Idées Turquie-UE
Angela Merkel et Recep Tayyip Erdoğan.

Jeu de dupes sur les réfugiés

A l’issue du sommet du 7 mars, les Européens et la Turquie sont convenus que cette dernière reprendra les réfugiés arrivés en Grèce par son territoire, en échange d’une importante aide financière. Pour Cengiz Aktar, dont le journal a été fermé par Ankara, l’Union renonce à ses valeurs face à un régime sans scrupules.

Publié le 8 mars 2016 à 14:46
Angela Merkel et Recep Tayyip Erdoğan.

Ça serait passé presque inaperçu si lors du sommet UE-Turquie du 7 mars le Premier ministre turc n’en avait pas rajouté en demandant aux Européens le beurre et l’argent du beurre – le beurre étant la mise sous tutelle du gouvernement du groupe de presse Zaman le vendredi soir, deux jours avant le “Sommet Asile” de Bruxelles.
Le coup de force voire le chantage était osé. Ankara avait l’air de dire aux Européens “c’est moi qui dicte les conditions depuis l’automne dernier, vous devez vous y plier : doublement de la mise de 3 milliards d’euros supplémentaires pour accueillir les réfugiés renvoyés depuis la Grèce, redémarrage des négociations sur l’adhésion, suppression du visa Schengen au plus vite, en juin, pour 78 millions de ressortissants turcs ; quant aux questions des droits de l’homme, ce n’est pas votre affaire !
Les Européens se sont rendus extrêmement vulnérables vis-à-vis de la Turquie à partir du moment où ils ont fait la fausse hypothèse que la Turquie allait pouvoir stopper le flux migratoire vers l’Europe occidentale via la Bulgarie et la Grèce. C’était pendant la torpeur estivale. La Commission européenne, au service de Berlin, a obtempéré. Son président, Jean-Claude Juncker, a déclaré que la priorité, c’était la question des réfugiés et que tout le reste, et en particulier les massives violations des libertés fondamentales dans ce futur membre de l’Union, était désormais secondaire.
L’enjeu était de taille : Ankara s’est dépêché de faire du forcing tant que, Madame Merkel en tête, les Européens étaient demandeurs. En faisant croire qu’elle allait stopper les départs, la Turquie a pris quelques mesures style poudre aux yeux, mais elle n’a, bien évidemment, pas réussi à stopper quoi que ce soit.
Les chiffres sont éloquents. Tandis qu’en 2015 quelques 885 000 réfugiés, toute nationalité confondue ont traversé la mer Egée pour aller en Grèce, les deux premiers mois de l’année en cours plus de 120 000 ont réussi à passer à travers les mailles inexistantes des filets côté turc, filets qui devaient être en place depuis le précédent sommet sur les réfugiés du 29 novembre 2015.
Le problème, c’est que stopper un humain qui craint pour sa vie ou ne sent pas en sécurité dans son pays de premier asile, c’est mission impossible. A moins d’ériger des barrières infranchissables, comme en Corée du Nord. Les Syriens, pour ne parler que d’eux, sont bien entendu mieux lotis en Turquie que chez eux, mais ils ne voient aucun avenir en Turquie qui, à part sa générosité d’accueil, ne leur offre aucune perspective .
Il faut savoir que la Turquie n’a aucune expérience sérieuse en matière de politique d’asile, ayant mis une réserve géographique à la Convention de Genève de 1951 et s’étant du coup privée de la possibilité de développer des institutions pour le droit d’asile capables de gérer les situations d’afflux de masse. Ensuite, il s’est développé au cours des dernières années une “industrie” du trafic des êtres humains le long des côtes turques évalué à plusieurs milliards d’euros. On dit que des pans entiers d’oléiculteurs ont abandonné tout labeur pour profiter de cette manne. Difficile en effet d’arrêter tout ça du jour au lendemain, sinon jamais.
Alors quoi ? Les parties s’amusent à croire à des miracles tandis que les réfugiés continuent de traverser la mer. Les Européens se persuadant de l’efficacité turque, fortement mise à mal depuis le 29 novembre, et en rajoutent, avec les patrouilles maritimes de l’OTAN pour dissuader on ne sait qui. De son côté, Ankara rêve d’une “Europe sans visa” comme de l’argument électoral en or pour le président Recep Tayyip Erdoğan en quête du pouvoir absolu.
Ce que les Européens évitent de voir dans leur éperdue recherche d’une solution à la crise migratoire, c’est cette dérive fasciste depuis les protestations de Gezi mai-juin 2013. Une dérive qui s’est accentuée avec les accusations de corruption des sommités politiques en décembre 2013.
Depuis 2013, rien ne va plus et la Turquie d’Erdoğan est entrée dans une spirale de violence et d’autoritarisme où chaque violation de la loi appelle une violation encore plus grave pour dissimuler la précédente. Dissimuler au sens figuré mais aussi matériel, à travers le musellement de la presse. Il n’y a en effet aucune place pour une presse libre dans cet environnement répressif et le groupe Zaman est la dernière victime d’une série noire de mise sous tutelle de nombreux journaux et chaînes de télé, ainsi que de répression systématique des réseaux sociaux depuis 2013.
Le rang de la Turquie est éloquent. Pour Freedom House en matière de liberté de presse le pays se situe dans la catégorie “non libre” et pour la liberté d’Internet dans la catégorie “partiellement libre”.
Pour Reporters sans frontières, la Turquie est le 149ème sur 180 pays, derrière le Niger, le Libéria, la Zambie, le Mali et le Zimbabwe.
Et il s’agit là uniquement de la liberté de presse. Quant aux libertés fondamentales, inscrites dans la Convention européenne des droits de l’homme la Turquie n’est pas mieux lotie, rien qu’à juger par la guerre intestine qui a lieu dans le Kurdistan turc. En effet, elle est la championne 2015 pour les plaintes individuelles auprès de la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
En somme et pour conclure, le deal immoral que les Européens, les Allemands en tête, cherchent à conclure avec la Turquie n’aura qu’un seul aspect “positif” : il fait oublier à jamais la candidature et l’adhésion d’Ankara à l’Union. Sa demande de relancer les négociations avec Bruxelles est de la poudre aux yeux, car elle ne satisfait quasiment plus aucun critère pour l’adhésion, notamment en matière de droits de l’homme. Ne rien voir des exactions commises par la Turquie et continuer à discuter avec elle équivaut à la traiter comme un pays tiers et non comme un futur membre de l’Union, et constitue un renoncement aux valeurs démocratiques de cette dernière.
En revanche, l’accord comporte des surprises qui ne sauront tarder à se réaliser : à défaut de stopper les Syriens même en fermant les yeux sur les exactions du régime turc en matière des droits de l’homme, les Européens vont prochainement devoir accueillir des réfugiés turcs et kurdes fuyant ces exactions…

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