Décryptage Médias et diversité

Les médias en Italie, bastions du “privilège blanc”

En Italie, les programmes d’actualité sont presque toujours menés par des hommes blancs issus d'un milieu privilégié. Et les obstacles abondent sur la route de ceux qui tentent de briser ce schéma, comme le rapportent deux journalistes italiens expatriés dans The Fix Media.

Publié le 9 février 2023 à 09:36

En Italie, l’actualité est affaire de journalistes blancs. C'est un fait bien connu et bien compris, qui vaut pour tous les médias – télévision, radio et numérique – tout en restant difficile à soutenir chiffres à l’appui, ceux-ci souffrant d’un manque de données sur leurs effectifs.

Les médias ne sont pas les seuls à blâmer : ajoutez à cela les lois sur la citoyenneté qui favorisent les Italiens à l’embauche et l'incapacité générale du pays à reconnaître les minorités, et vous voilà avec une profession où ne domine qu’une seule couleur de peau, et qu’un seul genre.

L’Italie, un exemple parmi tant d’autres

Ce n’est pas un problème propre à l’Italie ; le manque de diversité dans les salles de presse est répandu dans le monde entier. En 2020, les personnes non blanches travaillant dans la presse au Royaume-Uni comptaient pour environ 8 % des effectifs, soit encore moins que dans l'ensemble de la population active, où ce taux s’élevait la même année à 12 %. De même, au Canada, près de 75 % des rédactions entre novembre 2020 et juillet 2021 étaient composées de journalistes blancs. En 2019 aux Etats-Unis, seulement 21,9 % de la main-d'œuvre rémunérée dans le journalisme s'identifiait comme non blanche et seulement 6,5 % s'identifiait comme noire.

Mais ce qui différencie véritablement ces pays de l’Italie, c’est le fait que ceux-ci ont au moins enclenché un débat de société sur cette question – le manque de voix diverses dans les médias d'information étant connu pour influencer le processus éditorial. Aux Etats-Unis, ces questions ont suscité au fil des ans d’innombrables réflexions et débats.

Le manque de diversité dans les rédactions américaines est pointé du doigt dès 1972. A l’époque, seuls 4,2 % des employés de l'industrie de la presse et 1,5 % des reporters sont noirs. Au plus fort de la lutte pour les droits civiques des Afro-Américains, le récit de l’actualité fait par les médias passait donc inévitablement à travers le regard des Blancs.

Des hommes blancs qui expliquent et interprètent le monde

Le manque de données chiffrées complexifie l’explication de l'absence de journalistes italiens de deuxième génération. Mais repartons du début : en 2019, les étrangers résidant en Italie représentaient 8,7 % de la population totale – soit 5 250 000 personnes – selon les données de l'Institut national italien de la statistique. L'Italie compte aujourd'hui environ 60 millions d'habitants.


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Les lois italiennes sur la citoyenneté reposent sur le principe du “ius sanguinis” (droit du sang), donnant fondamentalement plus de droits aux petits-enfants et arrière-petits-enfants d'Italiens nés et élevés à l'étranger qu'aux enfants de migrants nés et élevés en Italie. Ceci, ajouté au fait que le recensement italien ne reconnaît pas les minorités, fait de la diversité dans les médias d'information un concept dont il est difficile de cerner les contours.

Les quelques données disponibles proviennent des efforts de l'Associazione Carta di Roma. Fondée en 2011, cette association a pour but “d'appliquer le code de conduite des journalistes concernant l'immigration, signé par le Conseil national des journalistes (CNOG) et la Fédération nationale de la presse italienne (FNSI) en juin 2008."  

Un rapport de l’association de journalistes Carta di Roma note qu’en 2020 que les personnes d'origine étrangère n’ont été présentes dans les débats télévisés diffusés aux heures de grande écoute que dans 1 % des cas. En outre, un autre rapport du Global Media Monitoring Project indique quant à lui qu'en 2020, les journaux télévisés diffusés en prime time ont été présentés par des présentateurs masculins dans 90 % des cas.

Handicap et parité

Par conséquent, le grand récit du monde qu’écrivent les journalistes est presque systématiquement le fait d’hommes blancs qui expliquent et interprètent l’actualité, qu’il s’agisse des discussions sur la migration à celles sur le changement des lois (actuellement très excluantes) sur la citoyenneté – influençant ainsi les perspectives de la population et jouant sur ses angoisses.

Dans un article pour Voci Globali, la journaliste Silvia Godano confirme qu’il n’est pas facile de savoir combien de journalistes issus de parents immigrés travaillent en Italie : "Quand on parle de diversité dans les médias italiens, on parle surtout d'égalité des sexes et de handicap”. Elle tempère : “Tant la Rai (Radiotelevisione italiana, la société nationale de radiodiffusion publique] que les groupes d'édition privés semblent n'avoir aucune stratégie en matière de diversité, que ce soit en termes de recrutement, de formation ou de programmation.


Le grand récit du monde qu’écrivent les journalistes est presque systématiquement le fait d’hommes blancs qui expliquent et interprètent l’actualité


En Italie, les journalistes de deuxième ou troisième génération n'apparaissent dans les médias d'information que lorsqu'il est question de couvrir leur pays d'origine ou de celui de leurs parents, même si leur parcours ou formation universitaire ne s’y prête pas du tout. D'une certaine manière, la pratique vise à les cataloguer, à les cantonner à un espace médiatique limité, couvrant uniquement des sujets que l'on qualifierait de "leur", comme la migration, la réforme de la citoyenneté ou le mouvement Black Lives Matter.

Oiza Q. Obasuyi est chercheuse et assistante de production au CILD, une ONG de défense des droits humains. "L'un des problèmes fondamentaux, à mon avis, concerne les rédactions. Vous ne pouvez pas prétendre parler de diversité ou d'inclusion si vous ne tenez pas compte du fait que les rédactions restent 'blanches' et que souvent, lorsque nous parlons de questions où les personnes concernées sont des migrants, des réfugiés ou des Italiens d'origine étrangère, elles sont exclues du débat ou de la collaboration à la rédaction d'articles", explique-t-elle.

"L'implication de ces personnes est cruciale si nous voulons obtenir un changement dans les médias", ajoute la chercheuse. Mais de plus en plus d’obstacles barrent la route vers une telle évolution.

Les chiens de garde de la profession

L'un des principaux obstacles pour les journalistes italiens non blancs – ainsi que pour les Italiens blancs qui ne sont pas issus d'un milieu privilégié – reste l'accès à la profession. Dans le pays, celui-ci est réglementé par l'Ordine dei Giornalisti (l’Ordre professionnel des journalistes), une institution dont les racines remontent au régime fasciste (1922-1945) ; son prédécesseur, le registre des journalistes, ayant été fondé dans les années 1920 pour réglementer la profession à la racine.

D'une certaine manière, l'Ordre fonctionne toujours comme une barrière empêchant de nombreuses personnes d'accéder au métier. "Nous sommes le seul pays européen qui a un Ordre des journalistes, et pour y adhérer, en tant que professionnel ou en tant que publiciste, vous devez faire de grands sacrifices", explique Leila Belhadj Mohamed, journaliste indépendante et podcasteure à The Fix Media. "Pour devenir un professionnel, il faut un master que les personnes issues de l'immigration ne peuvent objectivement pas se permettre."

Les sacrifices mentionnés par Belhadj Mohamed incluent des retards de salaire de plusieurs mois, et des taux de rémunération très bas par rapport à d'autres pays européens. "Nous nous sommes souvent plaints de la manière dont certains contextes et communautés sont racontés, comment cela est fait de manière très superficielle, que nous parlions de nouvelles ou de géopolitique. En ce qui concerne les difficultés d'accès au monde de l'information pour les personnes issues de l'immigration, j'ajouterais que c'est aussi une question extrêmement classiste."


Ethnie, classe, genre, âge : le défi que représente pour les voix non-Blanches l’accès aux médias italiens est extrêmement intersectionnel


Pour Belhadj Mohamed, la profession nage dans son entre-soi : "Il y a un problème générationnel, un problème de genre, de classe, parce qu'il n'y a pas de roulement dans les rédactions. Ce problème devra, tôt ou tard, conduire au nécessaire démantèlement de l'Ordre. L'Ordre a créé un lobby de l'information, transformant cette activité en un travail pour les riches, et cela ne doit pas être le cas".

Adil Mauro, journaliste indépendant et podcasteur, lui emboîte le pas : pour lui, le manque d'implication de voix diverses a une influence directe sur le type de récits qui imprègnent les médias. "Je crois que la question de la diversité dans l'information italienne est fondamentalement un problème de classe, elle ne touche pas seulement les personnes issues de l'immigration, mais toutes les personnes issues d'un milieu non privilégié", dit-il. "Je crois que c'est l’obstacle le plus important, qu’incarnent les groupuscules, les bulles et les cercles fermés de personnes qui ont fréquenté les mêmes écoles et universités, qui se connaissent toutes et qui sont issues de la classe moyenne supérieure ou supérieure. Ecrire en tant que journaliste est un luxe que peu peuvent se permettre, et les personnes issues de l'immigration ont plus de mal que les autres à se l’offrir."

"Le journalisme et l'écriture ont un rôle politique et social capital, et l'idée qu'ils ne puissent être accessibles qu'à un petit nombre de personnes me blesse profondément”, soupire Mauro. “Car les personnes au regard non blanc luttent pour trouver un espace et sont mal racontées par ceux qui n'ont pas le capital culturel, l'empathie et la volonté d'étudier et de s'informer", ajoute-t-il.

Dans cette lutte pour faire de la place à des voix plus diverses dans l'actualité italienne, un certain nombre de personnes commencent à mener le combat contre la discrimination.

Des signes encourageants de changement

Ces derniers temps, de plus en plus de voix non-Blanches se font entendre et tentent de trouver leur espace dans les médias italiens ou d’en créer de nouveaux.

La dernière née de ces voix est DOTZ, un média indépendant fondé par la journaliste Sara Lemlem. Lemlem et la plupart des membres de la rédaction de DOTZ se sont rencontrés lors d'une campagne intitulée #cambieRAI ("change Rai"). Cette campagne visait à critiquer le radiodiffuseur public pour avoir autorisé l'utilisation du mot “negro” dans une émission, le tout sans hésitation et contre les règles bannissant le langage raciste dans le média.

"Ce fut un moment fort en Italie, parce que ce mot avait été utilisé en direct à la télévision publique [et personne ne s'est jamais excusé pour cela, ce qui] a généré une forte vague d'indignation comme je n'en avais jamais vu auparavant dans le pays", se souvient Lemlem. "Nous tous DOTZ], même si je suis la seule personne noire ici, nous nous sommes sentis touchés par l'utilisation du mot ‘negro’, et avec beaucoup d'autres personnes en Italie et ailleurs, nous nous sommes réunis en ligne et avons construit une réponse collective à la Rai."

C'est à partir de cette campagne que l'idée de DOTZ a émergé et, comme le souligne Lemlem, la rédaction peut se consacrer entièrement au travail journalistique. En tant que femmes n'appartenant pas à des milieux privilégiés et ne pouvant se permettre de travailler dans la presse sans être rémunérées, les salariées de DOTZ ont bénéficié du soutien d’une subvention du Fonds culturel européen.

Une nouvelle génération arrive en Italie : “Je pense à des projets éditoriaux comme DOTZ ou Colory, créés par des personnes d'origines diverses et nées pour présenter un type d'information qui adhère à la réalité italienne, qui, malgré ce que le mainstream a tendance à montrer, n'est pas uniquement Blanche", explique Obasuyi du CILD. D’autres médias émergent peu à peu pour proposer une nouvelle vision du monde, comme Griot Mag, Afroitalian Souls et We Africans United.

"Les jeunes Italiens sont aujourd’hui d’origines différentes et ne se reconnaissent pas dans les médias italiens, ou ne se sentent pas représentés par eux. Il est essentiel de prêter attention aux nouvelles initiatives qui naissent de ceux qui sont systématiquement exclus d’un débat qui les concerne de toute façon, si le but est de changer les choses", ajoute la chercheuse.

Il y a bien quelques histoires de changement inspirantes et prometteuses dans les médias italiens, mais elles sont encore loin d'avoir eu un impact significatif.  "Nous devons faire davantage pour encourager et soutenir ces groupes diversifiés dans le journalisme, promouvoir des accès alternatifs, qui ne sont pas liées à un diplôme, et encourager les employeurs à recruter dans ce vivier de talents", déclarait en 2021 Joanne Butcher, directrice générale du Conseil national pour la formation des journalistes (NCTJ), à propos du rapport concernant la diversité dans le journalisme par l’organisation la même année. "Les apprentissages, les cours de base et les initiatives comme le Community News Project deviennent de plus en plus importants."

Ethnie, classe, genre, âge : le défi que représente pour les voix non-Blanches l’accès aux médias italiens est extrêmement intersectionnel. Mais ce qui est certain, c'est que le chemin vers la création de nouveaux espaces et la prise en main du récit médiatique est  aujourd’hui un peu plus ouvert, et que beaucoup l’empruntent désormais.

👉 L'article original surThe Fix Media.

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