Il va de soi que la visite du Premier ministre irlandais, Micheál Martin (Fianna Fáil, centre droit), n’a pas autant attiré l’attention que celle de Volodymyr Zelensky ou d’Emmanuel Macron. Au lieu des sujets de premier plan comme la guerre en Ukraine ou l’avenir de l’OTAN, l’administration Trump s’est cette fois-ci attaquée à ce que le secrétaire au commerce des Etats-Unis, Howard Lutnick, appelle “l’arnaque fiscale” de l’Irlande. En effet, les multinationales américaines profitent des faibles impôts sur les sociétés qu’impose l’Irlande pour éviter de les payer dans leur pays d'origine.
Ce que l’homme d’Etat américain apprécie peu. “Ils ont toute la propriété intellectuelle de nos super technologies”, s’était plaint Lutnick au micro d’un célèbre podcast financier en mars 2024. “Toutes nos meilleures entreprises technologiques et médicales [s’installent] là-bas parce qu’il y a moins d’impôts et ne nous payent pas nous ; elles les paient eux. On doit y mettre un terme”.
L’Irlande avait déjà augmenté son impôt sur les sociétés le 1er janvier 2024, passant d’un attractif 12,5 % au minimum de 15 % imposé par l’OCDE, toujours suffisamment bas pour faire venir les multinationales dont l’économie irlandaise dépend (le taux européen moyen d’imposition sur les sociétés s’élevait à 21,3 % en 2024, selon la Tax Foundation, “légèrement en dessous de la moyenne mondiale”).
Comme l’explique Karla Adam dans le Washington Post, sans l’argent de cet impôt, l’excédent budgétaire irlandais de 21,9 milliards d’euros, le plus élevé d’Europe, se transformerait en déficit.
Les trois quarts de cet impôt proviennent de multinationales américaines ; l’administration Trump prévoit donc de relocaliser celles-ci. De plus, Lisa O’Carroll rappelle dans The Guardian que 80 000 emplois pourraient disparaître en Irlande en cas de guerre commerciale avec l’Union européenne.
Néanmoins, O’Carroll explique aussi que les profits restent beaucoup plus faciles à rapatrier que les emplois, du moins à court terme. “Côté manufacture”, précise l’économiste Dermot O’Leary à la journaliste, “il faut bien plus qu’un mandat de quatre ans pour trouver les sites [de construction], établir des plans, construire les usines et mettre en place un savoir-faire. En revanche, les choses peuvent aller beaucoup plus vite en ce qui concerne les profits et la propriété intellectuelle”.
L’économiste politique Aidan Regan décrit à O’Carroll l’instable système de transfert des bénéfices et d’exportations fantômes irlandais, qui pourrait bien partir en fumée si Trump passait ses réformes fiscales.
En effet, même si les données officielles suggèrent qu’environ 50 milliards d’euros de médicaments sont importés d’Irlande à travers le monde, Regan explique qu’une part substantielle de ceux-ci “ne touchent jamais le sol irlandais”, à cause d’une “pratique connue sous le nom de ‘transfert de bénéfices’, par laquelle une entreprise manufacture ses médicaments en dehors de l’Irlande en tout ou partie, mais comme la propriété légale ou intellectuelle se trouve en Irlande, les profits sont enregistrés là-bas”. D’après Regan, “on pourrait dire qu’une part représentant jusqu’à la moitié des revenus issus de l’impôt sur les sociétés en Irlande est volatile et se base, pour être franc, sur des exportations fantômes”.
Entraînement diplomatique
Comme l’a démontré le face-à-face entre Donald Trump et son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, la démocratie est un sport de combat pour l’administration américaine. Dans le National Post, un journal canadien conservateur, Michael Murphy décrit Micheál Martin se préparant pour sa rencontre “comme un boxeur avant un combat”. Et bien qu’il répertorie méticuleusement tous les moments où le Premier ministre irlandais a contredit des déclarations antérieures ou a acquiescé lorsque le leader américain débitait des semi-vérités, l’article de Murphy conclut que “le dirigeant irlandais a montré au monde comment gérer le président Trump”.
Scott Lucas, professeur irlandais en politiques internationales, s’adresse à Shawn Pogatchnik pour Politico Europe. D’après lui, dans des dossiers comme le conflit israélo-palestinien ou l’Ukraine, “l’Irlande ne peut pas se payer le luxe de proclamer ses principes à un moment de réel danger pour sa sécurité économique. […] Même pointer du doigt des faits objectifs s’avérerait risqué pour l’Irlande face [aux trumpistes]”.
En parlant de sports de combat, le combattant irlandais de MMA Conor McGregor a aussi représenté son pays à la Maison-Blanche pour la Saint-Patrick de cette année. Une visite somme toute assez “tranquille”, au cours de laquelle McGregor a pu librement attaquer la politique d’accueil irlandaise et le “racket” migratoire supposément en cours dans son pays natal. De quoi provoquer l’amertume des deux côtés de l’Atlantique, écrit Keith Duggan dans The Irish Times. D’autant plus quand on sait que le sportif a récemment été condamné pour viol par un tribunal civil irlandais. Pour Duggan, “ce serait naïf de croire que les équipes de Trump ne l’ont pas informé du jugement à l’encontre de McGregor à l’issue du procès pour viol tenu en novembre dernier à Dublin”.
“Drill, baby, drill”
Si ce genre d’interventions n’arrange guère l’image de la droite populiste sur l’île et à l’étranger, les trumpistes semblent bien pousser – ou autoriser – les gouvernements en place à réorienter leurs politiques énergétiques. Les conséquences, elles, pourraient être dévastatrices.
La décision, prise par le gouvernement irlandais, d’approuver l’importation de gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance des Etats-Unis a été prise quelques semaines seulement avant la visite de Martin. Comme le mentionne Daniel Murray dans le Business Post, “le gouvernement irlandais a abandonné son opposition officielle à l’importation de gaz extrait par fracturation, ouvrant la voie au GNL venant des Etats-Unis – le plus gros producteur mondial de gaz par fracturation – afin d’alimenter son nouveau terminal GNL public à 300 millions d’euros”.
Caroline O’Doherty note quant à elle dans The Irish Independent que la chute du parti écologiste irlandais (qui faisait partie de la coalition gouvernementale précédente) ainsi que la hausse du nombre de membres indépendants au parlement ont conduit à un “changement rapide de perspective” en matière d’énergies fossiles.
Dylan Murphy, du collectif Not Here Not Anywhere, affirme à O’Doherty que “cette décision risque d’inciter les entités commerciales à importer en Irlande des nouvelles énergies fossiles qui, selon des études récentes, ont une empreinte carbone 33 % pire que celle du charbon”. Dans un autre article, O’Doherty fait également état des efforts déployés par les professionnels de santé et les militants aux Etats-Unis pour décourager l’Irlande “d’importer [le produit de] leur souffrance”, en rapport aux dégâts environnementaux et aux risques sanitaires associés à la fracturation hydraulique.
De la Nouvelle-Ecosse à l’Alaska, de l’Irlande aux Pays-Bas, les incertitudes géopolitiques ont augmenté la pression et le soutien politique en faveur du forage. Dans un article pour Le Grand Continent, Aurélien Saussay prévient que choisir le GNL américain signerait l’abandon définitif des objectifs climatiques de l’Union européenne pour 2030. “En se précipitant sous le parapluie énergétique américain”, écrit-il, “l’Europe choisit de prolonger sa dépendance à une source d’énergie fossile encore moins compatible avec ses objectifs climatiques que ne l’était le gaz russe”.
L’Europe se retrouve donc face à un “trilemme” : “Comment garantir notre sécurité énergétique sans compromettre la décarbonation de notre économie ni limiter la disponibilité d’une énergie bon marché pour l’ensemble de la population et l’industrie européenne ?”
La seule réponse, défend Saussay, se trouve dans l’accélération du développement des énergies renouvelables. “Pour l’Europe, seule grande puissance à ne disposer d’aucune réserve d’énergie fossile significative sur son territoire, la transition énergétique est la clef de voûte de sa transition géopolitique : non seulement un impératif climatique – mais surtout la stratégie clé pour donner corps à l’autonomie stratégique”.
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