Entretien Journalisme et démocratie

Hervé Kempf : “La question écologique et la question sociale sont indissolubles”

Hervé Kempf est journaliste et fondateur de Reporterre, média indépendant français qui traite de la question climatique et écologique. Un succès éditorial qu’il explique dans cet entretien, où il revient également sur le rôle des médias indépendants dans la vie démocratique nationale et européenne, et sur son dernier livre.

Publié le 4 février 2025

Hervé Kempf, journaliste et auteur, a fondé le média de l’écologie Reporterre, d'abord en version papier à la fin des années 1980. Il a travaillé dans différents médias notamment à Courrier International et au Monde. Kempf est auteur de plusieurs ouvrages, notamment Comment les riches détruisent la planète (Points essais, 2007).

herve kempf

Reporterre – “Le média de l’écologie” – est un modèle de succès, non seulement éditorial, mais aussi “commercial”. Le site est entièrement en accès libre et fonctionne à 98 % grâce aux dons des lecteurs et lectrices (essentiellement des petits dons, précise Kempf) et aux 2 % restants provenant de la vente de livres grâce à une collaboration avec la maison d'édition Le Seuil. Géré par une association, le site comptabilise deux millions de lecteurs mensuels, pour un budget annuel d'environ 2,7 millions d'euros. Aujourd’hui Reporterre compte 27 salariés permanents, dont 19 journalistes.

Reporterre a une ligne éditoriale très claire : “Considérer que la question écologique est la question politique essentielle du début du XXIe siècle. L’écologie est politique, et ne peut se réduire à des questions de nature et de pollution – même si nous suivons attentivement ces questions vitales. L’écologie engage le destin commun, engage l’avenir, sa situation découle largement des rapports sociaux : c’est donc bien une écologie politique et sociale que Reporterre présente et discute.”

À cela s'ajoute une caractéristique rare dans le paysage médiatique : une forme d'horizontalité dans le travail journalistique qui est relativement nouvelle et intéressante et qui peut être un modèle pour la presse, en plus de favoriser une meilleure production de l'information.

Voxeurop: Reporterre a été créé une première fois en 1989. Qu'est-ce qui vous a poussé à lancer ce projet ?

En 2007, j'ai écrit “Comment les riches détruisent la planète”. Le livre expliquait l'articulation entre la question sociale et la question écologique, et à quel point elles sont indissociables. Pour montrer que ceci n’était pas seulement théorique, mais pouvait se lire au regard de l'actualité quotidienne, j’ai créé un site Internet, que j’ai appelé Reporterre, dont cela a été la deuxième naissance.

Durant ces années, toujours au Monde, j'ai fait vivre le site, comme un hobby, j’ai appris l'écriture Internet, je me suis familiarisé avec l'outil. Et puis, en 2012-2013, quand Le Monde m'a censuré et qu’il est entré en conflit avec moi, j’ai, avec des amis, fait passer Reporterre à l'échelle professionnelle, avec l'idée qu’il devienne un vrai site d'information et qu'on paie les gens pour produire cette information.

(Sur les raisons du départ du Monde de Kempf, on peut lire ses mots ici). 


L'avantage d'Internet, c'est que ça coûte beaucoup moins d'argent qu’imprimer et diffuser un journal papier. En 2013, Reporterre n'avait pas de salariés, seulement mon travail gratuit. Et puis, peu à peu, les dons ont commencé à rentrer, je faisais aussi des conférences sur mon bouquin et je demandais que les gens payent non pas moi, mais le site. On a commencé à avoir des petites subventions de fondations privées. J'ai pu commencer rapidement à payer quelques pigistes et à faire un CDD pour un journaliste. Le trafic a augmenté, les dons aussi, un cercle vertueux s'est enclenché tout de suite.

Votre essai Comment les riches détruisent la planète (2007) a été traduit en 10 langues. Sa version BD (Comment les riches ravagent la planète, Seuil), sortie à l’hiver 2024 en collaboration avec le dessinateur Juan Mendez, décrypte le rapport entre les inégalités sociales structurelles de nos sociétés et la crise climatique. Pourquoi ce livre ?

"Comment les riches détruisent la planète", a été un succès, il a été vendu rapidement à 30 000 exemplaires. 70 000 dans la durée, il se vend toujours – on est à la quatrième édition. 

 Kempf/Mendez, Comment les riches ravagent la planète, Seuil
“Les 50% les plus pauvres de la planète émettent en moyenne 1,6% des tonnes par an et contribuent à 12% du total. Le 40% du milieu émettent en moyenne 6,6 tonnes, ce qui représente 40,4% du total. Le 10% supérieur émet 31 tonnes (47,6% du total). Le 1% supérieur émet 110 tonnes (16,8 du total). L'inégalité des émissions de carbone au niveau mondial apparaît donc très grande: près de la moitié de toutes les émissions sont dues à un dixième de la population mondiale.” (source: WIL, 2022).
“Tu vas trop vite, Hervé !!”
Extrait de : Kempf/Mendez : Comment les riches ravagent la planète (Seuil, 2024).   

Ce livre a largement contribué à ce que ce l’on comprenne que la question écologique et la question sociale sont indissolubles. À l’époque – je simplifie – la gauche considérait encore l’écologie comme une question de “petits oiseaux” et les écologistes ignoraient ou sous-estimaient l’enjeu des inégalités. Il était vraiment nécessaire d’articuler la relation entre les deux thématiques. Et maintenant, je suis ravi que ce soit devenu un lieu commun.

Ce qu’il reste important d’expliquer aujourd’hui, et c'est pourquoi j'ai écrit la bd avec Juan Mendez, c’est que la question des riches et des inégalités ne concerne pas seulement les Musk, Bolloré et autres Arnault. Toutes les classes moyennes européennes y sont impliquées si l’on se place sur une échelle mondiale des revenus. De 40 % à 60 % des gens – dont moi, par exemple –, dans les pays européens, font partie des 10 % les plus riches au niveau mondial. L'enjeu n’est donc pas de “taper sur les riches”. Mais de réduire globalement les inégalités, en allant ensemble, dans les pays riches, vers plus de sobriété.

 Kempf/Mendez, Comment les riches ravagent la planète, Seuil
Ceux qui appartiennent au groupe de 1 % le plus riche émettent en moyenne 110 tonnes par personne. Et celles et ceux qui constituent la moitié la plus pauvre émettent 1,6 tonne par personne.
C’est pas mal, ton dessin, mais j’aurais plutôt mis du rouge pour les 1 % …”
Extrait de Kempf/Mendez : Comment les riches ravagent la planète (Seuil, 2024).   

Reporterre possède une ligne éditoriale qu’on peut qualifier de “forte”. Diriez-vous qu’il y a un rapport possible entre l'engagement politique et le métier de journaliste ?

Eh bien, il s’agit de deux choses totalement différentes. Un journaliste est quelqu'un ou quelqu'une qui prétend raconter le monde à ses contemporains. Et il va le faire avec la plus grande honnêteté possible en enquêtant, en allant voir, en vérifiant les faits, en cherchant les contradictions.

Après, on va expliciter une attitude : “Je regarde le monde, mais je ne prétends pas être objectif. Je le regarde d'un certain point de vue”. Ce point de vue, c'est la ligne éditoriale.

La majorité des journalistes et des médias ne définissent pas clairement leur ligne éditoriale. Nous, à Reporterre, on la définit en disant que la question écologique est la question politique essentielle du XXIe siècle. C’est à partir de celle-ci que nous essayons de raconter ce qui se passe.

Pour bien faire comprendre cela, je prends l'exemple de The Economist, qui est un très bon journal, et qui depuis sa naissance a une ligne éditoriale claire : elle considère que le libéralisme est un mode d'organisation qui permet que la société soit en harmonie, pacifique, prospère, etc. À partir de ce point de vue, ils racontent le monde. Et ils le font, généralement, très bien. Mais on sait d'où ils parlent.

La différence avec un engagement politique ? C’est quand j’assume une vision du monde et que je me reconnais dans telle doctrine politique ou tel parti politique, et que dès lors, j’agis sur la société en colportant les idées de ce parti ou de cette doctrine, et en tâchant de convaincre les gens ... et dans l'idée d'arriver au pouvoir.

Nous, comme journalistes, on ne veut pas arriver au pouvoir, et si les écologistes font des choses qui ne nous conviennent pas, on le raconte. Nous écrivons très peu de tribunes et j’écris très peu d'éditoriaux. On fait de l'information : on a une ligne éditoriale, un regard sur le monde et on l'assume. Ça s'appelle aussi un angle en journalisme.

Et il y a la question de l'indépendance. Comment l’assurer ?

C’est une question fondamentale qui garantit la qualité de l’information : Reporterre est indépendant. Nous sommes dirigés par une association sans but lucratif, il n’y a pas d’actionnaires, 98 % de nos revenus viennent des lectrices et des lecteurs. Et il s’agit de petits dons. Il n'y a pas de gros donateurs qui donneraient 10 000 euros ou 5 000 euros.

Y a-t-il une responsabilité du journalisme face à la crise démocratique que l'on est en train de vivre ?

Le “journalisme” n'est pas homogène. La responsabilité des journalistes, c'est de ne pas s'être battus quand les milliardaires ont voulu acheter leurs médias, c'est de ne pas s'être battus suffisamment pour leur indépendance. Donc la responsabilité des journalistes est grande.

On leur demande de respecter les principes fondamentaux du journalisme. Pour moi, le premier d’entre eux, c'est la liberté. J’ajoute cela à la définition du journalisme : être journaliste, c'est être libre et œuvrer pour la liberté. On doit être libre. C'est la liberté du journaliste qui garantit la qualité de l'information qu’il produit.

Je raconte le monde, peut-être que je le raconte mal, mais vous savez à partir de quelle position je le raconte et vous savez que personne ne m'oblige à dire ce que je vous dis. La voilà, la responsabilité des journalistes : c’est de se battre pour leur propre liberté et de se battre pour la liberté en général. Le prix qu'on devrait payer pour le privilège de faire ce métier passionnant, c'est se battre pour la liberté. Pour la nôtre, et par ricochet pour celle de la société.

Il y a aussi une impasse structurelle due à la crise de la presse. Comment la franchir ?

C'est un système économique, oui. Mais il y a des gens courageux. Comme Catherine André à Voxeurop, nous à Reporterre, les confrères et consoeurs d'Arrêt sur Images, de Mediapart … et toutes et tous les jeunes journalistes qui se battent pour créer des médias indépendants. La presse indépendante grandit. Elle pourrait inspirer les journalistes des médias asservis au capital. On fait face à des évolutions économiques constantes. Mais il faut continuer néanmoins à se bagarrer pour son indépendance par rapport à l'actionnaire.


La voilà, la responsabilité des journalistes : c’est de se battre pour leur propre liberté et de se battre pour la liberté en général


Reporterre a un modèle de fonctionnement assez horizontal qu’on ne retrouve pas souvent dans les médias. Comment cela marche-t-il ?

Il y a le conseil d'administration qui oriente l’ensemble et veille à l’indépendance et au respect de la ligne d’information sur l’écologie. Moi, je suis directeur de rédaction, avec un adjoint. Il y a un directeur général. Et nous avons organisé une “rédaction en chef tournante” : tous les 15 jours, un ou une parmi cinq ou six journalistes parmi les plus expérimentés se relaient pour assurer l’édition au quotidien, animer les conférences de rédaction, décider de l'organisation de la Une, etc. C’est un système original, qui marche très bien, et qui nous aide à faire grandir une culture de l’intelligence collective.

Au début, Reporterre était tout petit, donc je faisais tout. Et puis peu à peu, on a grandi. Moi aussi j'ai évolué, parce que je venais d'un univers, Le Monde, très vertical. Nous avons un mode de fonctionnement beaucoup plus horizontal, même si, parfois, la verticalité est nécessaire pour trancher les hésitations.

Le contexte européen reste important. C’est quoi l’Europe pour vous aujourd’hui ?

Je reste attaché à l'idée de l'Europe. D'autant plus en ce moment où on a une montée de l'extrême droite – pour ne pas dire du fascisme – qui veut casser l'Europe, et au passage, refaire des communautés séparées les unes des autres, porter une vision fantasmatique de l'Europe, et qui est raciste et fermée à l’extérieur.

Alors que, justement, l'idéal européen, notamment pour la France et l'Allemagne – je suis de l'est de la France, et très sensibilisé aux abominations qui se sont produites à la Première et la Deuxième Guerre mondiale –, c'est d'arriver à vivre ensemble en n'étant pas d'accord et en étant différents, mais tout en étant en paix et en faisant une œuvre commune. Et on en a plus que jamais besoin, quand on voit toutes les tentations de fragmentation, de nationalisme, de repli …

Je sais que c'est un idéal, mais on agit en fonction d'un idéal. Chez Reporterre, on travaille aussi par rapport à l'idéal d'un monde écologique, juste et, si possible, joyeux ! 

Le problème, c'est que l'Europe demeure dans une logique néolibérale. Il y a l'esprit de l'Europe, et puis il y a sa traduction politique, qui est très décevante.

🤝 cet article a été publié dans le cadre du projet collaboratif Come Together.

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