récemment, un journaliste a été assassiné, où les journalistes sont sous surveillance arbitraire, où il y a de nombreux cas de SLAPP, ainsi que des violences policières, des attaques contre les journalistes et le harcèlement des reporters couvrant les migrations, le manque d'indépendance des médias publics – et je pourrais continuer", a-t-il déclaré.

Les ONG de défense de la liberté de la presse (outre RSF) ainsi que les députés européens insistent pour que le meurtre de Giorgos Karaivaz [un journaliste d'investigation spécialisé dans les affaires criminelles qui a été assassiné le 9 avril 2021 à son domicile à Athènes] soit résolu. Cela devrait être le premier objectif du gouvernement s'il veut vraiment améliorer l'image du pays à l'étranger. Mais un an et demi s'est écoulé et, malgré les annonces initiales, aucun progrès n'a été réalisé. 

Le meurtre d'un éminent journaliste en plein jour était sans précédent. À présent, cela pourrait se reproduire. Et il n'y a aucun signe d'effort de la part des enquêteurs pour résoudre ce meurtre, celui d'une personne connue même des Grecs vivant dans le village le plus isolé, en raison de sa présence quotidienne à la télévision. Alors, à quoi pouvons-nous nous attendre si quelque chose arrivait à l'un d'entre nous ?

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L’espionnage des journalistes passé sous silence

En novembre 2021, un article en première page du quotidien Efimerida ton Syntakton a révélé que j'étais surveillé par le Service national de renseignement (EYP) alors que je faisais un reportage pour Solomon.

Nous ne connaissons toujours pas les raisons de cet espionnage. Le gouvernement a commencé par nier qu’il avait eu lieu, pour finir par le justifier quelques mois plus tard à des raisons de "sécurité nationale" (un motif pour surveiller au moins 15 000 autres citoyens par an).

Mais le document que s’était procuré Efimerida ton Syntakton montre que les services de renseignement étaient également intéressés par un article que nous préparions sur un garçon réfugié syrien de 12 ans qui était détenu dans un centre à Kos.

La révélation de cette surveillance a été suivie d'une déclaration de l'ESIEA, le syndicat des journalistes, ainsi que de l'Association de la presse étrangère et d’associations internationales de journalistes. Des interrogations ont été lancées au Parlement européen et des articles ont été publiés dans des grands médias internationaux.

Lorsque l'affaire a commencé à être connue, nous avons conclu un accord avec mes collègues de Solomon. Nous ne nous serions pas empressés d'en parler dans les médias de gauche ou d'opposition – ceux-là mêmes qui ne manqueraient pas de s'y intéresser, par principe ou par opportunisme. De cette façon, nous n’aurions pas privé d'autres publications de la possibilité de parler d'un sujet qui menace les libertés fondamentales.

Nous attendons toujours.


Le gouvernement grec continue de répéter qu‘“il n'y a aucun problème avec la liberté de la presse en Grèce”. Il refuse de reconnaître que ces problèmes existent


Les sites d'information en Grèce emploient des journalistes qui peuvent être amenés à publier vingt-cinq articles différents au cours d'une journée de travail. Mais nulle part il n'a été jugé important pour un journaliste de passer dix minutes à écrire une dépêche de 100 mots basée sur l'annonce de notre syndicat – ne serait-ce que pour rapporter qu'un collègue est espionné par les services secrets du pays.

Le pouvoir des médias de taire complètement un événement est énorme. Pour ses lecteurs, c'est comme si l'événement n'avait jamais eu lieu.

Predator

Ce pouvoir est devenu encore plus évident dans le cas de Thanasis Koukakis. Journaliste financier chevronné, il enquêtait sur les scandales bancaires pour des médias grecs et étrangers tels que le Financial Times. Il a été prouvé que Koukakis avait été espionné à la fois par le EYP et par le logiciel malveillant Predator. Pendant ce temps, le gouvernement a modifié une législation vieille de plusieurs décennies, dans le seul but de ne pas être informé de son cas. 

Malgré les preuves, encore une fois la couverture médiatique était indigente. Très peu de médias ont rapporté l’info relative à la mise sous surveillance d'un confrère, un homme bien connu à leur bataillon.

La journaliste d'investigation Eliza Triantafyllou de Inside Story, l'un des deux médias (avec Reporters United) qui, pendant plus de six mois, ont, seuls, détaillé le scandale désormais connu sous le nom de Predator Gate, notait très à propos que  les médias grecs ont été contraints de reconnaître (et d'informer leur public) qu'il y avait bien matière à scandale après les révélations sur Nikos Androulakis, un député européen socialiste grec dont le téléphone était sur écoute par les services secrets. Difficile en effet de cacher l'espionnage d'un député européen en poste et leader du troisième plus grand parti de Grèce.

Le rôle de l’agence AMNA

En Grèce, pour qu'une nouvelle ait une chance d'atteindre le grand public, elle doit être diffusée par l'Agence d'information Athènes-Macédoine (AMNA), la seule agence de presse publique.

Le modèle économique de centaines de sites Web en Grèce repose sur la reproduction des dépêches de l'AMNA, auxquelles s’ajoutent de rares, voire aucun, contenus propres. Au moins huit infos sur dix apparaissant sur Internet chaque jour proviennent de l'AMNA.

L'une des premières actions du Premier ministre Kyriakos Mitsotakis, immédiatement après son élection en juillet 2019, a été de prendre le contrôle direct du EYP, de l'AMNA et du diffuseur public ERT.

Sa décision concernant l'EYP était controversée, étant donné la liste des journalistes, des politiciens et d'autres personnalités supposément sous surveillance. Mais la décision du Premier ministre de prendre le contrôle de l'ERT et de l'AMNA semblait aller trop loin. Après tout, ces deux institutions servaient déjà les objectifs des gouvernements plus que l'intérêt du public qui les payait.

C'est encore le cas aujourd'hui. 

Alors que des médias étrangers tels que le Guardian et Le Monde publiaient des enquêtes longues et bien documentées sur les refoulements de demandeurs d'asile en Grèce, l'AMNA n’en disait mot. Curieusement, elle est nettement plus prolixe lorsque ces mêmes journaux publient de courts articles faisant l'éloge des plages d'une île grecque : promptement signalés, ils sont immédiatement repris sur des centaines de sites web.

Un exemple qui met en évidence cette capacité unique de l'agence d'Etat à faire en sorte que certains événements soient passés sous silence – et donc n'aient effectivement pas eu lieu – est celui fourni par l'interview accordé par le Premier ministre avec la journaliste du Washington Post Lally Weymouth.

Lorsque AMNA a traduit et republié l'interview, les seules parties manquantes étaient celles où la journaliste avait demandé à Kyriakos Mitsotakis de revenir sur une loi controversée contre les infox que son gouvernement avait fait adopter.

Les lecteurs grecs n'ont jamais lu ces séquences, même si Kyriakos Mitsotakis a admis par la suite que le gouvernement avait mal jugé la loi en question.

Mais l'exemple le plus flagrant du rôle de l'AMNA nous ramène à Reporters sans frontières. On peut soutenir qu'il faut faire un réel effort pour rendre compte du classement annuel de RSF sans mentionner que la Grèce est désormais dernière en Europe – surtout si l'on est un média grec. 

Mais c'est ce qu'ont fait les rédacteurs de l'AMNA. Ses lecteurs ont été informés de l'état problématique de la liberté de la presse dans des pays tels que la Russie et la Chine – mais n'ont entendu aucune référence à leur propre pays.

Pas d’accès aux données publiques

Au cours de l'hiver 2019, quelque 2 500 réfugiés mineurs non accompagnés étaient pris au piège dans des conditions sordides en Grèce. Le ministre de la protection civile de l'époque, Michalis Chrysochoidis, avait envoyé une lettre à ses homologues européens, proposant un plan pour les relocaliser en fonction de la taille de chaque pays. Son plan a été accueilli dans l’indifférence, mais ce qui nous intéresse ici, c’est le contenu de la lettre et l'effet qu'elle a eu.

Investigate Europe, un collectif de journalistes d’investigation, a demandé la missive aux 28 gouvernements européens. Exactement la moitié d'entre eux ont répondu.  Bien que le gouvernement grec aurait eu intérêt à communiquer sur le sujet, les autorités helléniques grecques ont refusé de diffuser la lettre ou de partager son contenu. 

En termes d'approche de l'administration, la Finlande, par exemple, a fait exactement le contraire. Non seulement le gouvernement finlandais a répondu avec une copie de la lettre, mais le courriel était signé par une stagiaire.

En Grèce, l'accès aux données publiques se heurte à un énorme et permanent obstacle : les agences et les ministères les ont toujours traitéés quasiment comme leurs secrets intimes. Nous, journalistes qui coopérons à des enquêtes transfrontalières, devons constamment convaincre nos collègues que ce n'est pas parce que nous sommes flemmards que nous ne parvenons pas avoir accès aux données qu’eux récupèrent facilement (parfois le jour même de la demande!) dans leur propre pays.

En dehors de la Grèce, cela fait des années que le journalisme de données connaît un formidable essor. Parfois, des équipes entières se spécialisent dans les demandes d'accès aux informations publiques (FOIA). Il est révélateur qu'en Grèce, aucun grand média ne dispose d'un tel département : après tout, cela ne servirait à rien.

“Aucun problème en Grèce”

Ces questions ne concernent pas uniquement le gouvernement actuel. Mais seul un gouvernement peut fournir un cadre dans lequel les journalistes ne s'autocensurent pas parce qu'ils savent qu'une histoire déplaira au propriétaire du média pour lequel ils travaillent ou aux annonceurs. Seul un gouvernement peut jeter les bases pour que les grands intérêts ne soient pas intouchables. Seul un gouvernement peut créer un média d'Etat qui sert l’intérêt du public et non l'image du gouvernement.

Et seul un gouvernement peut adopter une législation pour protéger les lanceurs d’alerte lorsque cela est dans l'intérêt du public. Bien qu'une directive européenne sur la matière existe, la Grèce refuse toujours de la traduire en droit national.

Le gouvernement grec continue de répéter qu'"il n'y a aucun problème avec la liberté de la presse en Grèce", soulignant que la liberté de la presse est inscrite dans la Constitution. Il refuse de reconnaître que ces problèmes existent.

En refusant de les aborder, l’exécutif prive les citoyens du droit de vivre à l'abri de ces problèmes. Après tout, la liberté de la presse est bien plus efficacement réprimée lorsqu'il n'y a pas besoin de faire couler le sang, lorsqu'il n'y a pas de tensions – lorsque les journalistes savent simplement qu'il y a des sujets, des questions, des domaines entiers auxquels "l'on ne touche tout simplement pas".

👉 L'article original sur Solomon

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