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Le journalisme, un métier de privilégiés  ? 

Y a-t-il un problème de classe dans le journalisme ? Cette question, provocatrice et rhétorique, repose cependant bien sur une réalité sociale : l'accès à la profession implique de nombreuses années de précarité, de travail mal rémunéré et de sacrifices que (presque) seuls celles et ceux qui possèdent le capital nécessaire – culturel, économique et social – peuvent se permettre.

Publié le 23 septembre 2025

L’accès au métier de journaliste, tout comme la carrière professionnelle, implique très souvent une longue et difficile période de précarité. D'autant plus, comme le racontait Sara*, pigiste italienne, dans la première partie de cette série, que le travail est souvent vécu comme une “mission”.

La précarité dans le monde du journalisme, du moins celle que nous avons constatée, est également liée à une vision identitaire de la profession : j'accepte d'être précaire, comme dans de nombreuses professions créatives, parce que je m'identifie à la profession, j'y crois au niveau des valeurs et je ferai donc tout pour m’y engager parce que je la considère comme une mission”, m'explique Alice Facchini, pigiste italienne et autrice d'une enquête sur la santé mentale de la profession en Italie pour IrpiMedia.

Esperanza* est une journaliste espagnole qui a accepté de témoigner : “J'ai essayé de mettre de côté ma motivation et ma vocation (pour le métier) et de les canaliser ailleurs, afin de ne pas m'accrocher uniquement au fait d'être journaliste. Je ne voulais pas que ma vie soit conditionnée par ma vocation”.

Après une expérience dans un autre secteur, Esperanza est revenue au journalisme. À la question de savoir s'il est possible en Espagne d'exercer ce métier indépendamment de sa classe sociale d'origine, elle répond : “Franchement, c'est très difficile si vous n'avez pas de parents qui peuvent vous soutenir pendant longtemps. La plupart de mes camarades d'université ont dû se consacrer à la communication et au marketing, ou ont passé beaucoup de temps à gagner leur vie grâce à d'autres emplois pour ‘investir’ dans leur carrière de journalistes. Cela m'est également arrivé : j’effectue beaucoup de travail de communication et de marketing. Faire du journalisme est un luxe”.

L’accès au métier : comment devient-on journaliste ?

On dit que celles et ceux qui se lancent dans le journalisme doivent être prêts à prendre des risques : passer du temps à faire des recherches pour proposer des sujets et des angles qui intéressent les rédactions, qui sont pertinents et originaux, voire prendre en charge les frais d'un reportage sans avoir la certitude de le “placer”. “On entend dire qu'au début, il est bon de passer par de la pige, de prendre des risques, etc. Mais si prendre des risques quand on en a les moyens est facile, le faire quand on ne sait pas comment payer son loyer n'est pas seulement compliqué, c'est impossible. Il est inconcevable de penser finir peut-être à la rue pour faire son travail”. C'est Sarah Ichou, directrice du Bondy Blog, un média indépendant français né à la suite des émeutes des banlieues françaises en 2005, précisément pour représenter les “quartiers populaires” et la voix des personnes qui y vivent, qui s'exprime ainsi.


 “Le vrai problème, que nous dénonçons depuis vingt ans, est celui de qui fait l’information” – Sarah Ichou, Bondy Blog


Bondy est l'une des communes de Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre et le plus jeune de la France métropolitaine. En marge de la conférence de rédaction (qui reflète la France d'aujourd'hui, en termes de voix, de couleurs, de vêtements et d'origines), Ichou me dit que “le vrai problème, que nous dénonçons depuis vingt ans, est celui de qui fait l'information. […] Lorsque, sociologiquement, les journalistes et les rédactions des médias ‘traditionnels’ commenceront à ressembler à la rédaction du Bondy Blog, nous aurons peut-être, au moins en partie, une solution”.

Selon Alessandra Costante de la Fédération nationale de la presse italienne (FNSI, le plus grand syndicat de journalistes italiens) : “Aujourd'hui, pour faire face à la pauvreté en attendant un contrat, il faut être issu d'une famille riche ou être à la charge de sa famille”.

Jana Rick est doctorante et chercheuse associée dans le cadre d'un projet financé par la Fondation allemande pour la recherche (DFG) intitulé “Prekarisierung im Journalismus” (“Précarisation dans le journalisme”) à l'université Louis-et-Maximilien de Munich. L'étude, réalisée entre 2019 et 2024, a porté sur un millier de journalistes en Allemagne. À la question de savoir si le journalisme est un métier de classe, Jana Rick répond : “Sur la base de nos recherches, nous affirmons que le journalisme est une profession que l'on doit pouvoir se permettre financièrement. Les journalistes (en particulier les pigistes) compensent la précarité du métier par les revenus de leur partenaire ou reçoivent le soutien d'autres membres de leur famille. Cela peut représenter une tendance où le journalisme devient une profession réservée à l'élite. Et cela constitue une menace pour la diversité dans le secteur des médias”.

En Autriche, explique Harald Fidler, du quotidien viennois Der Standard, le secteur des médias se diversifie, mais lentement : “Le début de carrière est souvent caractérisé par des stages mal rémunérés et du travail en freelance, qu'il faut pouvoir se permettre financièrement. C'est plus facile pour celles et ceux qui viennent de familles aux revenus plus élevés”. En outre, selon la dernière grande enquête réalisée dans le secteur en 2018/19 (Journalismusreport/Medienhaus Wien) : sur les 501 journalistes interrogés, 62 étaient issus de la migration (environ 12 %, alors que ce pourcentage est de 23,7 % dans la population totale).

L’accès à la profession : les écoles

La situation varie, parfois considérablement, selon les pays d'Europe. Dans certains, comme la France et l'Italie, suivre une formation scolaire est la voie royale, dans d'autres, on privilégie ce qu'on appelle “faire ses armes”. Dans tous les cas, la question du capital économique, social et culturel est centrale.

En France, il existe 14 Grandes écoles : des formations qui préparent au métier et dont les parcours sont reconnus par la Commission paritaire nationale de l'emploi des journalistes (CPNEJ). L'université ou un master public coûtent quelques centaines d'euros par an ; les écoles privées commencent à environ 7 000 euros par an.

Il en va de même en Italie, où, outre l'examen d'aptitude professionnelle de l'ordre, il existe des écoles : un master de deux ans dont le coût varie entre 8 000 et plus de 20 000 euros par an.

En Espagne, la voie d’accès à la profession semble moins structurée. Beatriz Lara, secrétaire de la section Presse et Communication du syndicat espagnol Confederación Nacional del Trabajo, explique à El Confidencial qu'une tendance se dessine selon laquelle “pour être un professionnel de l'information, il faut parfois payer des masters privés, souvent non qualifiants, qui coûtent entre 10 000 et 15 000 euros. Qui peut devenir journaliste si, pour entrer dans les médias, il faut payer entre 10 000 et 15 000 euros sans aucune garantie de pouvoir y rester ?”. De plus, ajoute Lara, “nous parlons toujours de la même classe sociale qui a accès à la profession et qui, en fin de compte, raconte la réalité. Ceux qui ont accès aux médias, ceux qui signent les articles ont un préjugé de classe très clair. Les personnes issues des classes inférieures n'ont pas voix au chapitre”.

On nous a dit que ce qui compte, ce sont les questions qui intéressent une classe sociale souvent aisée, avec un niveau d'éducation élevé et des relations politiques. Ce qui les intéresse devient l'actualité la plus importante de la journée. Si vous écrivez pour cette classe sociale, vous vous faites un nom en tant que journaliste, car c'est ainsi que la plupart des journaux ont structuré leur activité : en réalité, ils sont au service de cette classe sociale-là”. C'est ce qu'affirme Mazin Sidahmed, cofondateur de Documented – un média créé pour servir les communautés d'immigrés de New York – interviewé par Lighthouse Reports.

Privilèges et sélection

Claire* a 24 ans et a fréquenté l'Institut français de Presse (IFP), la plus ancienne école de journalisme de France. Dans sa classe, s'il y a une diversité d'origines “ethniques”, qui reste relative, me dit-elle, il n'y a pas de diversité de classe sociale. Elle m'explique que le concours d'entrée à l'école est “extrêmement difficile, extrêmement sélectif”, et que “beaucoup de gens passent par une prépa”. La “préparation” est une année d'études qui prépare au concours d'entrée dans ces écoles.

Il y a ensuite une situation spécifique à la France : le parcours scolaire en France est fondamental pour accéder à une carrière professionnelle. Savoir comment accéder à quelle école et pourquoi, signifie aussi étudier dans le bon lycée : “Dès le lycée, je savais déjà ce que je voulais faire, tant dans ma famille qu'à l'école, tout était clair”, car les règles du système sont claires pour tout le monde dans ce contexte, raconte Claire.

Claire a un père diplomate et une mère traductrice. Elle a vécu et fait ses études à l'étranger (notamment au King's College de Londres) et parle quatre langues. “Malgré les nombreux privilèges dont je bénéficiais, je n'ai pas pu fréquenter l'école que je souhaitais”, m'explique-t-elle en faisant référence à la complexité du concours d'entrée à la prestigieuse école de Sciences Po, qui était son premier choix.

Au cours de notre discussion, Claire insiste sur l'extrême sélectivité de ces concours : le nombre de personnes acceptées est “trop faible”, les exigences pour y entrer sont trop élevées, et ceux qui ont déjà un bagage culturel permettant d'y accéder bénéficient d'” avantages disproportionnés”. De plus, ajoute-t-elle, certaines écoles, en plus du concours, effectuent une sélection sur la base d'un dossier de présentation du candidat. Par exemple, ceux qui, comme elle, ont déjà effectué un stage ou travaillé dans les médias sont avantagés : “Sans mes parents, cela n'aurait pas été possible”.

Une solution pour la diversité dans les médias

En 2009, le Bondy Blog a créé la “Prépa égalité des chances”, en collaboration avec l'Ecole supérieure de journalisme de Lille (ESJ Lille), l'une des écoles les plus prestigieuses du pays. Cette formation “égalité des chances” est gratuite et ouverte aux jeunes issus de familles à faibles revenus : “Même si les chiffres relatifs à la réussite sont très positifs, cela ne signifie pas que le problème est résolu : l'intégration dans les rédactions reste très compliquée. Et une fois qu'on a acquis une certaine expérience, l'accès à certains postes à responsabilité reste très, très, très compliqué”, explique Ichou.

En France, une autre association s'occupe depuis 2007 de former des jeunes qui ont moins de chances d'accéder à ces écoles. Chaque année, grâce à environ 350 journalistes professionnels bénévoles, La Chance prépare environ 80 boursiers aux concours des écoles de journalisme de Bordeaux, Paris, Marseille, Toulouse, Strasbourg, Grenoble et Rennes. “Le concours est une étape obligatoire pour les aspirants journalistes qui souhaitent entrer dans une école. Le problème est que tous les jeunes n'ont pas les mêmes chances de le réussir. La durée et le coût des études découragent les plus modestes”, explique Baptiste Giraud, qui s'occupe de l'insertion des étudiants au bureau de Paris.


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La “prépa” La Chance est une formation gratuite “qui peut avoir lieu l'après-midi, le soir ou le week-end, selon les cas” poursuit Giraud. “Nous essayons de nous adresser aux étudiants des quartiers prioritaires de la ville, des politiques urbaines ou des zones rurales”.

Selon les données de l'association, en 2024, les étudiants qui ont participé aux formations proviennent principalement de familles dont les parents exercent des métiers dits “peu qualifiés” (agents d'entretien, agents de sécurité, aides à domicile, aides-soignants, chauffeurs) ; il y a ensuite des familles monoparentales et une forte représentation d'ouvriers (14,3 % des pères et 2,6 % des mères) ; les parents au chômage représentent 11,7 % des pères et 15,6 % des mères.

Pour que l'information soit de qualité, il faut des journalistes aux profils variés : le risque est celui de la reproduction sociale, d'avoir toujours le même point de vue représenté”, explique Giraud. En France, dit-il, “la situation est en train de changer. Mais elle est encore très, très loin d'être parfaite. […] J'ai de nombreux témoignages d'anciens étudiants qui ont effectué des stages dans des rédactions. Il y avait beaucoup de cas de discrimination, de racisme, d'homophobie, de harcèlement sexuel”.


“Pour que l’information soit de qualité, il faut des journalistes aux profils variés : le risque est celui de la reproduction sociale, d’avoir toujours le même point de vue représenté” – Baptiste Giraud, La Chance


En effet, quand on est confronté à la réalité, c'est comme ça. C'est un métier qui a beaucoup de mal à se renouveler, et c'est aussi un métier particulièrement précaire pour les personnes issues de milieux sociaux défavorisés, pour les personnes victimes de racisme. Cela dépend de plusieurs facteurs, mais c'est aussi dû au fait que, en particulier, de nombreuses rédactions ne publient toujours pas leurs offres d'emploi ; il est difficile de se faire une place, et encore plus quand on vient d'une classe sociale populaire”, ajoute Sarah Ichou.

Le paradoxe semble être que, pour devenir journaliste, il faut être issu d'un certain milieu social ; une fois que l'on a commencé à exercer ce métier, en revanche, le faible niveau de rémunération et la précarité des contrats sont la règle pour la plupart des travailleurs.

Cela est particulièrement vrai pour les pigistes, mais aussi pour celles et ceux qui ont un contrat, comme nous l'avons expliqué dans la première partie de cette enquête. Cela a également un impact sur le prestige social de la profession. Miteva*, pigiste en Croatie, le confirme : Les journalistes du pays font désormais partie de la classe ouvrière, à en juger par leurs revenus. Le salaire moyen actuel des journalistes en Croatie est inférieur au salaire net moyen général, qui, selon les données de l'Office croate des statistiques, était de 1 451 euros par mois en mai 2025. Les journalistes (freelance et salariés) sont sous-payés, ce qui influence sans aucun doute la qualité de leur travail. Le journalisme n'est pas considéré comme une profession prestigieuse – au contraire, l'opinion publique à l'égard des journalistes est assez mauvaise – donc celles et ceux qui peuvent se permettre de travailler pour moins d'argent n'entrent généralement pas dans la profession”.

Un exemple peu exemplaire
Rachid Laïreche est journaliste. Il est l'auteur d'un livre qui a fait débat en France, notamment parmi les professionnels de l'information, Il n'y a que moi que ça choque ? (Les Arènes, 2023) dans lequel il raconte son expérience dans la “bulle” des journalistes politiques, où il a passé huit ans pour Libération : un exercice d'autocritique qui dénonce le fonctionnement du journalisme politique caractérisé par le conformisme, une relation “malsaine” avec les responsables politiques et déconnecté des préoccupations des lecteurs.

Ce texte de Laïreche est excellent, à plusieurs niveaux : tout d'abord, parce qu'il permet de comprendre, de l'intérieur et sans fioritures, le fonctionnement du métier. Ensuite, parce que sa voix est une voix dissidente, mais qui provient en quelque sorte du chœur : Laïreche est devenu journaliste après être passé par le secrétariat de Libération, où il a travaillé plusieurs années comme standardiste. Laïreche vient d'un “milieu populaire”, il a des origines dans l'histoire de l'immigration française. Il représente (ou représentait) une classe de personnes qui, en France, souffre de fortes discriminations structurelles, d'histoires enracinées dans la mémoire coloniale et le racisme. Lorsqu'il me rencontre, non loin de la rédaction de Libération, il dit clairement qu'il n'est pas un exemple, mais “une anomalie” dans le système médiatique. Il insiste à plusieurs reprises sur le fait que son histoire ne représente pas la règle.

Son livre est intéressant car il soulève une autre question. À qui nous adressons-nous lorsque nous écrivons ? Comment exercer un métier qui s'adresse à tous et à toutes ? Qui aide tout le monde à comprendre le monde ? Laïreche raconte dans son livre que son frère lui a dit, en parlant de son métier, “tu n'écris pas pour des gens comme nous. Et “il a raison”, me dit-il. “Nous exerçons un métier qui touche tout et tout le monde”, et pourtant, dit Laïreche, “nous ne nous demandons jamais si nous travaillons bien, si nous sommes corrects. Je n'ai pas les réponses. Mais pourquoi ne nous posons-nous pas vraiment ces questions ?
🤝 Cet article a été réalisé dans le cadre du projet PULSE, une initiative européenne visant à soutenir les collaborations journalistiques transfrontalières. Les données ne sont pas toujours cohérentes ou comparables en raison des situations différentes des médias qui ont accepté de participer, ainsi que des différentes situations nationales. Le texte doit donc être compris comme un aperçu d'un malaise général répandu dans la profession en Europe, en particulier parmi les journalistes indépendants, et soulève la question d'une réglementation commune de leur statut.
🙏 Je remercie pour leur contribution (et leur patience) Lola García-Ajofrín, Ana Somavilla (El Confidencial, Espagne), Harald Fidler (Der Standard, Autriche), Dina Daskalopoulou (Efsyn, Grèce), Krassen Nikolov (Mediapool, Bulgarie) et Petra Dvořáková (Deník Referendum, République tchèque). Marta Abbà a également contribué à la collecte de documents.

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