Entretien Identité européenne

Hans Kundnani : “Une Europe puissante ne doit pas nécessairement être une grande civilisation”

Au cours de la dernière décennie, l’Europe a commencé à se percevoir elle-même comme une civilisation européenne menacée par des influences extérieures. Ce tournant civilisationnel, alimenté par des évènements comme l’annexion de la Crimée en 2014 et la crise des réfugiés en 2015, est porté par une idée spécifique de ce qu’est l’identité européenne, explique Hans Kundnani dans son livre Eurowhiteness: Culture, Empire and Race in the European Project.

Publié le 2 juillet 2024 à 15:50
Hans Kundnani

Hans Kundnani est un chercheur associé au programme Europe du Royal Institute of International Affairs (Chatham House) à Londres et un chercheur invité du Remarque Institute de l’université de New York. Il est l’auteur de Utopia or Auschwitz. Germany’s 1968 Generation and the Holocaust (“Utopie ou Auschwitz : la génération allemande de 1968 et la Shoah”, 2009, non traduit en français), de The Paradox of German Power (“Le Paradoxe du pouvoir allemand”, 2014, non traduit en français) et de Eurowhiteness: Culture, Empire and Race in the European Project (“Euroblanchité : culture, empire et ethnicité dans le projet européen”, 2023, non traduit en français).

Green European Journal : dans votre livre Eurowhiteness, vous évoquez le tournant civilisationnel de l’Europe. Qu’est-ce que cela signifie ? Quand celui-ci a-t-il commencé et quand est-il devenu manifeste ?

Hans Kundnani : Son commencement n’est pas totalement clair. Ce tournant n’est peut-être même pas encore perceptible, en tout cas pour beaucoup de gens. J’ai commencé à penser à ce tournant civilisationnel autour des années 2020 et 2021. Mais, avec du recul, le moment critique a été la crise des réfugiés en 2015. Pendant les 20 ans entre la fin de la guerre froide et l’année 2010, l’UE s'est étendue, offensive. Optimiste, ouverte sur l’extérieur, elle a imaginé un monde pouvant presque être refait à son image.

L’expression illustrant le mieux cela est le titre d’un livre de Mark Leonard, membre du Conseil européen pour les relations internationales : Pourquoi l’Europe dirigera-t-elle le XXIe siècle (2006, Plon). Cette période orgueilleuse et optimiste a pris fin avec la crise de la dette dans la zone euro, le Printemps arabe en 2011 puis avec l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014. À ce moment-là, l’Europe a commencé à se percevoir comme étant sur la défensive.

Le changement était donc déjà en cours dans la première moitié des années 2010, mais ensuite, avec la crise des réfugiés en 2015, cette attitude défensive a pris une forme différente. Après 2015, non seulement l’UE s'est vue entourée de menaces, mais elle commencé à percevoir celles-ci sur le plan civilisationnel.

C’est ça, le tournant civilisationnel : quand les menaces ne sont plus considérées de façon idéologique, géopolitique ou réaliste, mais, dans un contexte Huntingtonien de “choc des civilisations” (c’est-à-dire de conflits entre “civilisations” elles-mêmes différenciées par la culture), comme des attaques contre une civilisation européenne qui doit être protégée.

Vous soutenez dans votre livre que l’élément soulignant ce tournant est l’“euroblanchité”. Qu’est-ce que c’est, et d’où ce terme vient-il ?

J’emprunte ce terme à József Böröcz, un sociologue. Il utilise cette expression d’une façon très particulière pour évoquer la hiérarchie interne au sein de ce qu’il appelle “la structure de la blanchité”. Il différencie sommairement les Européens de l’Ouest des “Européens du Centre et de l’Est” et des “Européens du Sud”, aspirants à “devenir totalement blancs”. Je l’utilise d’une manière un peu différente.

Selon moi, l’euroblanchité est une idée ethnique et culturelle de l’Europe. Mon argument est le suivant : les courants d’idées ethniques, culturels et civiques de l’Europe remontent au moins au siècle des Lumières. Je parle en particulier d’euroblanchité pour suggérer le lien entre l’Europe et la blancheur, qui semble évident quand on y pense.

Cependant, ce n’est pas quelque chose dont les gens veulent parler. Pour beaucoup de pro-européens, l’idée d’une identité européenne d’après-guerre centrée sur l’UE n’a rien à voir avec la blancheur. Toutefois, la version ethnique et culturelle de l’identité européenne a, à mon avis, persisté après la Seconde guerre mondiale, influençant et façonnant l’intégration européenne.

Dans quelles politiques actuelles de l’UE observez-vous ce tournant civilisationnel ?

Il est principalement visible dans la politique migratoire. Dans les faits, l’Europe est en train de construire un mur dans la Méditerranée depuis 2015. Ce n’est pas si différent de la politique menée par Donald Trump durant son mandat présidentiel aux Etats-Unis, avec pour seule différence qu’il ne s’agit pas d’une frontière terrestre avec le Mexique, mais d’une frontière maritime avec l’Afrique du Nord.

L’organisation Human Rights Watch résume la politique migratoire de l’UE en trois mots : “Laissez-les mourir”. Depuis 2014, [près de 30 000 personnes sont mortes ou ont disparu] dans la Méditerranée. Plus de [3000] en 2023. La Méditerranée est la frontière la plus mortelle au monde.

Depuis 2019 et l’accession à la présidence de la Commission européenne d’Ursula von der Leyen (Parti populaire européen, droite) un commissaire européen est chargé de promouvoir notre mode de vie européen”. On parlait à l’origine de “protéger de notre mode vie européen”. Une discussion stupide s’est tenue au Parlement à propos de ce verbe, mais le vrai problème n’est pas là, il réside plutôt dans l’expression “notre mode de vie européen”. Le travail du commissaire chargé de la Promotion du mode de vie européen est, au moins en partie, de maintenir les migrants en dehors [du bloc]. On le comprend donc très explicitement : la migration n’est pas juste un problème politique difficile à gérer, mais une menace au mode de vie européen.

Ce langage de civilisation s’insinue également dans la politique étrangère européenne. L’extrême droite est encline à radoter à propos de la menace que ferait peser la migration sur la civilisation européenne, mais le centre droit utilise de plus en plus ce même langage pour débattre de la politique étrangère européenne. On sent une réelle impression que l’Europe doit se défendre des menaces perçues en termes civilisationnels dans tous les débats sur la souveraineté européenne, l’autonomie stratégique et une Europe géopolitique. […] Je crains que l’extrême droite et les centristes soient de plus en plus d’accord entre eux.

Les discussions sur l’ethnie ramènent inévitablement au colonialisme. Pendant les décennies suivant la Seconde guerre mondiale, les membres fondateurs de l’UE ont tous été des empires européens blancs s’unissant alors même qu’ils perdaient leurs colonies. Pourquoi cette période post-impériale de l’histoire de l’origine de l’UE est-elle souvent oubliée ?

Deux réponses sont possibles : une empathique et une cynique. Commençons par la réponse cynique. L’UE s’est créée une mythologie en partie grâce à une stratégie consciente de ce que j’appelle la construction de régions”, élément analogue à la construction des nations au 19e siècle. Le mythe, ignorant certaines réalités, a tendance à être un chapitre confortable et positif de l’Histoire.

À la fin de leur histoire coloniale, la France et les Pays-Bas ont relégué celle-ci à un “trou de mémoire”, comme le nomme l’historien Tony Judt. Ces pays ont essayé de passer à autre chose et ont essayé d’oublier une histoire d’humiliation douloureuse et difficile. Le colonialisme est quelque chose dont ils voulaient se défaire.

J’ai cependant une interprétation un peu différente et moins cynique de la raison de cet oubli. Dès les années 60, la Shoah a commencé à faire partie de la mémoire centrale et collective de l’UE et des pro-européens. La reconnaissance de la Shoah est selon Tony Judt “notre ticket d’entrée contemporain pour l’Europe”. La déconnexion entre le souvenir de celle-ci et l’oubli du colonialisme est frappante et a pour moi une dimension structurelle.

La Shoah et la Seconde guerre mondiale s’intègrent parfaitement au discours existant définissant l’UE comme un projet de paix. Les pro-européens racontent l’histoire des prouesses de l’UE, du plan Schuman au dépassement des siècles de conflits entre la France et l’Allemagne qui ont abouti à la Seconde guerre mondiale. Ce chapitre historique encourage les Européens à penser à l'histoire de leurs pays presque uniquement en relation les uns avec les autres.

L’histoire de l’Europe est vue comme une histoire interne faite d’interactions entre les pays européens dans laquelle le reste du monde est totalement oublié. Les leçons externes de l’histoire européenne, les agissements de l’Europe sur le reste du monde, et, à l’inverse, l’influence du reste du monde sur l’Europe, en particulier de l’Afrique et du Moyen-Orient, sont effacés.

Voir l’histoire européenne comme un système fermé rassemble les Européens. Grâce à cela, ils pensent être une “communauté de destin”. Mais si vous commencez à inclure le colonialisme européen dans l’Histoire, c'est presque l’effet inverse qui se produit. Les Européens commencent à se diviser. La France, par exemple, doit alors se remémorer son passé en Algérie, en Afrique du Centre et de l’Ouest et en Indochine [les actuels Cambodge, Laos et Vietnam].

Si vous commencez à considérer votre Histoire comme s’intégrant  dans une autre communauté de destin, celle également formée par vos anciennes colonies, alors vous avez une responsabilité envers ces dernières. […] S’engager dans l’histoire du colonialisme encourage les Européens à penser en termes de communautés de destin alternatives.

Pensez-vous que la réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie a elle aussi été civilisationnelle ?

Je pense qu’il est plutôt clair que la guerre a été présentée sous un angle civilisationnel. Le contraste entre le traitement réservé aux réfugiés ukrainiens et celui réservé aux réfugiés venant d’autres régions du monde est très saisissant. “L’Ukraine fait partie de nous”, a déclaré Ursula von der Leyen au début de la guerre. Ce langage ne serait jamais utilisé pour parler de l’Algérie, du Maroc ou de la Syrie. D’après moi, la Russie est conçue comme un “autre” civilisationnel par rapport auquel l’Europe se définit – et cette idée ne date pas d'hier.

Il existe cependant d’autres façons d’envisager la guerre : l’une est réaliste et l’autre est idéologique, néoconservatrice – c’est-à-dire que [la guerre en Ukraine s'inscrirait] dans le cadre d’une lutte mondiale entre la démocratie et l’autoritarisme.

Est-il possible de séparer, disons, le soutien à la souveraineté européenne des discours d’exclusion ? N’est-il pas possible de soutenir l’autonomie stratégique européenne, voire la formation d’une armée européenne, sans glisser vers la défense de politiques frontalières racistes ?

Il apparaît au moins deux manières de réfléchir à une Europe géopolitique, et peut-être même plus. La première est très réaliste. Dans un monde où règne la compétition entre les grandes puissances, l’Europe doit elle aussi être une grande puissance continentale à la hauteur de la Chine, des Etats-Unis, de la Russie, etc. Il est sans doute compliqué pour les pro-européens de penser ainsi, car cela nécessite en quelque sorte d’abonner leur surplomb moral, cette supériorité morale européenne. Mais il n’y a rien de mal à ce cadrage réaliste.

Il existe également un cadre idéologique, sans connotation ethnique, religieuse ou civilisationnelle. C’est l’argument de la lutte mondiale entre l’autoritarisme et la démocratie des “faucons” du  Royaume-Uni et des Etats-Unis. Je suis en désaccord avec cette lecture, mais au moins, l’élément civilisationnel en est absent. Une Europe puissante dotée d'une politique étrangère cohérente et efficace ne doit pas nécessairement être une grande civilisation.

👉L'article original complet dans Green European Journal

Vous avez eu accès à l’intégralité de cet article.

Vous voulez soutenir notre travail ? Voxeurop dépend des abonnements et des dons de son lectorat.

Découvrez nos offres à partir de 6 € par mois et les avantages réservés à nos abonné(e)s.
Je m’abonne

Ou faites un don pour renforcer notre indépendance.
Je fais un don

Média, entreprise ou organisation: découvrez notre offre de services éditoriaux sur-mesure et de traduction multilingue.

Soutenez un journalisme qui ne s’arrête pas aux frontières

Bénéficiez de nos offres d'abonnement, ou faites un don pour renforcer notre indépendance

sur le même sujet